Gabriel Jacques de Saint-Aubin (French, 1724 - 1780 ), Louis XVI and Marie-Antoinette Crowned by Love, 1775, red chalk, black chalk, pen and black and gray ink with watercolor and gouache, heightened with white gouache on laid paper, Samuel H. Kress Collection

Louis XVI, Marie-Antoinette et Cupidon, peints dans ce tableau de Gabriel Jacques de Saint-Aubin en 1775.

National Gallery of Art / images.nga.gov / Samuel H. Kress Collection

L'amour était-il trop révolutionnaire pour la Révolution? Après les trois longs siècles de l'âge classique, où l'ordre sexuel a régné, le souffle de 1789 aurait pu libérer les corps autant que les esprits, abolir l'ancien régime conjugal qui, depuis le début de notre histoire, réprime la sexualité et les sentiments, et faire rêver d'un monde où hommes et femmes noueraient des relations plus tendres, plus équitables.

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Un temps, on y a cru... Puis ce furent la Terreur et la Vertu, arme secrète des oppresseurs. L'historienne Mona Ozouf raconte comment la Révolution, par essence ennemie de la vie privée, s'est retournée contre les femmes et pourquoi la République de l'amour n'a pas pu voir le jour.

Les relations entre les hommes et les femmes auraient pu bénéficier du bouillonnement des idées, de l'esprit de liberté et d'égalité de 1789. Pourtant, il semble bien que l'amour et la Révolution n'aient pas fait bon ménage, n'est-ce pas?

Alain le disait à propos de la Russie, toute révolution est un envahissement de l'existence par la vie publique, et donc un rétrécissement de la vie privée. Le commerce galant des sexes, le flirt, le goût de la conversation, la mixité dans les salons, tout ce qui faisait le charme de l'Ancien Régime et favorisait l'éclosion du sentiment amoureux, ont été combattus par les révolutionnaires. Pour eux, ces moeurs évoquaient les intrigues, les dépravations, et les manipulations occultes des femmes.

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Olympe de Gouges, qui plaida pourtant pour les droits de la femme, a cette formule extraordinaire: "Il faut rompre avec l'administration nocturne des femmes." Autrement dit, avec le pouvoir du lit. La Révolution a tué les échanges. La civilité des manières et de l'esprit a été remplacée par une forme d'idéal héroïque, viril, reviviscence de l'idéologie spartiate ou romaine. En d'autres termes, les gens ne pensaient pas à l'amour. Ils avaient la tête ailleurs, aux affaires de la République. Du moins, officiellement.

En allait-il autrement dans le privé?

Il est difficile de le savoir, car il nous reste peu de traces de la vie privée des gens ordinaires. Quant aux Mémoires des hommes et des femmes célèbres, ils ne traitent guère de l'intimité. Il y a une jolie exception: celle de Mme Roland qui, en prison, dans l'attente de la guillotine, s'interroge enfin sur ses sentiments à l'égard de son mari. Que dit-elle sur cet époux tutélaire, protecteur, savant, dont elle parlait jusque-là avec vénération? "Ce vieillard philosophe m'impressionnait tellement qu'à mes yeux il n'avait pas de sexe!" Et dans sa geôle elle continue de travailler, munie d'un dictionnaire d'anglais, en contemplant le portrait de Buzot, qu'elle adore. Elle oublie la vie politique, pour se réfugier ailleurs: dans l'amour, qui est une autre patrie.

Avant que la Révolution n'éclate, on l'a vu avec Jacques Solé, le mariage d'amour a pourtant commencé à faire son chemin, du moins dans les classes populaires...

Une revendication de mariage d'amour court tout au long du XVIIIe siècle. Songez à Diderot, à la Nanine de Voltaire ou à toutes les héroïnes de Marivaux... Dans les milieux populaires, où les intérêts comptaient moins et où les jeunes se fréquentaient, le sentiment commençait à prendre sa place dans le mariage. Mais pas dans les milieux éclairés des Lumières. Deux exemples le montrent.

Dans Les Liaisons dangereuses, de Choderlos de Laclos, la petite Cécile de Volanges revient chez elle au sortir du couvent et trouve une grande agitation: des ouvrières, des couturières... "Songerait-on à me marier?" se demande-t-elle.

Un carrosse s'arrête devant le château et une servante vient la quérir, à la demande de sa mère. La voilà tout affolée. Serait-ce le futur mari? Cette oie blanche aborde le mariage dans une ignorance absolue de ce qui l'attend durant sa nuit de noces et même de l'identité de celui qu'elle trouvera dans son lit. Jusqu'à ce que Valmont la déniaise... Autre exemple, celui de Mme d'Epinay.

L'amie de Rousseau...

Cette femme-là se donne un mal de chien pour faire un mariage d'amour, refusant des hommes qui lui déplaisent. Elle connaît une lune de miel torride, qui choque son entourage... Et puis, l'affaire achevée, le mari revient au code aristocratique du mariage: estimant qu'il a fait ce qu'il devait faire, il prend des maîtresses. Elle tempête, pleure, se désespère. Jusqu'à ce que sa mère intervienne pour lui demander de... présenter ses excuses au mari triplement adultère.

Pour Rousseau, il n'y a pas de devoir conjugal

Tel est l'amour au temps des Lumières: on revendique une union avec du sentiment, mais on en reste au mariage de pur arrangement et aux habitudes masculines aristocratiques. La Révolution ne va rien changer à cela. Ces moeurs parviendront telles quelles jusqu'au XIXe siècle. Quelqu'un, pourtant, va frapper les esprits: Jean-Jacques Rousseau.

Avec sa Nouvelle Héloïse?

Oui. Pour Rousseau, l'homme et la femme n'ont pas la même vocation, et cette dissymétrie fait le bonheur de l'un et de l'autre. La femme a, ancrés en elle, un goût de plaire et une pudeur naturelle. C'est en vainquant cette pudeur que les amoureux trouvent tous deux la volupté: la pudeur est constitutive du plaisir... Plus important, Rousseau déculpabilise la sexualité féminine: Julie couche avec Saint-Preux, mais elle reste vertueuse. Fidèle à sa promesse initiale, elle n'oublie jamais ce premier amour, tout en construisant une vie rayonnante avec l'homme imposé par son père, situation que comprenaient bien les femmes de cette époque-là.

Pour Rousseau, il n'y a pas de devoir conjugal: une femme n'est pas tenue d'obéir au désir de son mari, idée incroyablement moderne. Plus encore: le consentement mutuel est la base de tout engagement amoureux. La conséquence est évidente: si consentement il y a, il peut être repris. Le divorce devient légitime.

Ce sera l'une des grandes lois adoptées par les révolutionnaires, en rupture totale avec le principe du mariage chrétien "indissoluble" qui régnait jusque-là.

Oui. Grâce à Rousseau et aux philosophes du XVIIIe, une porte va s'ouvrir. On s'est opposé au despotisme des rois? Eh bien, on va résister à celui des pères et des maris! La famille, proclame-t-on, doit être régie par les mêmes lois que la nation: liberté et égalité. On crée donc le mariage par contrat civil, "gloire cachée de la Révolution", comme le dit le juriste Jean Carbonnier. Désormais, le mariage est laïque, il repose sur le libre consentement de deux volontés.

Unis devant la loi et non plus devant Dieu...

Changement fondamental! Quant au divorce, il est d'une incroyable libéralité. On peut divorcer par consentement mutuel (en moins de deux mois), pour incompatibilité d'humeur (six mois) ou pour démence, condamnation pénale, abandon, absence, dérèglement des moeurs, émigration, sévices ou crimes... Et l'épouse y a droit autant que son mari! C'est la loi la plus libérale que l'on puisse imaginer, qui, pour la première fois, donne une chance d'inventer un couple égalitaire. "Le divorce est le père des égards mutuels et du mariage heureux", dira Chaumette, pourtant antiféministe notoire. Sur ce point au moins, la Révolution n'a pas été insensible à l'amour. Ni aux femmes.

Vont-elles saisir leur chance?

Quantité de femmes se précipitent dans la brèche pour fuir un mari indésirable... Mais ce n'est pas si simple. Regardez Delphine, l'héroïne de Mme de Staël: veuve d'un fervent défenseur des idées révolutionnaires et éclairées, elle s'éprend d'un médiocre asservi aux préjugés, qui finit par épouser une dévote. Après mille rebondissements, Delphine entre au couvent, prononce ses voeux, l'amoureux est fusillé par l'armée révolutionnaire, et elle s'empoisonne. Ces deux êtres-là auraient pourtant pu se délier l'un et l'autre: le divorce est désormais légal, les voeux monastiques peuvent être résiliés. Ils auraient pu vivre ensemble, heureux. Mais ils ne le font pas.

Pourquoi?

Parce que l'on exerce mille pressions sur eux, parce que l'opinion publique, elle, n'a pas changé. Cette législation révolutionnaire était très en avance sur les moeurs. Comme le dit Saint-Just, "le bonheur est une idée neuve en Europe". Non seulement les deux amoureux sont malheureux, mais la liberté nouvelle les rend responsables de leur malheur. Mme de Staël l'a bien compris, pourvoir les êtres d'autonomie produit un effet pervers: cela rend leur angoisse de vivre ou leur mal-être encore plus difficile à accepter. Si la Révolution change quelque chose à la vie privée, c'est que, désormais, chacun en est comptable.

Le Code civil redonnera la supériorité au mari.

Auparavant, si on la ratait, on pouvait se dire "c'est la faute de mon père ou de mon mari". Dorénavant, elle devient un enjeu personnel... Mais tout cela ne durera pas: Thermidor portera un premier coup à la loi sur le divorce en supprimant l'incompatibilité d'humeur et le consentement mutuel, et, plus tard, le Code civil redonnera la supériorité au mari.

La porte entrouverte sur la liberté d'aimer va vite se refermer. En 1794, Robespierre veut instaurer un gouvernement fondé sur la Terreur et la Vertu. Petit à petit, la Révolution réglemente la vie intime...

Toute révolution tente de se prémunir contre les déviances et de codifier les relations humaines. Saint-Just s'y essaie dans les Fragments sur les institutions républicaines: tout couple marié depuis sept ans qui n'a pas d'enfants doit se séparer. Il faut déclarer officiellement ses amitiés. Il n'y a plus de vie intérieure, pas d'intimité des sentiments. Or, qu'est-ce qui dérange le plus cette codification des rapports humains? L'amour, bien sûr! L'amour, cette relation non préparée, non négociée, spontanée, qui peut tout bouleverser! L'amour est inacceptable pour qui veut réglementer la vie privée. L'amour est l'ennemi de la Révolution.

L'amour et, finalement, les femmes...

Oui. Alors qu'au début de la Révolution les femmes demandaient à figurer dans les cortèges comme citoyennes et guerrières, elles sont maintenant invitées à défiler au bras de leur mari, de préférence enceintes. On est retombé dans les poncifs de la maternité! "Nul n'est bon citoyen s'il n'est bon époux", disent les Jacobins. La moralité conjugale devient un test de moralité civique et patriotique. Entre les femmes et la Révolution, le fossé est profond.

Madame de Staël

Portrait de madame de Staël

© / François Gérard, 1802/Wikimedia Commons

La Révolution veut faire triompher les sentiments imposés sur les sentiments naturels, spontanés, comme la tendresse, la compassion, l'affection. Robespierre "donne" à la patrie son vieux camarade de collège, Camille Desmoulins: il le dénonce. Or, du plus profond d'elles-mêmes, les femmes refusent cet "intérêt suprême", qu'il soit celui du "salut public", de la patrie, ou, plus tard, du parti... Mme de Staël a beau être républicaine, elle s'insurge contre l'infâme procès de la reine.

Les femmes s'opposent à la Révolution au nom d'une certaine idée de l'humanité et de l'amour, en somme.

Leur résistance est d'abord religieuse: elles refusent d'assister aux messes des curés jureurs, abritent les prêtres réfractaires. Les révolutionnaires y voient un signe de l'émotivité féminine et d'autres fadaises... Ils ne comprennent pas que les femmes sont toujours du côté de ce qui dure -ce sont elles qui entretiennent les liens familiaux, qui tiennent la comptabilité du lignage- et qu'elles éprouvent un rejet viscéral de la férocité. Les féministes, qui prétendent aujourd'hui que la Révolution française a exclu les femmes, se trompent: les femmes sont devenues hostiles à la Révolution.

Déçues, écoeurées, elles sont rentrées à la maison, en formulant le voeu que la politique n'atteigne pas leur foyer! La Révolution a ainsi tué la mixité. Elle a séparé les sexes. Il en restera des traces bien plus tard. Musset le dira dans La Confession d'un enfant du siècle, Rémusat le notera dans ses Mémoires: après la Révolution, les salons sont devenus bicolores. Au fumoir, les hommes, en noir, qui parlent des affaires de la nation; au boudoir, les femmes, en blanc. Et, dès 1800, Mme de Staël préviendra: pour que la république s'installe en France, il faudra qu'elle intègre les femmes, qu'elle rompe avec le modèle jacobin et spartiate.

Pourtant, la Révolution passée, le romantisme s'impose. L'influence de Rousseau réapparaît...

Louis Sébastien Mercier le constate dans son Tableau de Paris, en 1798: on voit partout des femmes portant leurs enfants dans les bras, ce qui ne se faisait pas auparavant, comme si, dit-il, l'instinct de maternité avait gagné les Françaises. Quelque chose, en effet, a changé. Mais le romantisme est une défaite, car il réintroduit la dissymétrie entre les sexes et revient sur la déculpabilisation de la sexualité opérée par Rousseau. Les héroïnes romantiques se diviseront en deux catégories: d'une part, les anges de pureté, telle Mme de Mortsauf, dans Le Lys dans la vallée, qui meurt de son angélisme et de ses désirs refoulés; d'autre part, les perverses, les perfides, comme lady Dudley dans le même ouvrage. La dichotomie sera complète chez Balzac.

Finalement, l'amour, et les femmes, n'ont pas gagné grand-chose avec l'épisode révolutionnaire.

Au début de la Révolution, on a nourri toutes sortes de rêves d'égalité amoureuse et civique. Mais ils ont été recouverts par la chape du Code civil et des restaurations. "C'est l'éteignoir!" a dit Stendhal. Sur le long terme, je pense pourtant que les femmes ont gagné entre 1789 et 1792, avec la législation révolutionnaire du mariage, du divorce, des droits successoraux, et l'idée de leur rôle fondamental dans l'éducation citoyenne des enfants, qui plaide pour une nouvelle mixité. A terme, la relation amoureuse a également progressé: malgré tout, la Révolution a tracé l'esquisse d'un monde où les relations humaines peuvent être autres. Il faudra attendre pour cela plus d'un siècle, mais l'idée est semée.

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>> Extrait du Grand Format numéro 18, L'amour au fil des siècles, juillet-août-septembre 2016, en kiosque actuellement, 6,90 euros.

Une du hors-série "L'amour au fil des siècles"

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