Menu
Libération
Surveillance

Ecoutes : une plateforme, de multiples plantages

Perte de données, problèmes d’authentification… la Plateforme nationale des interceptions judiciaires, qui doit devenir le dispositif unique des enquêteurs au 1er janvier, n’est toujours pas au point.
par Pierre Alonso
publié le 7 août 2016 à 19h51

Il y a encore de la friture sur la ligne. Alors que la lutte contre le terrorisme mobilise les forces de sécurité intérieure à un niveau jamais atteint, les écoutes judiciaires continuent de connaître des avaries techniques. Les 25 et 26 juillet, les demandes de nouvelles interceptions par la police n’aboutissaient pas. En cause : un bug dans les signatures électroniques qui permettent aux officiers de police judiciaire d’authentifier leurs demandes.

Ces signatures jouent un rôle crucial depuis le lancement du nouveau système d'écoutes, la Plateforme nationale des interceptions judiciaires (Pnij), qui a entraîné la dématérialisation de toutes les procédures. Policiers, gendarmes et douaniers doivent s'identifier à l'aide d'une carte agent, qui «comporte une capacité de signature électronique permettant de signer des réquisitions ou des procès-verbaux dématérialisés», expliquait en 2014 Richard Dubant, le responsable de la Pnij au ministère de la Justice.

Contacté, le cabinet du garde des Sceaux affirme «avoir connaissance» de cet incident et indique qu'il s'agit «d'un problème interne au ministère de l'Intérieur». La technologie des signatures est pilotée, côté police, par le Service des technologies et des systèmes d'information de la Sécurité intérieure, qui dépend de la Place Beauvau. Joint à son tour, le ministère de l'Intérieur nous a renvoyés vers la chancellerie…

«C’est tellement lourd !»

Les difficultés rencontrées en juillet ne sont pas les premières et ont déjà fait l'objet d'ateliers entre les acteurs de la Pnij et le ministère de l'Intérieur, sans parvenir, à ce jour, à trouver une solution pérenne. «C'est un énième plantage. Il y en a tous les jours !» s'emporte Christophe Rouget, du Syndicat des cadres de la sécurité intérieure (SCSI), très remonté contre la Pnij. Au-delà de ce bug, pas directement imputable à la plateforme gérée par l'industriel Thales, le syndicat a recensé des dizaines de fonctionnalités défaillantes : «Le forum dédié aux uti lisateurs de la Pnij est rempli de messages [d'officiers de police judiciaire] qui ont des problèmes. Là où on mettait dix écoutes hier, on en utilise que deux ou trois aujourd'hui avec la Pnij. C'est tellement lourd !» raconte Rouget.

Les critiques ne viennent pas uniquement des rangs syndicaux. Le sénateur Les Républicains de l'Aisne, Antoine Lefèvre, parle d'un «problème de fiabilité» de la Pnij. Il dresse ce constat après avoir réalisé de nombreuses auditions sur le sujet dans le cadre de la commission des finances : «La plateforme connaît régulièrement des petits bugs, des liaisons coupées ou autre qui peuvent faire perdre le travail de plusieurs semaines.»

Le 10 mars, les grands patrons de la police et de la gendarmerie s'en étaient plaints, main dans la main, à leur autorité de tutelle, le ministre de l'Intérieur. Dans un courrier commun, que le Canard Enchaîné avait évoqué et dont Libération a aussi obtenu copie, les deux directeurs s'alarment des «importants dysfonctionnements» de la Pnij et préviennent : «La multiplication des ralentissements et des coupures réseaux constatées ces dernières semaines, les cas de pertes partielles ou complètes de données, ou de retards dans les interceptions, ont conduit progressivement les services d'enquêtes à se désengager ou à limiter l'usage de [la Pnij] en recourant aux précédentes méthodes.»

Des services particulièrement exposés, à l’instar de la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire (Sdat), ont depuis reçu pour consigne de rebasculer sur la Pnij, malgré son fonctionnement chaotique. Dans l’enquête sur l’assassinat du père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray, les policiers ont constaté avec effarement que deux SMS interceptés avaient été perdus. C’est en épluchant les factures détaillées de leurs cibles que les enquêteurs s’en sont rendu compte. S’ils ont pu les récupérer, les hommes de la Sdat se sont vivement émus d’un tel manque de fiabilité…

«Pas à la hauteur»

D'autant plus que ce plantage est loin d'être le premier. Fin 2015, le ralentissement sévère de la plateforme pendant deux jours avait permis aux enquêteurs de découvrir que le support technique de Thales n'était joignable que les jours ouvrables, pendant les heures de bureau. Et le 14 mars, Libération dévoilait qu'une importante panne avait interrompu, quelques jours plus tôt, des centaines d'écoutes, poussant Thales à débrancher la plateforme pendant vingt-quatre heures pour la relancer.

Face à la multiplication des plantages, le Premier ministre a décidé au printemps d'une «mission d'inspection technique». Un audit dont le premier rapport, comprenant un retour d'expérience des utilisateurs, devait lui être rendu dans les prochains jours. Des propositions seront ensuite formulées pour améliorer le système. Matignon a mandaté un organisme qui dépend de Bercy - le Conseil général de l'économie, de l'industrie, de l'énergie et des technologies - pour piloter la réflexion que l'exécutif veut ouverte. Y compris à propos de l'hébergement de la plateforme.

Actuellement, les données sont stockées dans un bunker, vanté pour sa sécurité par son propriétaire, Thales, qui l'a enfoui sous son site d'Elancourt, dans les Yvelines. Confier des informations aussi sensibles, couvertes par le secret de l'instruction, à un acteur privé a provoqué des remous, que la précédente garde des Sceaux, Christiane Taubira, avait partiellement calmés en décidant de la création d'un comité de supervision ad hoc. Insuffisant, jugeaient les directeurs de la police et de la gendarmerie dans leur courrier du 10 mars : «Il est manifeste que les procédures de surveillance et de contrôle […] ne sont pas à la hauteur des enjeux.»

Directement pointé du doigt, Thales continue de déployer, bon gré mal gré, sa plateforme. Le passage vers une nouvelle version (1.2), initialement prévue à la fin de l'année 2015, devrait être effectué dans les semaines qui viennent, pour aboutir, avant fin 2016, à la version définitive (1.3). La bascule est d'autant plus urgente que les enquêteurs devront passer exclusivement par la plateforme à partir du 1er janvier, comme le prévoit une disposition de la loi antiterroriste adoptée en juin. Christophe Rouget, du SCSI, s'étrangle : «On marche sur la tête : un audit est en cours, mais sans qu'on en connaisse les résultats, la Pnij doit devenir obligatoire !»

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique