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Balladurisation

Juppé contre Sarkozy : le spectre de 1995

Alors que son avance s’effrite un peu face à l’ex-président, le maire de Bordeaux va-t-il, tel Balladur doublé sur le fil par Chirac en 1995, dégringoler une fois entré dans le dur de la campagne ? C’est le pari du camp sarkozyste.
par Alain Auffray
publié le 7 août 2016 à 19h31

Comme un conte de fées. Dans le camp Sarkozy, on ne se lasse pas de raconter la belle histoire de 1995. Au printemps de cette année-là, un challenger sans peur et sans reproche, revenu des profondeurs des sondages, battait sur le fil un favori dont le «système politico-médiatique» dans son proverbial aveuglement, avait décrété qu'il était imbattable. Avec 20,8 % des suffrages, le candidat Chirac passait devant son rival Balladur qui plafonnait à 18,5 % au premier tour de l'élection présidentielle, le 23 avril 1995.

Cette mémorable bataille entre deux candidats du même parti, le RPR, a laissé des traces profondes dans la mémoire de la droite. Deux ambitions se télescopaient : Jacques Chirac, chef de la famille néogaulliste, revendiquait le statut de candidat naturel tandis que son «ami de trente ans», le Premier ministre Edouard Balladur, se présentait comme le rassembleur le plus efficace. Voyant venir ce choc, le balladurien Charles Pasqua avait à l’époque fondé une «association pour les primaires». Le projet, intensément débattu à la fin de l’année 1994, n’avait finalement pas abouti, même si le chiraquien Juppé, à l’époque président du RPR, s’y était rallié. A défaut de compétition arbitrée par les seuls électeurs de la droite et du centre, c’est donc le premier tour de l’élection présidentielle qui avait tenu lieu de primaire.

Inversion des courbes

Nicolas Sarkozy était aux premières loges : alors qu'il était le fils préféré de Chirac, il avait choisi d'être le porte-parole de Balladur. C'est donc en connaisseur qu'il promet à Alain Juppé le même destin que son ex-mentor. En mai 2015, en marge du congrès fondateur de Les Républicains (LR), le maire de Bordeaux avait déclaré qu'il laissait volontiers le parti à Sarkozy puisqu'il avait, lui, le soutien de «l'opinion». Il s'était alors attiré cette réponse ironique de l'ancien chef de l'Etat : «Ce n'est pas moi qui vais en vouloir à Alain Juppé de dire cela, puisqu'il m'était arrivé de dire la même chose lorsque je soutenais Edouard Balladur contre Jacques Chirac, avec le succès que vous connaissez…»

De fait, alors que Chirac contrôlait le RPR, les sondages d’opinion étaient restés largement favorables à Balladur pendant plus d’un an, jusqu’à la spectaculaire inversion des courbes en faveur de Chirac début mars 1995, deux mois avant le scrutin. Pour rassurer ses fidèles et convaincre les hésitants, Sarkozy ne manque pas une occasion de revenir sur cet événement que la majorité des observateurs n’avait effectivement pas vu venir.

«Pour l'opinion, l'élection présidentielle est déjà jouée», expliquait au Monde, en janvier 1995, l'ex-patron de l'institut Sofres, Jérôme Jaffré. C'était le temps du légendaire affront de la journaliste Arlette Chabot, demandant à un maire de Paris suffoqué s'il n'avait pas l'intention de «renoncer» à sa candidature. Débordé par son optimisme, le fougueux porte-parole Sarkozy était allé jusqu'à pronostiquer que son Balladur pourrait être élu président de la République dès le premier tour !

Giscardisation

Vingt ans après, toujours aussi optimiste, il n'hésite pas devant ses proches à brûler ce qu'il avait adoré pour démontrer que la victoire ne pourra pas lui échapper : «Juppé me fait penser point par point à Balladur : il n'a pas de charisme. Quelqu'un qui n'a pas de charisme ne peut pas être élu.» Selon son entourage, ledit Balladur n'aurait guère apprécié cette confidence, rapporté par le Monde.

Pour Gilles Boyer, spin doctor d'Alain Juppé, ce procès en balladurisation n'est qu'une «construction intellectuelle» fabriquée à partir de la conclusion espérée : la victoire de Sarkozy. «Depuis deux ans, ils répètent que la bulle Juppé va éclater. Le coup du remake de la guerre de 1995, c'est leur dernier argument. Si j'étais à leur place je dirais sûrement la même chose», ajoute Boyer. Selon lui ces comparaisons n'ont aucun sens car «chaque élection a sa vérité». Ou alors, il pourrait aussi bien, lui, «giscardiser» Sarkozy en racontant une autre histoire : celle d'un ancien président qui avait vainement tenté de revenir, après avoir échoué à se faire réélire à la fin de son premier mandat. Aujourd'hui filloniste, l'ex-balladurien Gérard Longuet comprend bien pourquoi les sarkozystes ressassent le combat de 1995. S'il juge la comparaison «amusante et malicieuse», il ne croit pas à l'éternelle répétition de «cette histoire de bête de campagne qui finit toujours par terrasser l'adversaire».

Certes, bien des élections passées ont effectivement montré que des candidats habiles étaient capables d’éliminer des rivaux bien plus populaires qu’eux. Avant Balladur, Michel Rocard l’avait appris à ses dépens face à Mitterrand. Mais de là à poser comme un axiome de la science politique que le vainqueur de l’élection présidentielle n’est jamais le favori des sondages, il y a un grand pas que Nicolas Sarkozy devrait être le dernier à oser franchir : avant mai 2007, il était devant Ségolène Royal dans tous les sondages des quatre derniers mois, au premier comme au deuxième tour.

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