Chen Xin partage un grand appartement avec une amie dans le centre de Pékin, elle a un travail intéressant dans une ONG de protection de l'environnement… tout semble aller pour le mieux. « Mais j'ai 32 ans, et à cet âge il n'y a pas d'hommes disponibles pour nous, explique-t-elle. C'est éprouvant de chercher un partenaire dans une si grande ville, et il y a tant de jolies filles dans les fêtes que je fréquente. Il y a trop de concurrence. » Chen Xin nous fait le récit de ses espoirs brisés : « Une fois, j'ai avoué à un homme que je l'aimais et il a répondu qu'il m'aimait aussi. Il a voulu me présenter à sa famille, qui a refusé de me rencontrer. Ils m'ont rejetée parce que j'avais trois ans de plus que lui et que je n'étais pas originaire de Pékin. J'étais tellement déçue. Je me suis aussi rendu compte que c'était un lâche lorsqu'il a dit qu'il n'irait pas contre la volonté de sa famille. »

Cherche épouse tranquille

Selon Jemimah Steinfeld, journaliste britannique sinophile, la Chine fait face à la plus grande fracture générationnelle au monde. Chen Xin, qui vient de Quzhou, dans la province de Zhejiang, au sud-ouest du pays, en est témoin : « Mes parents vivent dans un monde complètement différent du mien. Ils n'apprécient pas ma réussite professionnelle et la vie que je mène à Pékin. » 

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A sa naissance, ses parents, d'anciens ouvriers aujourd'hui à la retraite, installés à Quzhou, au sud de Shanghai, ont dû payer une amende pour avoir enfreint la règle de l'enfant unique. Les deux sœurs de Chen Xin ont épousé aujourd'hui leur premier amour, ont des enfants, et attendaient d'elle qu'elle suive le même chemin. « A chaque fois que je rentre à la maison, je finis par me disputer avec ma mère à propos de ma vie sentimentale. Elle me dit qu'elle va perdre la face devant les voisins si je ne me marie pas rapidement. Pour mon père et elle, je représente une grosse déception. » En dépit de tous les changements économiques et sociaux qui ont bouleversé la société chinoise au cours de ces dernières décennies, ne pas se marier reste une terrible marque d'irrespect envers ses parents.

Une main sur son clavier d'ordinateur, l'autre sur son smartphone, entourée de post-it et de livres aux titres évocateurs tel que Vivre avec le zen, Vivi, consultante en design, travaille dans son appartement, petit mais plaisant, à Shanghai. Elle a fêté ses 37 ans au printemps, mais si son agenda déborde de rendez-vous professionnels et de rencontres festives, aucun évènement familial n'y est inscrit. Ce soir, elle se rendra à un cours de yoga ou visitera une exposition puis dînera avec ses amies. Elle n'a plus d'emprunt à rembourser, elle se sent libre de vivre comme elle l'entend. Comme beaucoup de Chinoises, l'an dernier elle a quitté son emploi pour fonder sa propre agence de consulting. « Nous sommes éduquées, indépendantes et courageuses, dit-elle. Cependant, beaucoup d'hommes ne peuvent pas répondre à nos attentes et à nos besoins. Ce n'est pas ma réussite qui leur fait peur, ils redoutent ma force intérieure. Les hommes ne veulent pas d'une épouse qui serait plus intelligente qu'eux. »

 femme chinoise diner seule

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Résultat : Xin et Vivi sont considérées comme des marginales, des « sheng nu » : les femmes qui restent, celles dont personne ne veut. Selon la sociologue Leta Hong Fincher, ce terme a été adopté pour la première fois en 2007 par la Fédération nationale des femmes de Chine, un organisme d'Etat. Depuis, cette appellation est entrée dans le lexique national, et les médias officiels n'ont cessé de diffuser des articles à propos de ces « délaissées », stigmatisant ainsi les femmes urbaines actives et célibataires. Vivi ose une comparaison peu flatteuse : « C'est comme si on était de la vieille nourriture laissée dans un réfrigérateur et dont plus personne ne veut. » Combien sont-elles ? Impossible d'estimer le nombre de sheng nu vivant aujourd'hui en Chine.

On nage en plein paradoxe : une étude réalisée en 2015 par les autorités de santé révèle qu'il y a davantage d'hommes que de femmes en Chine, soit une différence de 34 millions. Une multitude de jeunes hommes ne trouveront donc jamais d'épouse. Mais alors que les célibataires se lancent à la recherche de filles à marier dans les campagnes et les petites villes de province, dans les grandes agglomérations, les femmes se battent pour capter leur attention. Elles ont un bon statut social, mais leur réussite et leur âge sont rédhibitoires aux yeux des hommes d'un niveau équivalent : la tradition exige encore que, dans le couple, l'homme soit plus vieux ou plus aisé financièrement que la femme. « Un Chinois recherche une épouse tranquille à ses côtés, qui rit gentiment quand il dit quelque chose de drôle », se désole Vivi.

Ils redoutent ma force intérieure. Les hommes ne veulent pas d'une épouse qui serait plus intelligente qu'eux.

Pas étonnant, donc, que les jeunes femmes en début de carrière, peu sûres d'elles-mêmes, soient les plus recherchées. Les mères, les voisins et les proches sont également responsables de cette obsession du mariage avant l'âge de 25 ans. D'où l'expression « gâteau de Noël » : délicieux jusqu'au 25 décembre, mais bon à jeter après cette date.

Des parents recruteurs

Ouvrages consacrés au développement personnel, speed dating, émissions de rencontres à la télévision, un vaste marché se déploie pour venir à la rescousse des célibataires. Le speed dating explose. A l'intérieur d'un gratte-ciel de Shanghai, à l'occasion d'une soirée organisée par une société spécialisée, plus de cent solitaires emplis d'espoir se sont rassemblés autour de tables rondes. Assises à l'une d'elles, trois filles excitées font face à trois chaises vides qui seront bientôt occupées par trois hommes. Ils disposeront de huit minutes chacun.

Quand ils arrivent à la table, ils présentent une carte sur laquelle sont inscrits leurs âge et profession, le montant de leurs revenus et trois mots qu'ils ont écrits à propos d'eux. Le premier round est annoncé par un mégaphone. Toutes les filles se tournent en même temps pour lire les cartes. Dans la pièce, l'atmosphère est très sérieuse. L'un commence à parler, les autres échangent des numéros de téléphone. Si personne n'est intéressé, de longues minutes de silence vont suivre avant que le prochain round démarre.Trois autres hommes, avec de nouvelles cartes, viendront s'asseoir à leur tour.

société chinoise

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Une journée, le 11 novembre, est même consacrée aux célibataires, avec des évènements organisés dans tout le pays. Des centaines de milliers de personnes y participent, souvent accompagnées de leurs parents anxieux, qui ne se gênent pas pour interférer. « Cette génération de célibataires est le produit de la politique de l'enfant unique établie en 1979, précise Jemimah Steinfeld. N'ayant pas de frères ou de sœurs, on estime qu'ils rencontrent des difficultés pour créer de nouvelles relations, et leurs familles trouvent alors normal de s'impliquer. » 

Qu'il pleuve, neige ou vente, tous les week-ends, une foule de parents se retrouvent au parc du Peuple, au cœur de Shanghai, pour le « marché du mariage », à la recherche d'un conjoint pour leur fille ou leur fils. Dans les allées aux murs recouverts de petites annonces matrimoniales, ils discutent bruyamment de l'avenir de leurs enfants. La plupart le font à leur insu, les jeunes Chinois auraient trop honte d'afficher une petite annonce dans ce parc.

C'est l'Etat qui fait pression sur les Chinois pour qu'ils se marient.

Leta Hong Fincher reconnaît qu'être une femme célibataire est un problème universel, mais en Chine « la date de péremption est fixée à 25 ans, bien plus tôt qu'ailleurs. Et ce qui distingue réellement ce pays, c'est la propagande de l'Etat, qui essaie de faire pression sur les actifs urbains afin qu'ils se marient.

Avec comme ultime objectif de faire des bébés “de qualité”. » Son livre mais aussi et surtout la campagne Change destiny, lancée en avril dernier par la marque japonaise de cosmétiques SK-II, ont déclenché un vif débat sur les réseaux sociaux chinois. Dans le spot publicitaire très émouvant, intitulé Marriage market takeover, des femmes racontent leur histoire.

Filles chinoises

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L'une d'elles exprime son chagrin face à ses parents qui ne manifestent aucun signe d'empathie et déclarent sans ménagement : « Elle n'est pas vraiment jolie, c'est pour ça que c'est une sheng nu. » On voit ensuite ces jeunes femmes se rendre à un marché du mariage, non pour y trouver un mari mais délivrer un message d'auto-affirmation et d'indépendance vis-à-vis de leur famille. Avec, à la clé, un dénouement heureux : certains parents acceptent le vœu de leur fille de ne pas se marier si cela correspond à leur choix. Une mère déclare même : « Les sheng nu sont exceptionnelles. »

Les médias chinois n'ont pas vraiment apprécié cette campagne « sensationnaliste ». Celle-ci a pourtant été téléchargée quelque vingt millions de fois au cours des deux semaines après son lancement. Faut-il y voir le signe que les attitudes changent ? « Ces dernières années, il y a eu de nombreux débats, en Chine, à propos des droits et du corps des femmes, répond la sociologue, mais je ne peux pas dire que leur situation s'améliore. »

La fin de l'enfant unique pourrait faire subir une nouvelle pression aux femmes : avoir deux enfants

La fin de la politique de l'enfant unique, annoncée officiellement en octobre dernier, joue-t-elle en leur faveur ? « Non, cela n'empêchera pas la détermination du gouvernement à pousser les femmes actives à se marier et à procréer. En réalité, elles pourraient même subir une nouvelle pression, celle d'avoir deux enfants. »

Femme, chinoise, travail

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Chi Dan Zhu, 37 ans, célèbre animatrice d'émission de télévision pour une chaîne appartenant au groupe chinois SMG, est connue sous le nom de Dan Dan. Ce soir-là, elle quitte tard le studio d'enregistrement. Au volant de sa Porsche, elle voit défiler des panneaux publicitaires pour des agences de rencontres et des créateurs de robes de mariée.

Après avoir tenté, en vain, de trouver un partenaire convenable, elle est désormais en paix avec elle-même : « Je suis financièrement indépendante, je gagne assez d'argent pour m'occuper de mes parents et assurer leurs vieux jours – ce qui relève, d'habitude, de la responsabilité du fils. Je suis sereine. Et si nous pouvons nous cultiver afin de devenir des femmes formidables, pourquoi devrions-nous être avec un homme qui réussit moins bien que nous ? Ou qui ne nous convient pas ? » Zhu Chi aime détourner le mot sheng nu : « Cela peut aussi sonner comme le terme chinois qui signifie femme victorieuse. C'est ce que je suis, une femme victorieuse », conclut-elle en riant.