« Que Dieu les maudisse ! », lance le vieil homme vêtu d’une dishdasha blanche tachée de sang. Allongé sur un brancard de l’hôpital de Kobané, ville contrôlée par les Kurdes dans le nord de la Syrie, Mustafa Humeid peine à s’exprimer.

Âgé de 70 ans, cet habitant de la ville de Manbidj a été blessé par une mine en allant chez le médecin avec l’un de ses neuf enfants. Son fils est mort sur le coup. Touché à la jambe, il a été transporté en urgence vers la frontière pour recevoir des soins.

Mustafa Humeid a vécu pendant deux ans sous l’autorité de Daech qui a perdu le contrôle de la quasi-totalité de la commune, après deux mois de combat contre les combattants kurdes et arabes des Forces démocratiques syriennes.

« Personne n’a idée de ce que nous avons vécu »

« Ce sont des vampires ! », lâche-t-il en évoquant les djihadistes de l’organisation. « Pour un oui ou pour un non, vous pouvez être qualifié d’infidèle et être décapité immédiatement sur la place publique, se souvient-il. Afin de nous terroriser, ils exposent les corps en les laissant pourrir sous le soleil. »

À la droite du grand-père, un homme d’une quarantaine d’années recouvre son visage d’un keffieh par crainte d’être photographié. « Je ne souhaite pas m’exprimer, je peux être décapité », lance-t-il en glissant son doigt sous son cou.

L’homme est terrorisé à l’idée que sa famille puisse être victime de représailles, comme s’il était poursuivi par la barbarie. « Tout ce que je peux dire, c’est que personne n’a idée de ce que nous avons vécu. »

Une « internationale » terroriste

Un autre habitant de Manbidj s’approche et souhaite s’exprimer en préservant toutefois son anonymat. « Avec Daech, tout était interdit. Internet haram, la télévision haram ! La musique haram ! Les pantalons longs, la cigarette, tout était interdit ! Il est plus rapide de dresser une liste de ce qui était autorisé ! », s’exclame-t-il avant d’ajouter : « Ces gens-là ne sont pas des musulmans ! Ce sont des diables ! »

L’homme énumère une à une les nationalités rencontrées parmi les djihadistes. « C’est une internationale, poursuit-il. J’ai vu des Tchétchènes, des Turkmènes, des Belges, beaucoup d’Anglais et de Français. »

Les Belges et les Français étaient reconnaissables à leur arrivée en 2014 car ils n’utilisaient pas les mêmes chaussures que les autres. « Au début, ils adoraient les baskets américaines, raconte-t-il. Après plusieurs mois ils se sont fondus dans la masse. Tous les membres de Daech se ressemblent, vous savez. »

Des djihadistes mêlés à la population

Les civils ont pris des risques considérables afin de s’échapper de Manbidj durant l’offensive des Forces démocratiques syriennes appuyées par les frappes aériennes de la coalition internationale.

« Quand les Kurdes ont débuté leur assaut avant le début du Ramadan, Daech nous a déplacés à l’intérieur de la ville, explique Abu Al Nur, un Turkmène vivant à Manbidj depuis quatre ans. Sur le front, ils vidaient les maisons puis les remplissaient d’explosifs. »

Par la suite, Daech a rassemblé les civils au milieu du souk dans le centre-ville. Selon plusieurs témoignages, les djihadistes se sont mêlés à la population pour se protéger des attaques aériennes.

Le combat pour l’éducation des enfants

« Lors de notre fuite à travers les champs de mines, les snipers de Daech nous prenaient pour cible, poursuit Abu Al Nur. Plusieurs personnes ont été tuées autour de moi. Quand nous avons passé les lignes kurdes, nous avons fait la fête. C’était l’Aïd ! »

Pendant trois ans, les enfants n’ont pas eu accès à l’éducation. « Nos petits ont vu des choses inhumaines, lâche le Turkmène. Daech nous obligeait à les envoyer dans des écoles coraniques. Ils apprenaient à égorger des animaux ! »

Dans les territoires libérés, une nouvelle bataille se jouera dans les prochaines années, celle de l’éducation des enfants de la génération Daech.

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► « Aller vers un modèle confédéral »

Saleh Muslim,coprésident du PYD (parti kurde de Syrie)

« Nous pensons que la Syrie ne pourra pas redevenir comme avant avec un système autocratique sous le contrôle du parti Baas ou d’une quelconque organisation islamiste. En Syrie, il y a des Arabes, des syriaques, des Kurdes, des ismaelis, des alaouites, des yézidis… Nous devons convaincre les gens de vivre ensemble, il n’y a pas d’autres solutions.

Notre mouvement ne pense pas en termes de nation, un concept révolu à nos yeux. L’idée de nation est née en France au XVIIIe siècle, a créé des guerres en Europe et entraîné des millions de morts. Une nation est forcément un ennemi pour les minorités et pour les différences.

Nous souhaitons que chacun en Syrie puisse s’exprimer et pratiquer ses croyances. Si nous ne voulons pas diviser le pays, la seule solution est d’aller vers un modèle confédéral et démocratique. »