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Libération
Les séries font la loi

Victimes devenues bourreaux

Les enfants confrontés à la violence subissent un choc traumatique qui peut les conduire à reproduire un comportement agressif à l’âge adulte.
par Elsa Maudet
publié le 9 août 2016 à 17h11

Dans les prétoires, les histoires ont tendance à se ressembler. Des tueurs en série médiatisés aux affaires de violences conjugales anonymes tristement récurrentes, on trouve la plupart du temps dans l’enfance des coupables un dénominateur commun : ils ont eux-mêmes été violentés. Grandir dans un environnement violent brouille certes son rapport à l’autre mais, tout de même, comment les bourreaux parviennent-ils à oublier leur propre souffrance passée et à faire fi de celle de leur victime ?

«La violence engendre la violence», résume le psychologue et psychanalyste Alain Legrand, directeur de l'Association de lutte contre les violences, qui prend en charge des agresseurs. Parmi ses patients, «quasiment tous» ont été maltraités dans l'enfance. «Il y a un processus intérieur, au niveau inconscient, qui fait qu'on s'identifie aux autres, et notamment aux proches, explique-t-il. Ils s'identifient à leur agresseur. En prenant sa place, ils peuvent juguler l'angoisse. Ils passent de la position passive à la position active.» Ce phénomène de reproduction a même une explication médicale. «La violence, c'est dissociant. Ça anesthésie. Exercer des violences sur autrui, c'est utiliser l'autre comme une sorte de fusible pour pouvoir s'anesthésier», décrit la psychiatre et psychotraumatologue Muriel Salmona, présidente de l'association Mémoire traumatique et victimologie.

«Angoisse insupportable»

Pour bien comprendre, il faut d'abord s'entendre sur deux notions : l'amygdale cérébrale et la mémoire traumatique. L'amygdale sert notamment à détecter le danger. Comme une alarme, elle «s'allume» pour permettre au cerveau d'adopter une réponse adaptée (se rassurer ou se protéger). La mémoire traumatique, elle, est une machine à remonter le temps : elle nous fait revivre des événements traumatisants. A l'inverse de la mémoire dite autobiographique (celle que l'on a tout simplement coutume d'appeler la mémoire), la traumatique n'est pas consciente. Lorsqu'un enfant est battu ou assiste à des violences conjugales, son amygdale cérébrale s'allume : danger. Mais ce danger-là est tel qu'il provoque un stress excessif, potentiellement néfaste. «L'organisme a mis en place un système pour contourner ce problème : comme dans un circuit électrique en survoltage, pour éviter que tout grille, on va faire sauter le circuit électrique, illustre Muriel Salmona. L'amygdale cérébrale reste allumée mais elle ne peut plus informer le cerveau du danger.» L'enfant est dissocié. Or «tout ce qui se produit à partir du moment où la personne est dissociée ne va pas s'intégrer dans la mémoire autobiographique mais rester bloqué dans l'amygdale et devenir de la mémoire traumatique».

Et c'est là que ça se gâte. Les scènes de violence et les souffrances qu'elles causent s'impriment chez l'enfant sans qu'il en ait conscience et provoquent en lui des troubles psychotraumatiques ayant un impact lourd sur le cerveau, pouvant engendrer «une angoisse insupportable», selon Muriel Salmona.

Pour supporter sa mémoire traumatique, l'être humain a alors deux stratégies de survie : l'évitement ou l'anesthésie. Se mettre en retrait de la société ou endormir le psychotraumatisme avec de l'alcool, de la drogue, des conduites à risque ou la violence. On y est. Porter des coups est un puissant (mais éphémère) médicament contre le mal-être. Les personnes violentes «font monter la pression pour recréer un stress extrême. Ce stress-là, ce sont elles qui le contrôlent et du coup elles le maîtrisent. Ce n'est rien par rapport au fait de revivre la violence», décrypte Muriel Salmona.

Frédéric a battu sa compagne pendant dix ans. Ils sont séparés depuis longtemps, il n'a plus jamais porté la main sur quiconque et est certain que ça n'arrivera plus, mais la culpabilité le ronge toujours autant. Assis à la terrasse d'un café, dans l'Essonne, le quadra livre son histoire d'une voix basse et lasse, les yeux souvent perdus dans l'horizon, en enchaînant cafés et cigarettes roulées. Son père était violent. Avec sa mère, surtout, mais lui a notamment eu droit à des coups de ceinturon. «Ça m'a traumatisé, lâche-t-il. A l'époque, je ne savais pas verbaliser, la parole était bloquée. Il suffisait d'une contrariété et la seule façon de me faire entendre était d'avoir un comportement violent.» Ses propres parents ayant grandi dans des foyers déstructurés, «ils ont reproduit involontairement des choses traumatisantes», a-t-il fini par comprendre grâce à une thérapie.

Lorsqu'il s'en prenait à sa compagne, il était «aveuglé, pris dans une espèce de tourbillon. On n'est plus conscient du mal et des dégâts qu'on cause. Puis, tout à coup, on redevient soi-même et on en prend conscience. Là, on a énormément de regrets», détaille-t-il, sans jamais chercher à minimiser ou à se dédouaner de quoi que ce soit.

«Flash hallucinatoire»

Cette impression de ne plus être soi-même est classique dans ce genre de situation. «Au moment de leur acte violent, les auteurs ne font plus de différence entre le présent et les images du passé qui surgissent en eux, écrit le psychiatre Maurice Berger dans Comprendre la violence sans l'excuser, un livre à paraître au mois d'octobre. Une caractéristique essentielle du traumatisme psychique est que, dans une partie de l'esprit du sujet, le temps se fige à l'instant où il le subit. Dans de tels moments, ils sont "hors d'eux", ils subissent un flash hallucinatoire.»

Muriel Salmona donne ainsi l'exemple de cet homme qui prenait une voix aiguë, rappelant celle de sa mère maltraitante, lorsqu'il frappait sa compagne : «Ils ne font pas le lien avec leur propre souffrance de victime, poursuit la psychiatre. Et puis, d'une certaine manière, ils adhèrent à leur mémoire traumatique. Ils perdent de vue leur vraie personnalité et s'identifient complètement à l'agresseur, qui méprise les victimes.» Une situation qui s'explique scientifiquement, mais pas seulement. «Un enfant qui vit avec un agresseur vit dans un contexte hors-la-loi. Il apprend que l'adulte référent peut agir par la violence, donc il peut apaiser ses propres frustrations d'adulte par le passage à l'acte sur l'autre», explique l'ancien juge des enfants Edouard Durand.

La méconnaissance, en France, du passé traumatique des agresseurs empêche de mettre un terme au cycle de reproduction des violences. L'auteur n'est souvent perçu que comme un salaud, son passé de victime est nié. «C'est pendant ma thérapie que j'ai appris que j'étais un homme en souffrance. En moi, il y avait quelque chose qu'il fallait réparer, mais je l'ai découvert bien après», confie Frédéric. Face au comportement agressif et aux difficultés de sociabilisation de l'enfant qu'il était, son école primaire avait alerté ses parents qui l'avaient fait suivre par un psychologue. Après quelques mois, ils avaient mis un terme à la thérapie, sans qu'il sache pourquoi. «Je regrette beaucoup de ne pas avoir été suivi en continu à partir du moment où ils avaient décelé quelque chose. Je pense que ça aurait changé ma vie», souffle-t-il.

«On peut guérir»

Si le milieu médical pèche par méconnaissance, il en va de même du milieu judiciaire. Edouard Durand, ancien juge des enfants : «On a du mal à penser qu'une personne qui commet des violences conjugales est un père défaillant.» Lorsqu'un homme bat sa femme (l'inverse existe aussi, mais moins fréquemment), la justice a tendance à maintenir les liens père-enfant, partant du postulat qu'un mauvais mari peut quand même être un bon père. Pourtant, les dégâts sont encore pires chez ceux qui assistent à des scènes de violences conjugales que chez les victimes directes. Notamment parce que ces dernières sont généralement retirées à leurs parents, mais aussi parce que «les enfants, dès les premiers jours de la vie, ont besoin d'une figure sécurisante, qui apaise leurs tensions. Quand ils voient leur mère frappée, c'est extrêmement angoissant, ça a un impact énorme, détaille Maurice Berger. Et puis, quand un enfant est extérieur à la scène, il la voit dans sa globalité et c'est ça qui va s'imprimer» dans son esprit.

Décrypter ces mécanismes n'est en aucun cas un moyen d'absoudre les agresseurs, d'autant qu'«on a toujours un autre choix que la violence», rappelle Muriel Salmona. Ce serait même contre-productif, assure Maurice Berger, car à «chaque fois qu'on excuse, les sujets effacent» de leur esprit la peine qu'ils ont causée. Mais la répression ne peut avoir de sens que si elle s'accompagne du soin. «Quand on fait des liens avec ce qui s'est passé [dans l'enfance], ça calme la mémoire traumatique. On peut complètement guérir. Bien entendu, on n'efface pas les violences qu'on a subies, la douleur que ça représente, mais on fait en sorte que les gens ne soient plus colonisés par cette violence, et ça change tout», plaide Muriel Salmona. N'en déplaise à Manuel Valls, qui assurait quelques semaines après les attentats du 13 Novembre qu'«expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser».

Jeudi : le phare maudit de Tévennec

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