De Charonne à la loi Travail, une brève histoire du droit de manifester

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De Charonne à la loi Travail, une brève histoire du droit de manifester

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Manifestation à Paris en 1909 contre l'éxecution de Francisco Ferrer.
Manifestation à Paris en 1909 contre l'éxecution de Francisco Ferrer.
- anarcoefemerides via wikicommons

Si les syndicats se réclament souvent de la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen dans une vision extensive du droit de manifester, la loi française est très timide. Décryptage historique des manifestations à Paris avec Danielle Tartakowsky. Et des archives à réécouter.

Dans la cacophonie, on a d’abord appris, mercredi 22 au matin, que la préfecture, donc l’exécutif, interdisait tout simplement la manifestation contre la loi Travail du jeudi 23 juin. Puis, dans la bouche des syndicats à peine sortis du bureau de Bernard Cazeneuve, le ministre de l’Intérieur - “un ministre républicain”, “attentif” selon Jean-Claude Mailly, FO-, qu’un défilé parisien minimaliste mais pas statique (à Bastille soit 1,6 km de parcours autour du bassin de l’Arsenal) avait été concédé.

Au-delà du désordre des annonces et de ce défilé en huis-clos à ciel ouvert, la question de la capacité d’un gouvernement d’interdire une manifestation reste entière. Car Manuel Valls n’a pas caché que braver un tel tabou ne lui faisait pas peur. Or le tabou est à double fond : d’un côté, la transgression symbolique, chargée d’histoire ; de l’autre, la question du droit, centrale.

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Symbolique, car quiconque cherche des précédents en matière d’interdiction de cortège à Paris doit fouiller dans une période bien particulière : celle de la guerre d’Algérie. Derrière la menace d’interdiction de la manifestation contre la loi Travail plane l’ombre du massacre à la station de métro Charonne: neuf morts le 8 février 1962, dont trois femmes, entre 15 et 58 ans, tous militants communistes. Ils avaient pris part au cortège pour l’indépendance et contre les récents attentats perpétrés par l’OAS en plein Paris durant les jours précédents.

Charonne, le spectre d'une interdiction

La manifestation avait été interdite la veille au soir. Et le préfet de Paris, Maurice Papon, a fait respecter scrupuleusement cette interdiction, jusqu’à ordonner la charge des manifestants en train de s'engouffrer dans cette station de métro de l’est parisien, armés de leurs fameux “bidules” - ces longues matraques de bois de plus d'un mètre.

“Un massacre d’Etat”, soulignera Edwy Plenel qui revenait sur Charonne, le 2 février 2006, dans “Lignes de fuite” sur France Culture, alors que sortait une brillante Anthropologie historique d’un massacre d’Etat, par l’historien Alain Dewerpe.

Charonne 1962, anthropologie d'un massacre

59 min

La plus symbolique et la plus meurtrière, Charonne n’est cependant pas la dernière manifestation a avoir été interdite. Le dernier grand précédent avant la présidence de François Hollande remontait à 1967. Mais même s’il est postérieur aux accords d’Evian, cet épisode est, lui aussi, en prise avec la guerre d’Algérie. Neuf ans avant Charonne - “la guerre avant la guerre” comme dit Danielle Tartakowsky, historienne spécialiste des manifestations de rue -, le 14 juillet 1953, une autre manifestation, pro-indépendance, avait fait sept morts. Six sont Algériens, le septième est membre du service d’ordre de la CGT. A partir de là, tous les cortèges du 1er mai seront interdits, et ce jusqu’en 1967.

Manifestation anti-OAS à Paris, 1962.
Manifestation anti-OAS à Paris, 1962.
© Sipa - Dalmas

Danielle Tartakoswksy juge “tout de même hallucinant qu’on soit obligé de remonter à la guerre d’Algérie pour trouver des précédents”. L’historienne a travaillé sur l’émergence des manifestations de rue et date de 1934 le véritable début des manifestations avec cortège structuré. D’abord du côté des ligues, puis le 12 février 1934 avec la grande manifestation antifasciste en riposte. Avant cela, quelques tentatives souvent corrélées à des grèves ou aux rassemblement du 1er mai,. Et un cortège plus important en 1909, qui voit un grand défilé émerger sous la houlette de la SFIO :

Il est très frappant de voir qu’en 1909, qui tient lieu de grande première en matière de manifestation à Paris, il ne s’agissait pas de cibler une politique menée par le gouvernement français mais contre la condamnation de Francisco Ferrer en Espagne. La légitimité de la mobilisation en était tout autre.

Battre le pavé, un procès en légitimité

Car la manifestation est un art populaire de rue qui souffre de longue date d’une crise de légitimité en France. Manifester reste largement considéré comme un geste démocratique de valeur inférieure, sinon contradictoire, au fait de voter. Qui plus est lorsque les cortèges s'ébranlent au son de slogans hostiles à un gouvernement élu.

Contrairement à d’autres pays, notamment en Belgique ou en Allemagne, où le suffrage universel a été acquis au prix de grands cortèges où l’on battait justement le pavé pour réclamer davantage de droits civiques, en France l’électeur reste longtemps perçu comme plus légitime que le manifestant. Danielle Tartakowsky va plus loin :

Quand on explique à des collègues historiens étrangers que le droit de manifester ne fait pas partie du corpus de lois de années 1880 contrairement à la liberté d’expression et la liberté de la presse, ou à la liberté de se syndiquer, ils sont toujours terriblement étonnés.

Car le droit français a longtemps été ambigu en matière de droit de manifestation. Et timide. Maître de conférence en droit public à Nanterre, Sophie Grosbond a montré combien les quelques textes - rares - qui abordent la question le font toujours en creux. C’est-à-dire qu’ils protègent les citoyens d'une possible restriction de leur droit à manifester… plutôt qu’ils expriment une franche affirmation positive d’un droit.

Rassemblement à Vincennes le 1er mai 1934
Rassemblement à Vincennes le 1er mai 1934
© Sipa - Collection Yli

Le Conseil d'Etat et l'Europe à la rescousse

La véritable consécration du droit à manifester remonte à 1995. Et encore : on ne légifère pas pour consacrer ce principe démocratique. C’est le Conseil d’Etat, après condamnation par la Cour européenne des droits de l'homme, qui casse un projet de loi dit “sur la liberté d’aller et venir”. Rendant au passage le droit de manifester inviolable.

Le 22 avril 2006, Jean-Noël Jeanneney soulignait dans une émission “Concordance des temps” consacrée aux manifestations combien le droit de manifester s’était acquis sur le tard.

Droit à manifester et premières manifestations

8 min

Pourtant, côté organisations syndicales et société civile, on argue bien souvent qu’il s’agit d’un principe constitutionnel. C’est à la fois vrai et faux. En effet, contrairement au droit de grève, le droit de manifester n’est pas inscrit dans la Constitution. En ce sens, il peut sembler plus fragile. Mais certaines organisations font de la Déclaration des Droits de l’homme une lecture extensive qui stipule que “nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public”. De manifester ses idées à manifester tout court, cette lecture franchit vite le pas.

Or cette Déclaration des Droits de l’homme est très protégée par ce qu’on appelle la hiérarchie des normes, c’est-à-dire des textes qui ont une valeur supérieure aux lois (adoptées par les parlementaires) et aux décrets (pris par l’exécutif). C’est même au regard de ce “bloc constitutionnel” (dont fait partie la Déclaration des Droits de l’homme) qu’on peut juger de la légalité des autres textes législatifs.

Le droit de manifester aurait donc valeur de liberté fondamentale… pourvu que ça ne trouble pas l’ordre public. C’est bien sûr la brèche sur laquelle s’appuie un gouvernement qui cherche à circonscrire un rassemblement public.

Or les organisations syndicales, elles, considèrent au contraire qu’elles sont dans leur bon droit à partir du moment où elles respectent un décret de 1935. Ce décret précise que pour manifester, une déclaration préalable doit être fournie à la préfecture ou à la mairie indiquant le motif, le trajet, l'heure ainsi que les noms et adresses des organisateurs. Le tout entre 3 et 15 jours avant la date. Les syndicats enfoncent le clou en s’appuyant sur le code pénal (article 431-1), qui punit toute personne entravant “d'une manière concertée et à l'aide de menaces, l'exercice de la liberté d'expression, du travail, d'association, de réunion ou de manifestation”.

Contrairement à ce qui a pu être dit ou écrit, interdire une manifestation peut cependant être une décision légale au regard des motifs invoqués. C'est tout l'enjeu d'un régime d'exception, notamment. Le fait qu’un régime d’état d’urgence perdure en France fournissant quelques arguments à l’exécutif en cas de recours devant la justice administrative.

Mais l’insertion, bon an mal an, dans le corpus législatif français du droit de manifester donne toutefois une garantie au corps social : justement, celle de déposer un recours.

Moins de 1% d'interdictions

Reste à savoir ce qu’on appelle “manifestation”... et qui appelle à manifester. Du cortège unitaire des organisations syndicales au regroupement de quatre ou cinq opposants à l’avortement enchaînés aux grilles d’une maternité, le statut n’est pas le même. En épluchant les relevés quotidiens dans les archives de la Préfecture de Paris, disponibles à partir de 1970, Danielle Taratakowsky estime que moins de 1% des manifestations à Paris font l’objet d’une interdiction. Mais jusqu’à cette mobilisation contre la loi Travail, il ne s’agit pas de véritables cortèges structurés mais plutôt de petits groupes. Dont la plupart se mobilisent d’ailleurs souvent autour d’une cause aux prises avec un conflit à l’étranger (Israël / Palestine ; Kurdes / Turquie …).

Ceci montre donc qu'il y a bien eu des interdictions depuis 1967... mais qu'elles ne concernaient pas le même type de manifestations. Plus récemment, plusieurs rassemblements ont eux aussi été interdits, par exemple à Nantes les 19 et 26 mai puis le 8 juin dans le contexte de la mobilisation contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. La tout première manifestation interdite ayant tout de même débouché sur un rassemblement de 2000 personnes.

Moins médiatisées, ces interdictions n’ont pas soulevé le même tollé. La différence tient au fait qu’elles n’émanaient pas d’organisations syndicales traditionnelles mais de collectifs issus de mouvements sociaux radicaux, proches de ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la mouvance zadiste.

Dans le passé, la mobilisation des Algériens à Paris le 17 octobre 1961( près de 200 morts, et toujours Papon à la Préfecture de Police) n’est toujours pas considérée comme une “manifestation” par les pouvoirs publics, un demi-siècle plus tard. Notamment parce qu’elle n’avait pas été préparée en amont dans un dialogue entre forces de l’ordre et corps constitués comme c’est le cas aujourd’hui avec l’intersyndicale.

Battre le pavé, un long apprentissage de la violence

Cette composante est essentielle dans l’histoire des manifestations de rue en France. En effet, la même Danielle Tartakowsky considère que le droit de manifester est aussi le fruit d’un long et progressif apprentissage. Et ce, jusque dans la gestion de la violence. Ainsi, elle a passé au tamis la mortalité en situation de manifestation, et découvert qu’il y a généralement mort d’hommes quand c’est la première fois qu’un certain groupe défile, ou que deux groupes manifestants / contre-manifestants s’affrontent. A partir du deuxième cortège, le nombre de morts s’étiole ou est réduit à zéro, “comme une conquête progressive de l’espace public”.

En bonus, une autre archive à réécouter

Le 29 avril 2002, dans son émission "Pot au feu", peu avant les traditionnels défilés du 1er mai, Jean Lebrun recevait Jean Philippet et Danielle Tartakowsky. Ecoutez-les commenter les trajectoires des uns et des autres dans Paris .

Manifestations : quand la politique est dans la rue

1h 08