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Le retour en grande pompe des Shadoks

Les étranges créatures de l’ORTF sont célébrées à Sète dans une exposition riche en enseignements dadaïstes.

Par  (Sète (Hérault), envoyé spécial)

Publié le 18 août 2016 à 06h40, modifié le 18 août 2016 à 17h51

Temps de Lecture 4 min.

« Ba be bi bo bu » (1993), du collectif Taroop & Glabel.

Episode connu de l’histoire du journal Le Monde : le 15 mars 1968, Pierre Viansson-Ponté intitule une chronique « La France s’ennuie ». Les « événements » de mai 1968, comme on dit, commencent une semaine plus tard, le 22, à Nanterre, et prennent de l’ampleur à partir du 3 mai, date du premier affrontement entre la police et les étudiants autour de la Sorbonne. Entre ces faits s’en glisse un autre, que ne mentionne pas la chronologie politique. Le 29 avril, à 20 h 30, l’ORTF – la télévision d’Etat, la seule qui existe alors en France –, diffuse le premier épisode d’un étrange dessin animé, les Shadoks. Le créateur, Jacques Rouxel (1931-2004), est membre du « service de recherche » de l’ORTF, que dirige le compositeur Pierre Schaeffer.

Les Shadoks sont des créatures à deux pattes maigres, au corps plus ou moins sphérique et au long bec triangulaire. On dirait que ce sont des oiseaux, s’ils n’étaient incapables de voler et s’ils n’avaient des dents. Leur intelligence est nettement en dessous de la moyenne, leur langue se réduisant à quatre syllabes : « ga », « bu », « zo », « meu ». Leur maître à penser, le professeur Shadoko, est cependant l’inventeur de maximes philosophiques aux conséquences infinies. En voici deux : « Tout avantage a ses inconvénients, et réciproquement » ; « S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème. »

Machines célibataires

Cette dernière pourrait être de Marcel Duchamp, lequel meurt le 2 octobre de cette même année 1968 et a donc pu regarder la première série d’épisodes, au nombre de 52. Si tel est le cas, il aura soupçonné que l’activité prin­cipale des Shadoks – fabriquer des pompes et pomper tout le jour, car « Je pompe donc je suis » – n’est pas sans rapport avec les machines célibataires et inutiles qu’il avait lui-même conçues un demi-siècle auparavant.

On ne rappelle là ces quelques éléments qu’afin de permettre à celles et à ceux qui sont nés durant la longue absence des Shadoks, disparus en 1974 et très brièvement réapparus en 2000, de prendre la mesure de leur importance historique et ­culturelle. Une autre façon de l’éprouver est de se rendre au Musée international des arts modestes (MIAM), fondé à Sète (Hérault) par Hervé Di Rosa, où une exposition célèbre ces créatures et leurs inséparables rivaux, les Gibis. Ces derniers tiennent du basset rondouillard et sont coiffés d’un chapeau melon miraculeux, grâce auquel ils accèdent collectivement à une ingéniosité et à des méthodes dont les Shadoks sont incapables. Les deux espèces se partagent l’espace, très inégalement en raison de la disproportion de leurs capacités, et toutes deux veulent s’emparer de la Terre, qui est vide. En schématisant, on dirait que les Gibis sont la rationalité et les Shadoks l’absurdité.

Les Gibis sont du côté de l’abstraction géométrique et les Shadoks du côté de Dada et du surréalisme

D’autres interprétations sont possibles. Economique : les Gibis sont la civilisation technique moderne et les Shadoks ceux que l’on a appelés « sauvages », puis « primitifs », puis « sous-développés ». Politique et morale : les Gibis n’ont qu’une ­faible conscience de l’individualité personnelle, alors que les Shadoks se distinguent entre eux par leur mauvais caractère et leurs manies. Artistique : les Gibis sont du côté de l’abstraction géométrique et les Shadoks du côté de Dada et du surréalisme. A l’inverse, la psychanalyse est assez démunie pour les comprendre, car les Shadoks ignorent différenciation sexuelle et jouissance. Ces hypothèses d’analyse et d’autres sont expli­cites ou sous-entendues, au fil des deux étages de l’exposition.

Le parcours est scandé par les films eux-mêmes, deux ou trois minutes séparées par le générique à fracas de verre brisé et animées par les compositions sonores de Robert Cohen-Solal, venu du Groupe de recherches musicales (GRM) – avant-garde de l’écriture musicale. Retentit ensuite la voix solennelle du comédien Claude Piéplu (1923-2006), qui prononce avec gravité des phrases énigmatiques. Leur pouvoir d’attraction est tel qu’il faut un effort pour s’en détacher et examiner tout ce qui a été réuni ici : dessins préparatoires de Rouxel, story-boards, petites notes d’intention et séquences obtenues grâce à l’« animographe », qui venait juste d’être inventé.

Surprise-partie

S’y ajoute une documentation abondante faite de courriers administratifs, de lettres d’admiration et – plus nombreuses – de protestation de téléspectateurs ulcérés. Ni la situation de l’ORTF en 1968 ni l’état de la publicité à l’époque ne sont oubliés et les idées visuelles de Rouxel sont orchestrées en prenant dans l’art des années 1960 – de Miro à Tinguely – et dans l’actuel, où nombreux sont les artistes qui se souviennent des Shadoks. Alain Jacquet au chapitre de l’espace, Bertrand Lavier pour celui des formes molles ou Henry Ughetto pour les œufs sont au nombre des invités de cette surprise-partie. On y croise aussi Claire Bretécher, Françoise Pétrovitch, Hervé Télémaque, Ben, Jacques Villeglé, ­Joseph Kosuth, Jérôme Basserode, Michel Blazy, Panamarenko, et bien d’autres.

S’il n’était pas déplacé d’être trop sérieux à propos des Shadoks, on dirait qu’est ici étudié avec justesse un phénomène ­culturel très révélateur de la période où il est apparu en France. Elle produisait, consommait et votait gaulliste. Sa jeunesse s’ennuyait et n’en pouvait plus de s’ennuyer. On connaît la suite, Mai 68. « Quand on ne sait pas où l’on va, il faut y aller… et le plus vite possible », autre maxime Shadok.

« Shadoks ! Ga Bu Zo Miam ». Au Musée international des arts modestes, 23, quai Maréchal-de-Lattre-de-Tassigny, Sète (Hérault). Tous les jours, de 9 h 30 à 19 heures. Jusqu’au 6 novembre. www.miam.org

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