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TRIBUNE

Le guide d’une géopolitique de comptoir

Comment «briller» en société en parlant de l’actualité internationale ? Décryptage des poncifs et des expressions toutes faites prononcés par les experts, éditorialistes et élus.
par Bruno Tertrais, Maître de recherches, Fondation pour la recherche stratégique
publié le 16 août 2016 à 18h51

En été, l’équivalent de la conversation de bistrot glisse plus naturellement sur les amours de vacances, les tests de personnalité ou les deux à la fois, mais l’actualité internationale peut, cette année encore, le conduire à dériver sur les questions géopolitiques. Prodiguons donc à l’estivant désireux de briller en terrasse en buvant un pastis quelques conseils inspirés des débats publics des derniers mois. Ces «brèves géopolitiques de comptoir» n’ont pas été patiemment recueillies à l’écoute des piliers de bar qui refont le monde autour d’un ballon de rouge. Elles proviennent de responsables politiques de premier plan, d’experts patentés, de brillants journalistes, d’éditorialistes à la plume habile, d’écrivains et de philosophes respectés.

Qui sont tellement désireux de comprendre et d'expliquer un monde «de plus en plus complexe et imprévisible» ou de proposer «des pistes pour sortir de là» qu'ils ne réalisent même pas le vide de leur pensée. Ouvrez la conversation en dissertant gravement sur les «invariants» géopolitiques. Citez bien sûr Napoléon : «La politique d'un Etat est dans sa géographie

Rappelez à votre interlocuteur que tout était contenu dans le Grand échiquier de Zbigniew Brzezinski et émaillez vos propos d'un sentencieux : «Il suffit de regarder la carte !» Montrez, le cas échéant, quelques tracés de pipelines et de gazoducs (peu importe qu'ils soient imaginaires).

Parlez des nations au singulier : dire «le Turc», c'est plus chic que «les Turcs». Est-il question de la Chine, de la Russie, de l'Iran ou de l'Egypte ? Commencez par dire qu'il s'agit là de «grands pays» et de «civilisations millénaires». Lamentez-vous des «humiliations»qu'ils ont subies (toujours par notre faute). Dites à quel point vous «comprenez» leur attitude et soulignez que ces pays «ne font que défendre leurs intérêts» (peu importe que ce ne soit pas les nôtres). Dites que «les sanctions sont contre-productives», qu'il faut se garder de toute «escalade» et qu'il importe en tout état de cause de «maintenir le dialogue».

N'oubliez pas d'évoquer les «alliances naturelles» de la France : avec la Russie, avec la Serbie par exemple… (Faites une pause. Sentez le vent de l'histoire qui souffle alors dans la conversation et commandez-en un deuxième. Reprenez.) La nature de leurs régimes actuels n'a aucune importance. Pourquoi donc se soucier du comportement intérieur ou extérieur de leurs gouvernements : nous avons tant de choses en commun !

A propos de Moscou, regrettez d'ailleurs à quel point les Occidentaux ont réveillé «l'ours qui sommeillait», dites que la stratégie de Vladimir Poutine est parfaitement prévisible (d'ailleurs, il «joue aux échecs») et qu'il est après tout bien naturel qu'il veuille récupérer sa «sphère d'influence» perdue. Que la Crimée «a toujours été russe» et que Poutine, «très populaire, est ce dont les Russes ont besoin».

Les «rivalités multiséculaires» vous permettront d'expliquer bien des crises et de dire un mot des «frontières artificielles tracées par le colonisateur». Si vous voulez vous aventurer du côté de «l'Orient compliqué», rappelez sur le sujet «quelques idées simples» (comme disait, bien sûr, le Général). Est-il question du Moyen-Orient ? Ne cherchez pas à distinguer salafisme et wahhabisme, islamisme et jihadisme, vous risquez de compliquer le sujet. Allez droit au but : l'Arabie Saoudite «est le cœur du problème». Dites que c'est un «royaume moyenâgeux». Citez à l'appui de vos thèses un (par ailleurs excellent) écrivain algérien qui décrit ce pays comme «un Daech qui a réussi». Et tchac ! (Si votre interlocuteur fait la moue et suggère qu'il vaut tout de même mieux être femme à Riyad qu'à Raqqa, c'est qu'il connaît le pays. Changez vite de sujet.) Et n'oubliez surtout pas de souligner la «responsabilité historique de la France en tant que protecteur des chrétiens d'Orient», qui devrait naturellement nous conduire à soutenir les «régimes laïcs de la région», seuls garants de sa «stabilité». Invitez votre auditoire à avoir un peu de hauteur de vue : «La stabilité, c'est ce qu'il y a de plus important.» Espérez juste que personne ne vous demande pourquoi.

Vous demande-t-on de vous aventurer dans le champ de mines de la question palestinienne ? Ne vous laissez pas faire. Prenez un air las et soupirez : «Si seulement Washington voulait vraiment faire pression sur Israël…» puis passez vite à autre chose.

Si vous soulignez les risques d'une intervention militaire, évoquez bien sûr le «spectre du Vietnam» et celui de «l'enlisement». En revanche, si vous êtes partisan de la fermeté dans telle ou telle crise, vous êtes tenu de vous référer au moins une fois au «syndrome de Munich». Et si votre interlocuteur se risque à mentionner le coût de ces interventions, votre argument est tout trouvé : «Et quid du coût de la non intervention ?» Ça devrait lui clouer le bec.

S'il est question de l'Afghanistan, essayez de prononcer dans la même phrase les mots «grand jeu» et «tombeau des empires». Votre vaste tour d'horizon vous conduit-il jusqu'aux confins de l'Asie ? Parlez de la Corée du Nord comme du «dernier Etat stalinien de la planète» (même si c'est absurde - de toute façon, qui va vous contredire ? En vacances, on rencontre peu d'experts de la Corée du Nord).

En panne d'inspiration ? Convoquez un jeune philosophe affirmant gravement «que le choc des civilisations n'aura pas lieu». Saisissez l'occasion pour rappeler que vous ne croyez pas du tout à la thèse de la «fin de l'histoire». Commencez une phrase par «la grande erreur de Fukuyama…» et peu importe la suite.

Dans le courant de la conversation, n'hésitez jamais à réclamer un «véritable plan Marshall» (pour l'Afrique, pour le Moyen-Orient… peu importe) ou à exiger une «grande initiative européenne».

Si l'un de vos interlocuteurs cherche à s'échapper en soupirant «oui mais, en attendant, en Europe, on est mal», ne le laissez pas faire, c'est à vous de conclure. Sur le Brexit, un seul «la Grande-Bretagne choisira toujours le grand large» suffit généralement à clore le débat. Et si vous dites que votre Europe préférée serait «celle des patries, celle que voulait le Général», vous recueillerez l'assentiment quasi… général. Même si vous pourriez être bien en peine d'expliquer comment détricoter l'écheveau européen, mais en principe personne ne vous le demandera. Ou alors, si c'est le cas, feignez subitement de voir un Pokémon.

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