Face au pessimisme ambiant, ils agissent, font bouger la société à petite ou grande échelle.
Le Monde est allé à leur rencontre.

  • Erwan Kezzar,

    code universel

Erwan Kezzar a cofondé Simplon, une école de programmation gratuite ouverte à tous les publics à Montreuil.

« On essaie de faire des promos mixtes. » Il s’interrompt. « Je n’aime pas ce mot. » Erwan Kezzar n’aime pas non plus « diversité », « recherche de sens », et même « je ». Et pourtant, tous ces mots, certes souvent galvaudés, notamment par ceux qui en abusent à des fins marketing, décrivent son action au quotidien depuis maintenant trois ans, dans cette ancienne usine de Montreuil, en Seine-Saint-Denis, transformée en école où l’on enseigne gratuitement une langue un peu particulière : le code informatique.

Il y a peu, pourtant, Erwan Kezzar se définissait comme un « anti-technologie ». « Quand j’étais étudiant, c’était le début des smartphones, les autres y passaient tout leur temps. Moi je n’en avais pas, c’était trop cher. Et ce n’était pas la vraie vie ! » Issu d’un milieu populaire de Périgueux, ce trentenaire avait initialement prévu d’arrêter les études après le lycée. « Je voulais travailler tôt pour aider ma mère », confie-t-il, mais « mon prof d’allemand m’a pris en otage pour que je fasse une prépa. Il m’a poussé à aller plus loin ». Hypokhâgne, khâgne, licence de sociologie : ses études s’allongent jusqu’au Celsa, une grande école publique de communication, rattachée à la Sorbonne, à Paris.

« Je cherche mon “ikigai” »

C’est là qu’il rencontre Andrei Vladescu-Olt, son futur associé, « un autodidacte fan des ordis, qui hackait dans sa chambre de bonne ou pendant les cours », et qui va le faire changer de regard sur les nouvelles technologies. « Il m’a montré tout ce qu’on pouvait faire : éditer des documents partagés en temps réel, discuter de sujets hyper pointus avec des spécialistes du monde entier, s’autoformer… J’avais des œillères ! »

A leur sortie du Celsa, en 2008, conscients des besoins des entreprises en sites Internet et en applications mobiles, ils décident ensemble de lancer leur propre agence Web. « Il a fallu se former seuls, sur la programmation Web, la compta, les contrats… On en a passé, des nuits blanches ! » Cette façon d’apprendre sur le tas, dans l’urgence, sans formation préalable, sera fondatrice pour son futur projet. Marqué par son propre parcours, il s’investit en parallèle dans l’association Les Entretiens de l’excellence, pour pousser des jeunes qui n’oseraient pas se lancer, comme lui plus jeune, à postuler aux cursus les plus prestigieux.

L’entreprise d’Erwan et Andrei marche bien, et leur permet de gagner leur vie tout en réfléchissant à un second projet, « celui qui allait nous porter ». Il précise : « Moi, je cherche mon “ikigai”, comme disent les Japonais : l’équilibre entre ce que tu sais faire, ce que tu veux faire et ce que tu estimes être bon pour le monde. »

Son monde, c’est une France qui croule sous le chômage tandis que les besoins en développeurs Web ne cessent de progresser, et que les personnes qualifiées manquent. Fort de sa propre expérience, il croit dur comme fer que chacun peut apprendre à programmer rapidement, quel que soit son parcours.

« On a tout fait à l’envers »

Erwan et Andrei imaginent une école, gratuite, qui formerait en un temps record – six mois – des personnes issues de tout milieu, désireuses d’apprendre le code. Seraient prioritaires les personnes en insertion, en situation de handicap, peu ou pas diplômées, venant de quartiers populaires ou de zones rurales, et les femmes… bref, ceux qui sont peu représentés dans le milieu de l’informatique et du Web.

Ce qui n’était alors qu’une idée se concrétise en février 2013, « quand un troisième larron entre en scène » : Frédéric Bardeau, un de leurs professeurs du Celsa, muni d’un solide bagage entrepreneurial et associatif. « Il nous a dit : “Quand est-ce qu’on commence ?” » Tout s’enchaîne très vite : en avril, l’entreprise est créée, en juin, les locaux trouvés. La première promotion de cette école, qui a pris le nom de Simplon, fait sa rentrée en septembre. Le tout de façon totalement empirique : Simplon n’a alors pas encore de modèle économique, les trois fondateurs continuent à développer des sites et des applications pour engranger un peu d’argent, sans aucune visibilité financière. Ils tâtonnent aussi sur le modèle administratif et éducatif.

« On a tout fait à l’envers, on aurait pu mourir au bout de deux mois, et avec de grosses dettes… » Erwan dort sur place, six heures par nuit, dans un studio qui sert aussi de salle de formation ; il se retrouve même à couper du bois pour alimenter le poêle à l’ancienne qui chauffe les locaux. « Je garde de la première année un souvenir quasi traumatique : je n’avais plus de vie, je ne voyais quasiment plus mes amis, c’était très, très dur, mais aussi très grisant. »

« Je suis le plus chanceux du monde d’avoir vécu ça »

Trois ans plus tard, les choses se sont un peu apaisées. Erwan Kezzar et ses acolytes ont réussi à trouver un modèle économique après une levée de fonds salutaire : un mélange de sponsoring, de prestations Web ou de formations, et de subventions. De trois salariés, ils sont passés à 46, et leur projet a essaimé : une douzaine de formations Simplon ont ouvert en France, mais aussi en Roumanie, en Afrique du Sud et en Côte d’Ivoire. Au fil des cours de développement Web, d’électronique et de gestion de projet, plus de 300 « simploniens » se sont formés, dont, selon l’école, 80 % ont trouvé un emploi à la sortie ou monté leur propre start-up.

« En trois années, j’ai pris dix ans, en termes d’expérience, estime Erwan Kezzar. Mais même si c’était dur, je suis le plus chanceux au monde d’avoir vécu ça. Ça m’a permis d’être en lien avec des gens très différents, du président de la République aux jeunes des quartiers. » Il avait rencontré François Hollande en 2015, quand celui-ci a annoncé la création de la Grande Ecole du numérique, un réseau de formations auquel appartient l’école d’Erwan Kezzar. « Avec Simplon, nous avons l’impression d’avoir créé une grande communauté. »

La troisième édition du Monde Festival se tient à Paris du 16 au 19 septembre 2016 sur le thème « Agir ». Retrouvez le programme du Monde Festival et envoyez-nous vos idées de portraits et d'initiatives à agir@lemonde.fr.

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