loin du mythe des blouses blanches d'un service d'urgences ou d'un bloc opératoire, Basma, 14 ans, et ses camarades de collège ont découvert une facette méconnue de l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), son usine de médicaments de Nanterre

"Pour que l'industrie du médicament continue à investir afin d'innover, si possible en France plutôt qu'en Inde, il faut qu'elle soit attractive aux yeux des investisseurs. Et donc rentable", assure Patrick Errard.

afp.com/FRANCK FIFE

Jean-Paul Vernant. Cet hématologue à l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, membre du conseil d'administration de la Ligue contre le cancer, a été, en 2013, l'auteur du rapport "Recommandations pour le troisième Plan Cancer". Avec le Pr Dominique Maraninchi, il est à l'origine de la pétition des 110 cancérologues pour la maîtrise des prix des anticancéreux.

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NOTRE DOSSIER >> Les médicaments

Patrick Errard. Le président du Leem, l'association professionnelle représentant les laboratoires pharmaceutiques, a d'abord été gastro-entérologue en hôpital. Il a ensuite rejoint le secteur du médicament, où il a fait toute sa carrière. Il est toujours directeur général d'Astellas Pharma France, filiale d'un laboratoire japonais.

Les nouveaux médicaments, en particulier les anticancéreux, sont de plus en plus chers. Cela menace-t-il l'accès aux soins et l'équilibre des régimes sociaux?

Jean-Paul Vernant. Nous disposons de nouvelles molécules souvent très efficaces contre le cancer, mais à des prix toujours plus exorbitants. Le Glivec, par exemple, formidable contre certaines leucémies, coûte entre 27000 et 40000 euros par an et par patient selon la dose. Un malade traité depuis 2001 a 70% de chances d'aller très bien aujourd'hui, et de continuer à prendre ce produit, à ce prix, tous les ans.

Si le Glivec ne marche pas, nous avons maintenant des traitements de deuxième génération très efficaces, vendus de 45000 à 60000 euros par an et par malade. Dans le cancer du poumon, la dernière molécule est à 55000 euros par an. Pour le myélome, c'est près de 70000 euros par an. Et je ne parle pas des médicaments d'immunothérapie, très prometteurs, mis sur le marché outre-Atlantique à plus de 150000 dollars par an.

Aux Etats-Unis, il y a eu une révolte des patients et des médecins, car de nombreux malades ne bénéficient pas de ces innovations, et la maladie est là-bas l'une des premières causes de faillite personnelle. En France, notre régime de santé solidaire nous met pour l'instant à l'abri de tels drames, mais pour combien de temps? Et jusqu'à quel niveau de prix? On a bien vu les questions posées par le sofosbuvir contre l'hépatite C, vendu 42000 euros par an: on a d'abord dû le réserver à une petite catégorie de malades, avant de le rendre accessible à tous...

C'est pourquoi, avec Dominique Maraninchi, ancien responsable de l'Institut national du cancer et de l'Agence nationale de sécurité du médicament, nous avons tiré la sonnette d'alarme en lançant cette pétition, signée par 110 cancérologues et hématologues français.

Patrick Errard. Il est tout à fait indécent, voire diffamant d'affirmer, comme certains récemment, qu'en France des patients vont mourir à cause des prix pratiqués par les laboratoires pharmaceutiques. C'est totalement faux. Remettons les choses dans leur contexte. Les dépenses de l'Assurance-maladie pèsent 182 milliards d'euros. Le médicament représente seulement 15% de ces dépenses, et ce depuis dix ans, malgré l'arrivée de molécules innovantes.

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Ce poste est donc le mieux maîtrisé de tous. L'industrie du médicament est même le plus gros contributeur à la réduction du déficit de l'Assurance-maladie, du fait d'une taxe en ce sens à hauteur de 1,5 milliard d'euros par an.

Quant aux anticancéreux, ils représentent une dépense annuelle de 3,7 milliards d'euros: c'est 2% du budget de l'Assurance-maladie! Bien sûr, ce pourcentage va croître. Il passera peut-être à 3%, voire à 3,5%. Ce n'est pas négligeable. Mais personne ne peut sérieusement prétendre que ce poste, modeste au regard de l'ensemble, menace à lui seul l'équilibre des comptes et tout le système de soins.

Une plaquette de médicaments, le 11 février 2015 à Quimper (Finistère).

"Pourquoi les prix ne sont-ils pas les mêmes partout? Selon les industriels, les pays riches financent les pays pauvres; en réalité, les prix dépendent de la capacité des Etats à payer", assure Jean-Paul Vernant.

© / afp.com/FRED TANNEAU

Malgré tout, comment peut-on expliquer les prix atteints par certains médicaments?

J.-P.V. C'est bien ce que l'on a du mal à comprendre. La recherche est de plus en plus faite par des scientifiques du public. Ce sont eux qui séquencent une tumeur, découvrent une anomalie moléculaire, et font une publication dans un journal scientifique. Les industriels lisent l'article et recherchent un traitement orienté sur cette cible. C'est assez rapide. Idem pour le développement: sur ces populations de malades très ciblées, l'effet de la molécule se voit vite. Pas besoin d'analyses longues, complexes, comme pour des médicaments traditionnels.

D'ailleurs, une fois le brevet déposé, ces molécules innovantes arrivent de plus en plus vite sur le marché. Au total, les dépenses de R&D représentent seulement 14% du chiffre d'affaires des dix plus gros laboratoires, contre 19% pour leurs bénéfices - plus que chez Total ou LVMH.

P.E. Ce chiffre est une moyenne qui inclut toutes les entreprises du secteur, y compris les fabricants de génériques, qui font très peu de R&D. Pour les laboratoires faisant de la recherche, la part du chiffre d'affaires réinvesti en R&D atteint en moyenne 20%, et peut grimper jusqu'à 40%. L'industrie du médicament est bien l'un des secteurs où la R&D est la plus développée. Mais la question n'est pas là.

La logique économique du secteur est une logique d'investisseurs et de capitaux privés. Pour que l'industrie du médicament continue à investir afin d'innover, si possible en France plutôt qu'en Inde, il faut qu'elle soit attractive aux yeux des investisseurs. Et donc rentable. C'est aussi simple que cela: nous sommes dans une logique de soutien aux investissements à venir, et non de remboursement de dépenses passées. Par ailleurs, le coût de ces nouveaux traitements doit être mis en perspective avec leur apport thérapeutique et, le cas échéant, avec les économies qu'ils génèrent.

A titre d'exemple, une étude menée en 2015 par le cabinet Jalma montre que, pour le seul cancer de la prostate, les progrès liés aux nouveaux traitements entraîneront 400 millions d'euros d'économies dans les dix ans, avec moins d'hospitalisations et plus de soins à domicile. Même chose avec le sofosbuvir, qui guérit l'hépatite C: il n'y a pas de sens à garder les structures qui accueillaient les malades chroniques. On ne résoudra pas la question du prix du médicament sans regarder le fonctionnement du système dans son ensemble.

J.-P.V. C'est vrai, le sofosbuvir va éviter des cirrhoses, des hémorragies digestives, des greffes. Mais pourquoi les économies iraient-elles dans la poche de vos actionnaires? Il y a tellement de besoins par ailleurs! Si l'on vous suit, le vaccin contre la polio, extrêmement efficace, aurait coûté une fortune. De même, les fabricants d'airbags, qui sauvent des vies, feraient payer leurs produits très cher. En outre, les économies ne sont pas toujours au rendez-vous, bien au contraire. Avant l'arrivée du Glivec, nous faisions des greffes de moelle en cas de leucémie myéloïde chronique. Cela coûtait environ 100000 euros. En trois ans de traitement avec le Glivec, on dépasse le prix d'une greffe...

Dans ce cas précis, le prix du médicament aurait donc dû être plus bas. D'ailleurs, pourquoi le Glivec est-il passé aux Etats-Unis de 30000 à 90000 dollars en quinze ans? Parce que le fabricant a considéré que le marché pouvait payer ce prix-là. Autre question, pourquoi le prix d'un médicament n'est-il pas le même partout? Le sofosbuvir coûte 90000 dollars aux Etats-Unis, 42000 euros en France, 800 dollars en Egypte.

Les industriels disent que les pays riches financent les pays pauvres, mais c'est faux. Le coût de production du sofosbuvir est de 100 dollars pour un traitement de trois mois. Même en Egypte, où la prévalence de l'hépatite C est l'une des plus élevées du monde, les bénéfices sont énormes. En réalité, le prix est déterminé par la capacité des Etats à payer. Mais, à ce jeu-là, l'industrie se met en danger elle-même. Les Anglais refusent déjà de rembourser certains médicaments, d'autres pays commencent à hésiter. A ce rythme-là, on court à la catastrophe, pour les malades comme pour les laboratoires.

L'Etat n'est-il pas aussi en cause? C'est lui qui fixe les prix des médicaments distribués en France, par le biais du Comité économique des produits de santé (Ceps), sous la tutelle des ministères de la Santé et des Finances...

P.E. Nous devons en effet faire attention à ne pas crever un certain plafond de verre. Et c'est bien le rôle de la régulation publique, qui en France est très cadrée. Une première commission, sous l'égide de la Haute Autorité de santé, note l'apport du médicament. Cette note sert de base aux discussions avec le Ceps, qui nous demande de fournir une étude d'efficience et une étude d'impact budgétaire.

Manifestation de l'association Act Up dans les locaux de Gilead à Montpellier, pour dénoncer le prix du sofosbuvir, le 29 avril 2014

Manifestation de l'association Act Up dans les locaux de Gilead à Montpellier, pour dénoncer le prix du sofosbuvir, le 29 avril 2014.

© / afp.com/Sylvain Thomas

Si le dossier est convaincant, le prix que nous proposons est accepté. Sinon, le comité peut demander une baisse de prix ou des remises qui peuvent aller jusqu'à 50% du chiffre d'affaires, et parfois les deux. De ce fait, les 42000 euros évoqués pour le sofosbuvir sont un prix facial, le prix réel payé par la Sécu est inférieur.

J.-P.V. Ces remises ne sont qu'un alibi. J'ai regardé le rapport du Ceps. Pour l'hépatite C, elles ont représenté seulement 76 millions d'euros: à ce niveau-là, on reste très proche du prix facial. Sur l'ensemble des médicaments, elles ont atteint 800 millions d'euros en 2014, soit 3% du total des dépenses de médicaments. C'est très peu.

On peut d'ailleurs se poser des questions sur le fonctionnement du Ceps, qui manque de transparence, et qui semble démuni face au lobbying de l'industrie. Pouvez-vous par exemple assurer qu'il n'y a pas de pressions, pas de menaces à la délocalisation pour que vos prix soient acceptés? Il faudrait que des représentants de malades puissent assister aux discussions.

P.E. Les règles de fixation des prix sont publiques. L'accord-cadre entre le Ceps et l'industrie est disponible sur Internet. Il prévoit d'ailleurs que l'industriel peut faire valoir des investissements en France, à condition que ce soit contractualisé. S'il le fait, cela ne jouera pas sur le niveau du prix, mais sur sa stabilité. Quant à la transparence... On la demande quand on n'a pas confiance. Mais pourquoi pas, si cela peut stopper les soupçons de lobbying et de tractations secrètes?

La ministre Marisol Touraine a créé la polémique en décidant que l'Assurance-maladie ne paierait plus directement certains médicaments onéreux aux hôpitaux par le biais d'une enveloppe budgétaire dédiée. Si les établissements veulent continuer à les prescrire, ils devront les financer sur leur propre budget. Qu'en pensez-vous?

P.E. Ce système permettait de faire prendre en charge, en dehors du budget des hôpitaux, des traitements innovants et coûteux, afin d'en garantir l'accès. A présent, une partie de ces produits ne bénéficie plus de ce financement. Nous comprenons la volonté de réviser périodiquement la liste des molécules incluses dans cette enveloppe, mais nous contestons la méthode. Beaucoup des produits sortis de cette liste avaient un vrai impact sur la qualité de vie des malades du cancer. Il y aura potentiellement des pertes de chances et une inégalité d'accès aux soins, car certains hôpitaux continueront à les acheter, et d'autres non.

J.-P.V. Il existe une solution simple à ce problème: que les prix des médicaments concernés - qui sont souvent sur le marché depuis plusieurs années - baissent, afin que tous les hôpitaux puissent les acquérir! C'était probablement l'idée de la ministre...

De façon générale, je suis assez pessimiste sur l'impact de la régulation au niveau national. On voit bien que le prix d'un médicament est d'abord fixé aux Etats-Unis, où il n'y a pas de contre-pouvoir. Ensuite, les pays européens négocient à la baisse. Mais leurs marges sont limitées: selon les Etats, le prix varie de plus ou moins 10% environ. Pour agir, il faut une concertation internationale.

Vous devez être ravi de l'initiative de François Hollande au G7, en faveur d'une régulation mondiale du prix des médicaments...

J.-P.V. Tout à fait! Nous sommes face à des multinationales, on ne réglera donc pas le problème pays par pays. Ce sera discuté en septembre, à la réunion des ministres de la Santé du G7 à Kobe (Japon), puis au G20 à Hangzhou (Chine).

P.E. Je comprends l'initiative, mais cela ne va pas être simple. Les systèmes de soins des pays sont différents. Les populations n'ont pas les mêmes besoins, les financements ne reposent pas sur les mêmes bases, les dépenses n'ont pas la même dynamique. Certains pays sont excédentaires, d'autres déficitaires... D'ailleurs, ces échanges seront peut-être l'occasion pour la France de s'inspirer de la réussite d'autres Etats. L'Allemagne a su réduire ses déficits tout en garantissant des prix élevés aux médicaments et un accès précoce à l'innovation. Cela montre bien que le prix du médicament n'est pas le sujet: il faut raisonner sur l'ensemble des dépenses, en luttant contre tous les gaspillages.

J.-P.V. Certes, mais si des économies sont possibles, elles doivent bénéficier à tous, et non aux seuls actionnaires de l'industrie du médicament, qui est déjà celle qui génère les plus gros bénéfices. Les médicaments ne sont pas des produits comme les autres, et les malades ne sont pas des consommateurs comme les autres; j'aimerais donc que les laboratoires ne soient pas considérés comme des industries comme les autres.

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