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Raison et sentiments (3/4)

Eric Fiat: «La pudeur, c’est l’esprit qui rougit du corps»

Burkini, une polémique françaisedossier
Alors que l’époque est au porno, à l’épilation intégrale et au burkini, dans une société tiraillée entre l’obscénité et la pudibonderie, le philosophe fait l’éloge de la pudeur, jeu subtil de voilement et de dévoilement. Une affaire de sagesse et d’érotisme.
par Noémie Rousseau
publié le 19 août 2016 à 18h41

Eric Fiat parle avec d'infinies précautions. Il l'admet, il «aime bien les imparfaits du subjonctif, le beau français», reconnaît que ses «références sont un peu datées». Et puis, au fil de la discussion, on se dit que le philosophe sied à merveille au sentiment dont il fait l'éloge, la pudeur. Il use des mots avec tact pour parler d'elle. C'est qu'il ne faut pas la brutaliser, sinon le charme s'évanouit. On ne la dissèque pas, mais on l'apprivoise, on l'effeuille, et alors on la débarrasse de la décence, la coquetterie, la pudibonderie. Elle est un trouble de l'âme avant d'être un trouble à l'ordre public. Délicieusement érotique, est-elle plus dans le burkini ou le maillot de Mme Macron en une de Paris Match ?

Parmi les raisons invoquées par les personnalités politiques pour justifier l’interdiction du burkini sur les plages figure «le respect des bonnes mœurs». Est-ce à dire que le bikini y serait plus conforme ?

C’est une expression étrangement désuète et inquiétante dans la bouche d’un politique, car ce n’est pas à ce dernier de dire ce qui, en matière de mœurs, est bon ou non. La conséquence logique de cette invocation est de juger que respecte plus les «bonnes» mœurs celle qui porte le bikini le plus minimaliste que celle qui porte le burkini. La reine Victoria doit se retourner dans sa tombe, car l’expression fut forgée en des temps «puritains» et même pudibonds, où la norme en la matière était à la plus grande dissimulation possible du corps. Le moindre qu’on pourrait attendre d’un maire soucieux de tous ses administrés est de ne pas décréter qu’une vêture est licite parce que majoritaire, ou illicite parce que minoritaire.

La raison invoquée par les femmes qui portent le burkini est souvent la pudeur.

Certes, mais pourquoi l'homme pourrait-il montrer cuisses et ventre sans être impudique ? J'enrage que la pudeur ait été longtemps genrée. En cours de latin, nous devions traduire «virtu» par «courage», appliqué aux hommes, et par «pudeur» pour les femmes. Il y a une impudeur objective du sexe de l'homme, mais il serait catastrophique d'inférer de ce simple constat que la pudeur doit être une vertu réservée aux femmes ! Surtout, je ne parviens pas à comprendre qu'après des siècles d'efforts à tendre vers la parité, on légitime le burkini, soit la réinvention en Occident d'une discrimination radicale entre féminin et masculin. L'intimation des hommes aux femmes de se voiler révèle plutôt l'obscénité de leur regard que le respect qu'ils auraient pour leur pudeur. D'ailleurs, il est ridicule et contradictoire de vouloir commander la pudeur : ce serait la faire tristement se transformer en décence. La pudeur est une injonction intérieure, à la fois éthique et esthétique. La décence est une injonction sociale et extérieure, c'est l'institutionnalisation de la pudeur. Le souci de la bienséance, du conformisme, de l'étiquette, suppose une réflexion. Alors que la pudeur s'exprime comme une spontanéité, elle est une difficulté à paraître sous les regards dont l'origine se trouve en soi. Comme disait Jankélévitch, «la pudeur ignore le calcul prudent de l'étiquette». Visiblement, certaines femmes disent décider de se voiler. Je peux comprendre qu'elles essayent d'échapper à une tyrannie du corps parfait en se cachant. Il faut être délicat avec la question du voile, tenter de comprendre, sans forcément légitimer, ni oublier ce que La Boétie nomme «la servitude volontaire».

Au milieu de corps dénudés, un burkini, cela se remarque. La pudeur peut-elle être ostentatoire ?

La revendication du port de ce vêtement au nom de la pudeur est étrange. Au même titre que la modestie, la simplicité ou l'humilité, elle fait partie de ces vertus fragiles qu'on ne peut proclamer posséder sans immédiatement les perdre. Leur exhibition équivaut à leur annulation. C'est être orgueilleux de se dire modeste, complexe de se dire simple, impudique de se proclamer pudique. Méfions-nous de ce que Jankélévitch appelait «une réserve qui s'annonce à grands cris» ! Si le honteux se tait et l'obscène fanfaronne, le pudique s'exprime discrètement, par la litote ou l'euphémisme. Si le honteux se cache et l'obscène se montre, le pudique se montre discrètement. De même, il ne peut y avoir de «mode pudique», car la pudeur est le sentiment solitaire d'un être qui a peine à paraître, alors que la mode est une manière collective de s'afficher. Autrement dit : entre la femme portant bikini et celle portant burkini, la plus pudique des deux n'est donc pas toujours celle qu'on pense !

La pudeur est une notion presque insaisissable…

Elle est précaire, donc précieuse. C'est ce que j'aime chez elle. Elle n'est pas un grand sujet de la philosophie, pourtant elle procède de la question du corps et de l'âme, du monisme ou du dualisme, de l'incarnation. Cette difficulté à être incarné est éprouvée par tout être blessé dans sa pudeur. Quand on doit se déshabiller chez le médecin, quand, adolescent, on se met pour la première fois nu devant quelqu'un qu'on désire… Plus âgé, le corps aura été aimé, donc c'est qu'il est aimable. La pudeur n'est pas ringarde et désuète. Elle est la difficulté éprouvée à avoir un corps qu'on ne maîtrise pas complètement. Comme le dit Edgar Morin, la nature est «un paradigme perdu» : il y a un ressentiment contemporain à l'égard de la notion de donné. Notre vie, notre sexe, notre éducation, notre corps nous sont donnés. La pudeur est l'esprit qui rougit du corps ou la gêne ressentie par l'être d'esprit en nous, lorsqu'il pense qu'il est aussi un être de nature.

Et, en cela, elle est l’essence de l’homme.

Les purs esprits et purs corps que seraient les anges et les animaux n’ont pas la pudeur. L’homme est une dissonance incarnée, mélange d’esprit et de corps… Il est un animal pudique. Aucun être humain, même le plus vulgaire, ne peut être sans pudeur, prêt à tout montrer de son corps et de son âme en toutes circonstances. Il y a aussi une histoire et une géographie de la pudeur. Dans certaines civilisations, il n’est pas du tout indécent d’être le sexe nu tant qu’on a un bracelet au poignet ou à la cheville, ou tant qu’on porte un étui pelvien, que le pubis est épilé et que l’on a une tache de peinture sur le front.

Peut-on parler d’un regard pudique ?

Il y a un tact du regard comme une manière de toucher sans toucher, une manière verlainienne de rencontrer l'autre, «sans rien qui pèse ni ne pose». L'envers de Verlaine, c'est Paris Match, «le poids des mots, le choc des photos» ! Le regard cognitif, des scientifiques, des philosophes des journalistes, est direct et lumineux, objectif. Il jette devant ce qu'il cherche à connaître. Le regard pudique est un regard courbé et ombrant, il jette un voile de fin silence, une ombre de délicatesse sur le corps ou l'émotion de l'autre, fait en sorte que le découvert ne devienne pas l'obscène, nuance la crudité de l'objet par l'usage attentif d'un arsenal de voilages, de persiennes. Ce que l'autre ne m'a pas caché, je me le cache en ne le regardant pas. La pudeur, c'est la vertu du clair-obscur. L'homme ne peut pas vivre dans la totale obscurité, être toujours à l'abri des regards. Même le plus timide d'entre nous aspire à la reconnaissance, à la lumière, mais sans être continuellement exposé : ce serait insupportable. D'ailleurs, même nu, l'être humain est encore vêtu de sa pudeur. Elle est cette petite ombre. Pudeur vient de pudere, «avoir honte». Mais elle n'est pas la honte, elle est la possibilité de la honte, la honte en puissance, virtuelle. Paraître, c'est comparaître, être jugé, être la proie du regard d'autrui.

La pudeur aiguise aussi le désir.

C’est une vertu qui a beaucoup de charme. J’en fais l’éloge, à condition qu’on puisse la dépasser. Le pudique respecté va aller au-delà de sa pudeur et montrer son corps ou ses sentiments. Et ce moment, aussi bien pour le pudique que pour celui qui le regarde, est un moment délicieux, que ne connaîtront ni l’arrogant ni l’obscène. La pudeur est un trouble gênant, elle est belle vue de l’extérieur, pas de l’intérieur. A chaque fois qu’il sera traité avec tact, il se rendra compte que la pudeur a du charme. Mais il ne faut pas qu’il en ait trop conscience, sinon il devient coquet.

Alors, elle est belle parce qu’éphémère ?

Oui, mais j'espère qu'elle ne disparaît pas, ce serait la mort de l'amour. Il y a une joie érotique à ce que le pudique devienne impudique. L'érotisme est une kaïrologie, une science du moment opportun. «Je ne sais pas quand tu accepteras d'entendre ces mots ou de dire ces mots, je ne sais pas quand tu accepteras de me montrer ces parties de toi, physiquement ou moralement.» L'amour, c'est cela. C'est l'attention fine au moment où l'autre va être prêt à sortir de sa réserve, sachant qu'il y reviendra. C'est aussi une démaîtrise, une heureuse dépendance. «De vous dépend ma peine ou ma béatitude, me voilà enfin rendu à votre arrêt et je serai heureux si vous voulez, malheureux s'il vous plaît», disait Tartuffe. Sans vouloir passer pour un moralisateur, je déteste le naturisme. Pourquoi se priver de l'occasion tellement belle de désirer ? Ni l'obscène ni la prude ne sont attirantes. L'obscène montre ce qu'il faudrait cacher, la prude cache ce qu'il faudrait montrer, la pudique montre et cache à la fois et c'est ce qui la rend éminemment désirable.

L’épilation intégrale est devenue la norme. Est-ce la nostalgie d’une vie sans pudeur ?

Il est étrange que soient contemporains ces deux phénomènes, où on cache les cheveux et où on fait disparaître les poils. La pilosité révèle et cache. L’épilation était une délicieuse transgression dans ma jeunesse. Or, l’érotisme a besoin de la transgression, l’acte sexuel est toujours affecté d’une nuance de forfait. Il me semble qu’on est passé en quelques années de la fellation transgression à la fellation prestation, de l’épilation transgression à l’épilation prestation.

Avec l’étalage sur les réseaux sociaux, le porno, la télé-réalité, est-ce le temps de l’impudeur ?

Il faut se méfier du geste nostalgique, toujours précédé d'un geste d'idéalisation du passé. Peut-être a-t-on été pudibond à l'époque de la culotte fendue, où on ne se mettait pas nu pour faire l'amour, où montrer ses sentiments au sein d'une même famille était proscrit, où les garçons naissaient dans les choux, les filles dans les fleurs. La bourgeoisie du XIXe siècle a été tellement prude, obsédée par la distance et la dignité… Et les êtres humains comme les civilisations ont tendance à passer d'un excès à l'autre, de la pruderie à l'obscénité. C'était terrible de commencer sa vie amoureuse avec cette honte à l'endroit de la sexualité, peut-être l'est-ce tout autant avec la pornographie. On ne savait rien de la vie intime de De Gaulle, on en a trop su de celle de Sarkozy. Entre le général blindé et le Sarkozy vulgaire, il me paraît urgent de ne pas choisir.

L’époque est aussi au contrôle de l’image et à la communication. Sommes-nous dans une société aussi coquette et adolescente ?

Quand vous dites que la société est coquette, vous la soupçonnez d'être dans la mise en scène du renoncement plutôt que dans le renoncement à la mise en scène. Une parodie de pudeur ! La véritable pudeur est spontanéité, la coquetterie est une pudeur qui aurait dégénéré en jeu : la coquette ou le coquet font semblant d'être pudiques, quand ils baissent les yeux, ils pensent déjà à les relever pour voir l'effet produit. La coquetterie est une manière de cacher pour mieux montrer ; alors que la pudeur, elle, est véritablement une intention de cacher. Ainsi Nicolas Sarkozy a mis en scène dans son dernier livre son regret d'avoir été impudique le temps de son quinquennat… avec une impudeur non moins singulière ! Et, oui, la société est peut-être adolescente, peinant à trouver la juste mesure entre le vice par excès de pudeur, la honte, et le vice par défaut de pudeur, l'obscénité. Cette juste mesure étant précisément ce qu'Aristote nomme la pudeur (aïdos). L'adolescence n'est plus cette parenthèse assez vite refermée par toute une série de ritualités traditionnelles n'ayant lieu qu'une fois. Devenue une période fondatrice, objet de toutes les attentions, elle commence de plus en plus tôt et se termine de plus en plus tard, chacun étant sommé de gérer solitairement son corps, comme une petite entreprise. C'est sa pauvreté en rites qui explique le côté adolescent de notre époque, et sa triste oscillation entre le porno et la burqa.

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