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Wassyla Tamzali : l’Algérienne qui dérange

Elle s’indigne, dénonce et brise les tabous. Entretien avec la féministe algérienne Wassyla Tamzali.

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Elle bouscule les féministes des pays musulmans aussi bien qu’occidentaux. Figure de proue du mouvement des femmes au Maghreb, Wassyla Tamzali ose s’attaquer à un tabou de taille : la sexualité sous la loi coranique. Elle dénonce aussi la complaisance des féministes de l’Ouest envers l’islamisme. Notre collaboratrice l’a rencontrée à Paris.

Elle avait 20 ans quand l’Algérie a conquis son indépendance au terme d’une guerre livrée sans merci à la France colonisatrice, en 1962. Née à elle-même dans la fièvre de la libération nationale, durant ces années chantantes où toutes les promesses étaient permises pour les hommes et les femmes, Wassyla Tamzali n’a cessé, depuis, d’aller de désillusion en désenchantement. Non, le peuple algérien ne s’est pas émancipé, vite sacrifié sur l’autel d’une oligarchie qui lui a volé sa révolution. Non, les femmes ne se sont pas libérées. Pis encore, elles se sont éloignées du but. Les portes de l’affranchissement se sont vite refermées devant elles.

C’est comme avocate à Alger, pendant 10 ans, qu’elle a connu de près les affres de l’oppression des femmes dans un pays qui, dit-elle, « n’a pas construit de solution de rechange à la société centrale conservatrice ». Puis, à titre de directrice des droits des femmes à l’UNESCO, elle a pu mesurer le chemin qui reste à parcourir pour que l’égalité des sexes devienne réalité sur la planète.

Aujourd’hui, elle vit entre Alger, Tunis et Paris, et partage son temps entre militantisme et écriture. En 2009, elle a publié Une femme en colère chez Gallimard, réquisitoire d’une retentissante audace qui met en lumière la régression de la condition des femmes dans les pays à majorité musulmane et le renoncement de la pensée occidentale face à la montée des groupes islamistes.

Un cri dans le désert

Cinq ans après la publication de ce livre, Wassyla Tamzali est toujours une femme en colère. « Je suis un catalogue d’exclusions », affirme-t-elle. Le ton est donné, qui ressemble à celle qui l’incarne : mélange de fermeté, de force intérieure et d’indignation. « Je suis femme, bourgeoise, francophone, féministe et libre penseuse, sinon athée. »

Elle paie cher le prix pour être qui elle est. « Ma liberté est difficile. Elle m’a isolée. » Mais devant « le silence fracassant tombant du ciel des musulmans », écrit-elle, Wassyla Tamzali a décidé de prendre la parole. Et sa parole ressemble à un cri. Un cri dans le désert, chez elle, en Algérie. « Le pouvoir algérien a fait de nous, femmes féministes, les ennemies du peuple, celles à abattre », déplore-t-elle. Mais le désert où elle crie est aussi occidental. La militante dénonce ce qu’elle appelle « l’amnésie des féministes postmodernes », reprochant à des Européennes et à des Nord-Américaines de s’être ralliées, nombreuses, aux thèses du relativisme culturel.

« Certaines ont oublié leurs combats », assène-t-elle, des combats grâce auxquels « elles ont été capables de remettre en question l’ordre patriarcal dans ce qui fondait son système : la domination du corps des femmes et le contrôle de leur sexualité ». Mais alors, se demande-t-elle, ce qui était bon et essentiel pour les féministes occidentales ne le serait plus pour leurs sœurs des pays arabes et musulmans? « Vous avez désacralisé la religion chrétienne. Nous, on essaie de désacraliser l’islam et vous ne nous suivez plus. Et encore, nous sommes moins audacieuses que vous! »Elle ne mâche pas ses mots. « Alors, à vous la pensée et l’histoire, à nous la culture? Ça ressemble à de l’ethnisme. Nous, on resuce notre culture, et vous, vous avancez! »

Le mirage des conquêtes sociales

S’il y a maintenant des femmes ministres et médecins, des ingénieures et des banquières dans les pays arabes et musulmans, « ces conquêtes sociales n’ont pas libéré les femmes musulmanes pour autant ». Pourquoi? « Nous nous sommes très peu interrogées sur la question de l’identité féminine, nous privant ainsi du seul moyen pour les victimes de prendre conscience qu’elles sont les protagonistes d’un système qui les nie. »

« La première tâche du féminisme dans nos pays, c’est d’amener la femme à l’état de sujet, d’individu », dit-elle. Et pour cela, il n’y a pas d’autre chemin que celui de la déconstruction du modèle féminin prescrit par l’ordre patriarcal. Et cette déconstruction, « radicale et politique », soutient-elle, « nous l’avons négligée, effrayées par son contenu subversif et la peur irrationnelle d’être exclues de nos sociétés ».

L’éros musulman

Mais là où l’intellectuelle algérienne apporte une voix unique et se fait le plus dérangeante, c’est quand elle aborde la question de la sexualité dans les pays sous la loi coranique. « Dans nos pays musulmans, on a revivifié la vieille religion grecque du phallus. On a sacralisé la sexualité masculine. »

Si les femmes et les filles, en se voilant, croient se mettre à l’abri du désir des hommes, c’est le contraire qui se produit, soutient Wassyla Tamzali.

Peu de féministes et de spécialistes nous paraissent avoir posé la question de la sexualité telle que prescrite dans le Coran. Nous avons lu fort peu d’analyses au sujet, par exemple, de ces 72 vierges qui attendaient les « martyrs » du 11-Septembre comme récompense dans le ciel d’Allah. Qu’est-ce que cela révèle du Coran? Wassyla Tamzali, elle, ose s’avancer sur ce terrain. Et en termes non équivoques. « Il n’y a pas d’égalité dans le Coran », soumet-elle d’abord. Le code de tenue corporelle et vestimentaire pour les musulmanes « a été établi pour juguler le désir des hommes ».

« Plus on refoule la sexualité, plus elle est présente », poursuit-elle. Celle qui réside à Alger et connaît bien l’ensemble du Maghreb affirme constater chaque jour la place exorbitante et obsessive que prend la sexualité dans la vie courante. « Les rues arabes s’érotisent », dit-elle. Et le regard des hommes se fait de plus en plus lourd et concupiscent. Ce refoulement conduit « à de véritables déviances pathologiques » qui se traduisent par les actes les plus barbares à l’endroit des femmes, la burqa afghane (ou voile intégral) représentant, à ses yeux, la forme la plus aboutie et théâtralisée de ces déviances.

Si les femmes et les filles, en se voilant, croient se mettre à l’abri du désir des hommes, c’est le contraire qui se produit, soutient Wassyla Tamzali. La dissimulation des corps féminins a pour effet, affirme-t-elle, d’augmenter les crimes et le harcèlement sexuels, d’exacerber la peur des femmes et la convoitise des hommes.

La féministe pousse l’audace de la pensée et des mots encore un peu plus loin en avançant, dans son livre, « qu’au cœur de cette folie, se trouve[nt] l’obsession de la virginité […] et l’importance démesurée accordée à la préservation de l’hymen ». Quoique les hommes musulmans veuillent se marier et marier des femmes vierges, les naissances hors mariage sont nombreuses et entraînent, écrit-elle, « une panoplie d’aberrations, abandon d’enfants, infanticides, furie meurtrière des pères et des frères à l’endroit des jeunes filles enceintes et usage abusif de la sodomie et ses traumatismes cliniques ».

Le jour décline sur Paris. Nous n’avons pas vu le temps passer. Les sujets abordés semblent inépuisables. Je pose une dernière question. Comment imaginer des changements en profondeur pour les femmes des pays arabes et musulmans quand le mot islam signifie « soumission »? La soumission n’est-elle pas indissociable du Coran? La réponse de Wassyla Tamzali tombe comme un petit rayon de lumière et d’espoir : « Les religions ne viennent pas du ciel. Elles sont des créations culturelles et, par conséquent, elles peuvent changer. »