“C’est Khomeini qui a popularisé le terme d’islamophobie”, Négar Djavadi, écrivaine

Avec 'Désorientale', Négar Djavadi signe un premier roman drôle et bouleversant, qui tient les lecteurs en haleine. La saga d'une famille iranienne semblable à celle de l'auteure, en prise avec les bouleversements de l'histoire de la Perse. Rencontre.

Par Yasmine Youssi

Publié le 28 août 2016 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h57

Elle a toujours écrit. Des scénarios pour le cinéma, pour la télévision, des pièces de théâtre aussi. Et puis, cette rentrée, Négar Djavadi, 46 ans, a livré son premier roman, Désorientale. Elle y croise l'histoire d'une famille iranienne semblable à la sienne, avec les grands évènements du passé plus ou moins proche de son pays d'origine. Ce faisant, elle nous bouleverse et nous fait rire. Elle nous tient en haleine surtout, sautant d'une temporalité à une autre, d'un récit à un autre, multipliant avec bonheur les digressions, sans jamais se perdre, ni perdre son lecteur. Un régal.

Qu'est-ce qui vous a poussée à écrire ce livre ?

A l'origine, j'avais envie de raconter un personnage dont le destin touchait la grande histoire de l'Iran. Pas seulement parce que je suis iranienne, mais parce que ce pays est surprenant et paradoxal, même aux yeux de ses habitants. Au XXe siècle, avec ses coups d'Etat successifs, ses révolutions, il dessine une dramaturgie particulièrement forte. En même temps, il y a aussi du rocambolesque et du comique dans l'histoire de l'Iran, ce qui me permet d'y insérer mes personnages.

Les points communs entre votre propre histoire et celle de votre héroïne, Kimia, sont nombreux. En quoi ce livre reste-t-il un roman et non une autofiction ?

En bonne scénariste, j'ai pris le canevas de ma famille et j'y ai inséré mes personnages. Je suis née en Iran au sein de la bourgeoisie intellectuelle, mes parents se sont opposés au shah, comme à Khomeini. J'ai vécu la révolution aux premières loges. Puis, ma mère, ma sœur et moi, avons quitté le pays clandestinement. Le cadre est donc bien réel, mais je n'ai pas vécu les choses de la même manière que Kimia. Ce qui lui arrive est tellement exagéré, et les liens entre les personnages et la grande Histoire si clairement tissés que cela ne peut relever de l'autofiction.

Il y a quelque chose de très musical et de très cinématographique dans la construction de votre roman…

Je l'ai souhaité ainsi. Je n'avais pourtant pas de structure précise en tête, chose nécessaire lorsqu'on écrit un scénario – le roman est bien plus libre. Mais je voulais lier le présent à un passé haut en couleur, comme dans les contes. Et refléter mes deux cultures (iranienne et française) à travers mes personnages. Je tenais aussi à ce qu'on y retrouve cette façon très iranienne, très orientale, de raconter les histoires à travers de nombreuses digressions. Et en même temps ce sentiment d'intimité, cet intimisme, propre à la littérature française.

C'est d'abord par le cinéma que vous avez commencé à vous exprimer.

Oui, le langage de l'image correspondait à un moment de ma vie où je voulais m'exprimer sans avoir les mots pour le faire. Je ne savais pas comment me positionner par rapport à la langue française. D'autant qu'ici, la littérature met beaucoup plus les mots en avant que l'intrigue. Alors, dix ans durant, j'ai travaillé derrière la caméra sur de gros tournages. J'ai également réalisé des courts métrages, écrit des pièces de théâtre que j'ai mises en scène, écrit pour la télévision aussi. Au final, c'est donc l'écriture que j'ai choisie.

« Dans quatre jours, l'onde de choc de la révolution iranienne fera trembler l'Amérique », dit Kimia à la veille du 11-Septembre. Vous pensez que la situation actuelle et les conflits avec le monde arabo-musulman ont pour origine la prise de pouvoir de Khomeini ?

Je suis convaincue que l'arrivée de Khomeini au pouvoir a été le déclencheur de tout cela. Il a été le premier à s'opposer à l'Occident. C'est lui qui a popularisé le terme d'islamophobie qui a surpris les Iraniens eux-mêmes à l'époque. Avec la guerre Iran/Irak, l'Occident a d'autre part donné beaucoup d'armements à Saddam Hussein. La révolution iranienne est la clé de ce qui nous arrive.

Comment voyez-vous le retour de l'Iran au sein de la communauté internationale ?

J'en suis heureuse pour les Iraniens. La situation économique n'a jamais été aussi catastrophique que sous la présidence de Hassan Ahmadinejad. Mais ce n'est que de l'économie. Pour le reste… Il n'y a jamais eu autant d'exécutions que depuis l'arrivée au pouvoir de Hassan Rohani. Récemment un jeune homme de 19 ans a été pendu parce qu'homosexuel. Une caricaturiste a été arrêtée il y a peu et elle est toujours en prison. J'ai bien peur que ce côté modéré de l'Iran, désormais mis en avant pour parler de Rohani, soit un cache-nez pour faire passer les accords internationaux. La sauvagerie continue et ma plus grande peur, c'est que le régime se maintienne.

Après trente années passées en France, vous sentez-vous toujours en exil ?

Exil n'est pas le bon mot. Je dirais que je me sens en état d'apatride. Je crois que si je retournais en Iran aujourd'hui, je n'y reconnaitrais rien. L'autre jour, à Paris je suis allée voir le spectacle de l'humoriste Sarah Doraghi, qui est, comme moi, d'origine iranienne. Elle y interpelle les Français en disant « Laissez-moi m'intégrer ». Elle a raison. On nous renvoie sans cesse à nos origines, c'est pourtant quelque chose de lointain. On m'a par exemple demandé si j'avais d'abord écrit mon livre en persan. Comme si la langue française était inatteignable. Et comme si nous restions à jamais ce que nous avions été.

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