Daech, le cinéma directif et le spectateur ligoté

Dans son essai “Daech, le cinéma, la mort”, le réalisateur Jean-Louis Comolli analyse la façon dont l'organisation terroriste imite les films d'action hollywoodiens pour filmer les exécutions de ses victimes. Et interroge l'évolution esthétique du cinéma.

Par François Ekchajzer

Publié le 27 août 2016 à 14h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h55

Cest en cinéphile averti que Jean-Louis Comolli aborde, dans Daech, le cinéma et la mort (Verdier, 13,50 euros), les films par lesquels l’organisation terroriste donne à voir sur la toile l’exécution de ses victimes. Au-delà de l’examen de ces « clips » rarement considérés sous l’angle cinématographique, son essai interroge avec vigueur l’évolution esthétique du cinéma auquel il se consacre depuis un demi-siècle – de l’animation d’un ciné-club à Alger à la réalisation de documentaires et de quelques fictions, en passant par la rédaction en chef des Cahiers du cinéma et toutes sortes de réflexions théoriques, souvent très stimulantes et volontiers iconoclastes.

Vous évoquez dans votre dernier livre des photos de corps suppliciés dont la vision vous a marqué adolescent. « Telle est l’éducation à l’image qui m’a été faite », écrivez-vous.

Je suis né en Algérie et j’avais 14 ans en août 1955, quand a eu lieu le massacre de la mine d’El Halia, à quelques kilomètres de Philippeville où vivait ma famille. Mon père était médecin militaire. Il a été rapidement envoyé sur place et a été témoin d’horreurs dont il s’est bien gardé de me parler. J’ai découvert des années plus tard ce qu’il avait pu voir, en tombant sur un exemplaire du Bled, journal illustré de l’Armée française, qu’il avait laissé traîner sur la table de la cuisine. L’auteur des photos qui s’y trouvaient avait procédé à une petite mise en scène, en faisant déplacer les corps mutilés afin qu’on y voit quelque chose. Ces photos ont été, pour moi, la première manifestation de l’horreur. Etudiant en médecine à Alger, j’ai disséqué des cadavres et soigné de nombreuses plaies sanguinolentes. Pourtant, seul le spectacle de la violence au cinéma me faisait fermer les yeux. Je ne supportais pas de voir le sang, même faux, sur un écran.

Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Je ne me l’explique qu’aujourd’hui, en me disant qu’au cinéma c’est cadré. Au cinéma, les choses sont montrées avec une volonté de dire ou de faire ressentir quelque chose. Tel est d’ailleurs le problème primordial auquel est confronté tout cinéaste : montrer les choses. Les grands films sont ceux où les choses ne sont pas exhibées mais suggérées, sous-entendues, en partie visibles et en parties cachées. Dans La Féline de Jacques Tourneur, on ne voit jamais le fauve ; on en perçoit juste l’ombre, les traces, les grognements… Dans les clips de Daech, c’est tout le contraire. Ces films mettent les égorgements au centre de l’image. Ils ne montrent que ça.

“Depuis toujours, l’histoire du cinéma voit s’affronter deux tendances antagoniques : celle qui cherche à montrer le plus possible et celle qui pratique l’ellipse”

En quoi « portent[-ils] atteinte à la beauté et à la dignité du geste cinématographique », comme vous l’écrivez ?

Le cinéma se caractérise par le fait d’articuler visible et non-visible, champ et hors-champ. Sa pratique prend en compte la capacité du spectateur à percevoir au-delà de ce qu’il voit, lui accordant une part de liberté. Lui donner la possibilité d’utiliser son imagination pendant une heure et demie recèle une grande valeur politique, en lui prouvant qu’il a une tête et qu’il peut s’en servir.

… et qu’il a toute sa place dans le dispositif cinématographique.

Qu’il n’en est pas exclu, mais qu’il n’est pas non plus assigné de manière autoritaire à une place fixe, comme l’est le spectateur des clips de Daech et d’un nombre croissant de productions hollywoodiennes. Le moment historique dans lequel s’inscrivent les films de l’organisation terroriste n’est pas seulement un moment politique ; c'est aussi un moment esthétique et cinématographique. Depuis toujours, l’histoire du cinéma voit s’affronter deux tendances antagoniques : celle qui cherche à montrer le plus possible (à des fins spectaculaires) et celle qui pratique l’ellipse, qui cache pour suggérer. Depuis une vingtaine d’années, Hollywood privilégie de plus en plus dans ses films le visible au détriment du non-visible.

Quelle en est la raison ?

Elle est marchande. La marchandise appelle la visibilité, comme l’a découvert Karl Marx. Pour qu’une marchandise soit désirée, négociée, achetée, il faut qu’elle soit vue. Cela explique la propension de certains cinéastes (comme Stanley Kubrick, Sam Peckinpah ou Quentin Tarantino) à privilégier le visible dans leurs films. Les « clips » de Daech poussent cette logique plus loin, en niant le hors-champ ; en ne laissant donc aucune place à l’imaginaire du spectateur. L’un d’entre eux ébauche bien une petite mise en scène. On y voit des prisonniers en orange arriver sur une plage et s'agenouiller sur le sable. Les bourreaux, tout en noir, se placent derrière eux, un couteau à la main ; et les égorgements commencent. Un travelling latéral suit la progression des exécutions. Cette mise en scène dans la durée tient compte du fait qu’on ne peut pas représenter toute l’action dans le même temps. Qu’il faut montrer les choses successivement. Mais c’est le seul cas que je connaisse.

“Tout y est fait pour que le spectateur ne pense qu’à ce qu’on veut lui montrer. Les films de Daech sont assez proches de ce cinéma-là”

Le but des films de Daech ne consiste-t-il pas justement à sidérer le spectateur, en le privant d'accès à son imaginaire pour le soumettre à l’autoritarisme de la chose montrée ?

Je le crois. Le cinéaste Robert Kramer avait une expression pour définir ce rapport d'autorité : « C’est ainsi ! » Le cinéma balance d’ailleurs depuis toujours entre directivité et non-directivité. Par exemple, Alexandre Nevski d’Eisenstein ou Le Triomphe de la volonté de Leni Riefenstahl sont des films très directifs. Tout y est fait pour que le spectateur ne pense qu’à ce qu’on veut lui montrer. Les films de Daech sont assez proches de ce cinéma-là, auquel s’oppose un cinéma dont les formes ne sont pas cadenassées, où le spectateur ne se trouve pas ligoté. C’est ce cinéma-là que j’aime.

Vous citez en exemple celui d'Abounaddara, collectif de cinéastes syriens qui « contrent » les clips de Daech en proposant sur le net des films riches en poésie, en métaphores… Riches de cette dimension esthétique qui n'intéresse plus beaucoup le monde occidental.

Ma conviction est qu'une grande partie de nos élites dirigeantes ont été gagnées à la vision marchande, pour laquelle ce sont les contenus qui comptent, pas les formes. Aujourd'hui, quand deux responsables de télévision se rencontrent, de quoi parlent-ils sinon de « contenus » ? Ce refus rageur de la dimension esthétique donne à penser que les formes font peur. Que leur complexité et leur ambiguïté posent problème. C'est tellement plus difficile d'appréhender un vers de Mallarmé qu'un énoncé dont la forme est réduite à la syntaxe de base. Pas étonnant que tant de films se tournent aujourd'hui en champs-contrechamps ; cela leur évite d'avoir à penser l'espace.

A vous lire, on se dit que le marché a gagné. Si bien gagné, que même les ennemis déclarés de l'Amérique inscrivent leurs « clips » dans le sillage stérile de son cinéma. Quelle est l'issue ?

Si l'un des buts du marché est d'en finir avec la subjectivité, cela reste pour l'instant impossible. Quoi qu'on fasse, il subsiste en chacun de nous une part de poésie difficile à détruire. A l'intérieur d'un spectateur aliéné, continue de s'agiter un petit vermisseau critique. Tout n'est donc pas perdu. Dans la lutte à mort entre la subjectivité et le marché, à terme, c'est la subjectivité qui gagne !

Daech, le cinéma et la mort, ed. Verdier, 13,50 euros.

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