Dans l’ombre le diable continue ses manœuvres
Tu veux vivre malgré les cauchemars qui te hantent
Je suis semence d’exil d’un résidu d’étoile filante
[…]
Petit pays, je saigne de tes blessures

Le petit pays dont parle Gaël Faye dans les paroles de la chanson ci-dessus (album Pili pili sur un croissant au beurre, 2012) et dans son roman publié par Grasset en cette rentrée littéraire 2016, c’est le Burundi. Petit pays à l’histoire tragique, traversée de massacres à répétition entre Hutus et Tutsis, comme au Rwanda limitrophe, et que l’on a mis du temps à qualifier de génocide. Gaël Faye puise dans ses souvenirs d’enfance – pas si lointains, l’écrivain est jeune et la guerre qu’il nous raconte est celle de 1993 – et compose un roman en décalage de l’autobiographie, un roman qui donne à entendre, à hauteur d’enfant, la folie des hommes.

Gabriel, que l’on appelle Gaby, est le fils d’un Français installé à Bujumbura et d’une Tutsie rwandaise réfugiée au Burundi. Gaby a dix ans, sa petite sœur Ana sept. La famille vit dans une impasse tranquille, les gamins se retrouvent dans un combi VW pour boire des bières, fumer des clopes bon marché et discuter, ou bien vont se baigner, ou encore marauder des mangues dans les jardins du quartier, dont celui de Mme Economopoulos. Le mariage des parents bat de l’aile, la vie familiale se déglingue quelque peu, vie que la mère qualifie de « petite » et « minable ». Elle ne rêve que de Paris, elle voudrait que ses enfants soient élevés en France, quand le père reste attaché à une Afrique qui a fait de lui un homme reconnu et respecté, menant bon train, avec domesticité locale. Yvonne, la mère, reproche au père de ne s’être installé au Burundi que pour « chercher un terrain de jeu » et « prolonger ses rêves d’enfant gâté d’Occident ». Lorsque le père lui rétorque que beaucoup d’Africaines rêveraient d’être à sa place, la rupture est réellement consommée.

Une partie de la famille d’Yvonne vit à Bujumbura, dans un quartier où

« les voisins étaient surtout des Rwandais qui avaient quitté leur pays pour échapper aux tueries, massacres, guerres, pogroms, épurations, destructions, incendies, mouches tsé-tsé, pillages, apartheids, viols, meurtres, règlements de comptes et que sais-je encore. Comme maman et sa famille, ils avaient fui ces problèmes et en avaient rencontré de nouveaux au Burundi – pauvreté, exclusion, quotas, xénophobie, rejet, boucs émissaires, dépression, mal du pays, nostalgie. Des problèmes de réfugiés. »

La force du roman de Gaël Faye réside tout autant dans le thème que dans la forme. Le narrateur Gaby n’est pas très éloigné du Momo de La Vie devant soi : le regard porté sur des événements graves, et qui le dépassent avant de le rattraper, le faisant basculer définitivement vers l’âge adulte sans passer par la case adolescence, est empreint de candeur et de gravité. Candeur et gravité mêlées, qui donnent un récit plein d’émotion. Ce récit est entrecoupé de passages en italiques qui sont en grande partie consacrés à des lettres envoyées à une Française inconnue, dans le cadre d’une correspondance entre écoles jumelées. A cette petite fille qu’il ne connaît pas, qui passe ses vacances en Vendée, lui envoie des «bisous », et qu’il considère comme sa fiancée, Gaby raconte sur un mode poétique sa vie quotidienne. Avec une sensibilité désarmante, Gaby fait le point sur la situation politique de son pays, et anticipe sur les antagonismes à venir :

« Chère Laure,

Le peuple a voté. […] Le nouveau président s’appelle Melchior, comme le roi mage. Certains l’adorent, comme Prothé, notre cuisinier. Il dit que c’est la victoire du peuple. D’autres le détestent, comme Innocent, notre chauffeur, mais je te rassure, c’est parce que c’est un grincheux et un mauvais perdant. »

Les massacres de 1992-1993, incompréhensibles pour un enfant, débutent au Rwanda et s’étendent au Burundi. La famille de la mère restée au Rwanda est décimée. Yvonne, partie aux nouvelles, revient folle de son pays natal. Gaël Faye rend compte de cette folie, de cet égarement au niveau personnel et humain, en faisant murmurer la mère revenue de l’enfer à l’oreille de sa fille de sept-huit ans : elle lui dit, la mère, à sa fille, ce que sont devenus les corps de ses cousins après trois mois d’abandon sur le sol de leur maison, elle ne lui cache rien des odeurs, des chairs putréfiées qu’elle a dû enterrer, seule, dans le jardin. L’horreur est là : dans les circonstances, et dans le partage de ces circonstances avec son propre enfant, que l’on devrait protéger de tout, et surtout de ça.

La petite bande de copains à laquelle appartient Gaby est prête pour le combat. On achète des grenades, on envisage d’acquérir une Kalachnikov, on ne parle plus que de s’allier avec le gang du quartier. Gaby échappera à l’embrigadement et à la folie meurtrière par la découverte des livres. C’est Mme Economopoulos, chez qui il allait marauder des mangues, qui lui fait découvrir Hemingway, et le Journal d’Anne Frank :

« Un autre jour, j’étais dans une pièce exiguë, caché avec une adolescente et sa famille, dans une ville en guerre et en ruines. Elle me laissait lire par-dessus son épaule les pensées qu’elle couchait dans son journal intime. Elle parlait de ses peurs, de ses rêves, de ses amours, de sa vie d’avant. J’avais l’impression que c’était moi dont il était question, que j’aurais pu écrire ces lignes. »

Petit pays est déjà le roman-phare de la rentrée, à juste titre remarqué par tous les critiques et les premiers lecteurs. Ce récit à hauteur d’enfant dit la vérité des horreurs des guerres, toutes incompréhensibles : « [Maman] était moins folle que le monde qui nous entourait. » « La guerre, c’était peut-être ça : ne rien comprendre. » Un premier roman à la langue juste, sans effet appuyé, presque en retenue en regard de ce qu’il raconte.