Femme et islam : Fawzia Zouari, une guerrière sur le front de la laïcité

“Il n'y a que ceux qui ont le pied sur la braise qui en ressentent la brûlure”, dit un proverbe arabe. Cette brûlure, des millions de femmes la ressentent quotidiennement en terre d'Islam. Fawzia Zouari, docteur en littérature française et comparée à la Sorbonne et romancière, était l'invitée du festival Etonnants voyageurs en mai 2016 à Saint-Malo.

Par Vincent Remy

Publié le 13 mai 2016 à 15h25

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 02h42

Née à Dahmani, au sud-ouest de Tunis, au sein d'une fratrie de six sœurs et quatre frères, Fawzia Zouari est docteur en littérature française et comparée à la Sorbonne. Romancière, elle vient de publier un splendide récit biographique et onirique, Le Corps de ma mère. Contre l'islamisme en guerre, elle revendique un statut de guerrière.

Où en est la situation des femmes en Tunisie?

Le Code du statut personnel, qu'a fait voter le président Bourguiba en 1956, avant même l'adoption de la Constitution, était une législation révolutionnaire pour le monde arabo-musulman – abolition de la polygamie, de la répudiation, du tutorat – , et même au regard du monde européen, puisqu'il établissait – il y a 60 ans ! – le planning familial et un droit au divorce avec pension obligatoire. Il ne restait depuis que deux revendications aux Tunisiennes : obtenir l'égalité en matière d'héritage et le droit d'épouser un non-musulman. Mais la Révolution dite du Jasmin de 2010-2011 et l'accès au pouvoir des islamistes ont remis en question ces acquis et montré qu'un demi-siècle d'émancipation pouvait vaciller sous le diktat des religieux.

Pourquoi ?

Au lieu d'améliorer le statut des femmes, la Révolution a remis sur le tapis des débats qu'on croyait révolus, comme la polygamie ou la notion d'égalité entre hommes et femmes. La Constitution de 2014 a finalement maintenu nos acquis, mais les religieux sont toujours en embuscade. Entre-temps, ils s'occupent d'islamiser la société. Au lieu d'avancer, le pays se demande à nouveau comment endiguer le niqab, lutter contre les polygamies secrètes, les petites filles qu'on endoctrine dans les écoles coraniques, les violences contre les femmes qui se sont multipliées et cette virilité arrogante et ostensible dans les rues. Tout un travail semble à refaire. Sisyphe est une femme dans le monde arabe…

Pourquoi la Tunisie avait-elle suivi une autre voie que de nombreuses sociétés musulmanes ?

La Tunisie a toujours existé par ses femmes – son histoire compte des figures féminines exceptionnelles comme la Reine Didon ou Saïda Mannoubia. Et elle a toujours pris des décisions extraordinaires : elle fut la première « wilaya » à contester l'autorité du califat de Bagdad, au VIIIe siècle déjà, parce qu'elle refusait de payer l'impôt ! Elle a institué au XIIe siècle le contrat kairouannais qui n'existait dans aucune contrée d'islam et qui garantissait la monogamie aux femmes. Elle a aboli l'esclavage au XIXe siècle et lancé la première constitution laïque du monde arabe. Et elle a eu Bourguiba, lequel a transmis aux Tunisiennes ce joli trousseau du Code du statut personnel. Aujourd'hui, si défaite du gouvernement islamiste il y a eu, si la preuve est donnée au parti El-Nahdha que la Tunisie n'est pas une proie facile, c'est aux femmes qu'on le doit.

“Une grande partie de ces jeunes est partie en Syrie parce qu'on leur ouvre une perspective sexuelle.”

Comment ont-elle agi durant la révolution de Jasmin ?

Elles sont descendues dans la rue pour fustiger la dictature, sans mettre pour autant en avant leurs droits, croyant que la revendication de la démocratie et de la liberté incluait d'office ces derniers et qu'elles allaient assister à une « révolution dans la révolution ». Elles n'avaient pas de raison de s'inquiéter car, aux premiers jours, les barbus n'étaient pas là. Pas de drapeaux israéliens ni américains brûlés. Pas de slogans contre l'Occident. Juste : « Ben Ali, dégage ». C'était une révolution laïque. Et tout de suite après elle a été récupérée. Les islamistes sont sortis des geôles de Ben Ali, et sont surtout venus d'Europe en masse.

Beaucoup de jeunes Tunisiens sont partis se battre en Syrie...

Oui, c'est le plus gros contingent de daeshistes alors que nous sommes le plus petit pays arabo-musulman. Une grande partie de ces jeunes est partie parce qu'on leur ouvre une perspective sexuelle. En Tunisie, ils sont chômeurs, n'ont pas assez d'argent pour se marier, pas le droit à des relations sexuelles hors mariage, comment voulez-vous que le corps exulte ? Avec Daesh, vous avez une sexualité accessible, pas chère, valorisante, et non seulement vous avez votre lot ici, mais dans l'au-delà.

Et les hommes laïcs, qu'ont-ils fait ?

Il existe, bien sûr, des hommes laïcs dans les pays arabes qui luttent aux côtés des femmes et consentent volontiers à leur laisser une part du pouvoir. Mais si vous revenez à l'Histoire, aux sources dogmatiques et à l'inconscient musulman, il y a toujours cette guerre masculine pour contrôler la sexualité féminine, que ce soit sous le voile, derrière les murs ou à travers l'injonction patriarcale. De sorte qu'on peut lire l'histoire musulmane comme une succession d'envoilement/dévoilement des femmes, d'acceptation/refus de l'émergence du corps féminin dans la cité. Un corps féminin qui ne réussit pas à se défaire de sa désignation comme « tentation », pour émerger comme « corps social », tout simplement.

“L'éducation à l'égalité ne pourra se faire qu'au prix d'une mise à distance du religieux et du pouvoir du père.”

Bien sûr. Aucune société ne peut prétendre à la démocratie et aux libertés sans inclure l'égalité entre les sexes. Et comment ? Forcément en légiférant hors de la loi religieuse. Par conséquent, tant que les révolutions arabes ne se décideront pas à opter pour la laïcité, tant qu'elles puiseront dans le référent religieux, il n'y a aucun espoir de libérer les femmes, voire l'individu musulman. Le jour où il y aura une volonté de séparer la mosquée et l’État, de légiférer selon des lois séculières, d'accepter de libérer le corps des femmes, ce jour-là s’annonceront les vraies révolutions du monde arabo-musulman.

Dans un débat à l'Opéra Bastille avec l'écrivain algérien Kamel Daoud, l'Américano-Egyptienne Mona Eltahawy, disait : « Les mères élèvent leurs enfants pour qu'ils survivent dans un environnement misogyne ». Qu'en pensez-vous ?

Nous savons que les mères transmettent l'oppression des femmes pour assurer leur propre survie et celles de leurs filles. Avec l'accès à l'école, on a pensé, à partir des indépendances, que les femmes allaient changer de stratégie, voire de réflexe. Mais le retour de l'islamisme ajouté à un inconscient patriarcal encore prégnant empêchent cette éducation à l'égalité qui ne pourra se faire qu'au prix d'une mise à distance du religieux et du pouvoir du père.

Ce retour à l'islamisme, comment se traduit-il ?

Dans les années 60, le voile avait disparu des pays musulmans, même d'Afghanistan. A Tunis, je dirais que 30 % des filles sont aujourd'hui voilées. Dans le sud du pays, 90 % ! Celles qui résistent ont plus de 40 ans. Beaucoup de jeunes filles semblent modernes mais avec une mentalité de harem parce que nos pays sont arrosés par des séries turques, dont Le Harem du sultan, qui raconte la vie de Soliman le magnifique et de ses concubines. Dans la médina de Tunis, vous avez des boutiques Harem du Sultan, avec le vestiaire du harem... Pour le divertissement, on regarde les chaînes libanaises. Pour le discours religieux, on a le choix entre 90 chaînes wahhabites. On se tourne vers un Orient fantasmé. Moi, je me sens beaucoup plus proche d'une Sicilienne ou d'une Marseillaise que d'une Saoudienne. Je me tourne vers l'Europe dont on veut nous déposséder.

“Paradoxalement, ce n'est pas en Europe, c'est dans le monde arabe que les langues se délient”

Dans une chronique pour Kamel Daoud, vous vous en prenez aux universitaires français qui l'ont attaqué pour ses idées sur les événements de Cologne. Vous dites qu'ils sont « incapables de nous voir autrement que comme des protégés »...

Je déplore un certain discours de la gauche française qui fait des musulmans des victimes ou des protégés. Je récuse les plaidoyers de certains avocats d'office qui veulent voir en nous les nouveaux damnés de la terre. Pourquoi ? Parce que cela nous empêche de dire ce qui ne va pas chez nous. Parce que cela nous déresponsabilise et soumet ceux, parmi nous, qui appellent à l'autocritique, à l'accusation d'islamophobie. Parce que cela nous empêche de devenir acteur et sujet de notre Histoire. Insidieusement, cette attitude de solidarité ne fait qu’instituer une sorte d'omerta sur l'islam, d'occulter la « question musulmane » et de nous exclure du débat.

Le plus grave, c'est que la révolution rétrograde en matière des droits des femmes gagne l'Europe. Il y a des quartiers où on ne serre pas la main des femmes, où vous ne pouvez vous mettre à la terrasse d'un café pendant le ramadan. On est dans un pays laïc, où l'égalité des statuts est réel, où la mixité est obligatoire. Quand vous vous retrouvez dans certains quartiers comme si vous étiez dans la médina de Tunis, vous vous dites : mais pourquoi ai-je fait le voyage ? J'ai écrit un petit texte sur la solitude des musulmans laïcs. On se sent seuls. Le féminisme français est à l'épreuve des islamistes. Lors d'un récent débat radiophonique, sur quatre femmes, j'étais la seule à me prononcer contre le voile islamique.

Vous dites : « Des Kamel Daoud, il en naît tous les jours de l'autre côté de la Méditerranée »...

Paradoxalement, ce n'est pas en Europe, c'est dans le monde arabe que les langues se délient et que naissent des voix courageuses appelant à l'autocritique et à la nécessité de mettre des mots sur les maux de nos sociétés. C'est dans le monde arabe qu'émergent les nouvelles lectures des sources religieuses et les combats pour la laïcité. Mais l'Occident préfère jouer au « penseur  suprême » avec des relents de compassion chrétienne. Il préfère avoir son propre discours sur nous, les intellectuels musulmans, et ce discours confine à une sorte d'essentialisme à l'envers. Pourtant, nous soutenons l'Occident sans lui être aliénés, notre désir d'ouverture à l'Autre n'étant qu'une expression de confiance en nous-mêmes et d'un esprit souverain. La critique que nous adressons à nos coreligionnaires ne relève aucunement du déni de notre monde mais du désir de l'inclure dans le destin universel. Nous sommes entrées en résistance. Nous avons un ennemi qui s'appelle l'islamisme. Et une bête sanguinaire qui se nomme Daesh. Dans nos paroles, comme dans nos œuvres, nous nous devons d'être des guerrières.

A lire

Le Corps de ma mère, de Fawzia Zouari, Editions Joëlle Lossfeld, 240 pages, 19€.

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