Menu
Libération
Féminicides

Autochtones : le Canada en quête de vérité sur ses victimes oubliées

Après des décennies d’indifférence, les proches d’Amérindiennes assassinées ou disparues voient une enquête nationale, promesse du Premier ministre Justin Trudeau, se pencher enfin sur leur sort.
par Aude Massiot
publié le 31 août 2016 à 19h41

Naître femme et Autochtone au Canada, c'est avoir six fois plus de risques de mourir assassinée qu'une non autochtone. Entre 1980 et 2012, ces femmes des Premières Nations, métisses ou inuits (les trois composantes de la communauté amérindienne au Canada) sont au moins 1 181 à avoir disparu ou à avoir été tuées, soit plus de 36 par an, selon un rapport de la Gendarmerie royale du Canada (GRC) publié en 2014. Cette terrible réalité, pourtant vieille de plusieurs décennies, n'a émergé qu'il y a deux ans. Après un long processus de sensibilisation des élus et des citoyens par les militants et militantes autochtones, ils ont été entendus.

Ce jeudi s’ouvre une enquête nationale sur les femmes et filles autochtones disparues et assassinées, réclamée depuis plus de dix ans au gouvernement canadien. Le Premier ministre libéral, Justin Trudeau, élu en octobre, en avait fait une promesse de campagne. Il a créé, début août, cette commission qui enquêtera pendant deux ans, avec un budget de 53,8 millions de dollars canadiens (36,8 millions d’euros), sur un des plus sombres phénomènes de l’histoire du pays, enraciné dans les séquelles de la colonisation européenne. Les cinq commissaires désignés par le gouvernement, quatre femmes et un homme, sont tous issus des Premières Nations. Ces spécialistes du droit autochtone, magistrats, avocats et militants vont sillonner le pays pour entendre les familles des victimes et les acteurs institutionnels impliqués dans la vie de cette communauté.

«Génocide culturel»

Si leur cause a mis si longtemps à être entendue, c'est que les femmes autochtones au Canada, appelées aussi Amérindiennes, ne représentent que 4,3 % de la population totale du pays. Elles constituaient pourtant 11 % des disparues et 16 % des femmes tuées entre 1980 et 2012. Un écart statistique pendant longtemps présenté comme le résultat de faits divers ou de la violence conjugale endémique dans les communautés autochtones. Pour démonter ces préjugés, le Toronto Star a publié en décembre une enquête indiquant que 44 % des meurtriers de femmes autochtones sont des connaissances (16 %), des étrangers (15 %) ou des tueurs en série (13 %), le reste étant des membres du cercle familial. Ces chiffres montrent que ces morts ne sont pas seulement le fait de la violence familiale, mais aussi la conséquence d'un phénomène social bien plus complexe. Pour Emmanuelle Walter, journaliste et auteure de Sœurs volées, enquête sur un féminicide au Canada (éd. Lux, 2014), «nier le lien entre la violence conjugale et la violence extérieure, c'est passer à côté du racisme systémique que subissent ces femmes. Leur surreprésentation parmi les femmes ultravulnérables a pour racine la colonisation encore en cours».

Dans un rapport publié en mai 2015, la commission «vérité et réconciliation» chargée d'enquêter sur les pensionnats pour Autochtones au Canada, de la fin du XIXe siècle à 1996, parle même de «génocide culturel» pour décrire ce qu'ils ont subi depuis le début de la colonisation européenne. «Pendant plus d'un siècle, les buts centraux des politiques du Canada à l'égard des Autochtones étaient […], par un processus d'assimilation, de faire en sorte que les peuples autochtones cessent d'exister comme entités juridiques, sociales, culturelles, religieuses et raciales distinctes au Canada», décrit le texte.

Vision dégradée

Le déracinement identitaire des Autochtones causé par la colonisation se traduit très souvent dans le quotidien de ces femmes. Elles sont nombreuses, à l’adolescence, à quitter leur communauté frappée par le chômage pour chercher des repères en ville. Mais elles y trouvent souvent des réseaux de prostitution, l’alcoolisme et la toxicomanie. Comme l’indiquent les études sur le sujet, beaucoup de ces jeunes filles ont elles-mêmes eu des parents fragilisés, pour certains en proie aux mêmes addictions, les traumatismes d’enfance se transmettant d’une génération à l’autre, et cela depuis des décennies.

Cette ultravulnérabilité a aussi pour cause et conséquence une exposition répétée à la violence sexuelle.

Victime d'abus à l'âge de 5 ans, Mélissa Mollen-Dupuis, cofondatrice du mouvement autochtone Idle No More au Québec, a porté cette réalité toute son enfance. «A 16 ans, être fière d'être capable de dire à un camionneur "non, tu ne me toucheras pas" n'est pas normal, revendique la jeune militante innue, une communauté originaire de la péninsule du Labrador. J'ai passé mon adolescence à penser que j'étais en danger et que les autres étaient des prédateurs.»

Comme elle, les Autochtones sont nombreuses à vivre au quotidien la violence sexuelle de façon banalisée. Ces femmes, rendues vulnérables par un système qui les définit comme telles, deviennent des proies faciles pour les hommes de leur communauté, de leur famille, leurs conjoints, mais aussi d'inconnus poussés à l'acte par la vision dégradée qu'ils ont d'elles, entretenue dans l'imaginaire canadien. «Le corps autochtone est souvent vu comme un corps sexualisé qui peut s'acheter», regrette Mélissa Mollen-Dupuis.

L'ouverture de cette enquête nationale marque un tournant majeur dans la reconnaissance par la nation d'un système social d'oppression séculaire. Cette prise de conscience a émergé subitement il y a deux ans, après le meurtre de Tina Fontaine, une Autochtone de 15 ans originaire de la communauté Sagkeeng, près de Winnipeg dans le Manitoba. Son corps a été retrouvé le 17 août 2014 dans un sac plastique flottant dans la rivière Rouge, un cours d'eau régulièrement dragué pour trouver les corps d'Autochtones, le suicide touchant anormalement les communautés. «Les conditions de sa mort ont tellement choqué que ça a fait l'effet d'un électrochoc dans la société canadienne», raconte Emmanuelle Walter. La jeune fille avait été vue le jour de sa mort par deux policiers qui ne l'ont pas interpellée alors qu'elle était inscrite sur le fichier des personnes disparues… «Ces circonstances ont montré l'incapacité des institutions canadiennes à éviter ce genre de drames», continue la journaliste. Le Premier ministre de l'époque, le conservateur Stephen Harper, s'était contenté de dire que «nous ne devrions pas considérer [ce drame] comme un phénomène sociologique mais comme un crime», niant ainsi ce qu'essayaient de défendre les militantes autochtones et une partie de la société civile depuis une décennie.

Dès 2004, Amnesty International publie «Canada : on a volé nos sœurs - discrimination et violence contre les femmes», un rapport qui dénonce pour la première fois les causes systémiques de ces disparitions massives. Mais le gouvernement ne s'empare pas du problème. En 2013, l'ONG Human Rights Watch (HRW) publie une enquête sur les abus policiers envers les femmes autochtones dans le nord de la Colombie-Britannique, province canadienne anglophone. Les chercheurs font le dramatique constat du «profond sentiment de peur à l'égard de la police constaté chez les femmes interrogées, sentiment que Human Rights Watch retrouve normalement dans des communautés qui sortent d'un conflit ou d'une période de transition, comme en Irak, où les forces de sécurité ont joué un rôle essentiel dans les violences de l'Etat et l'imposition de politiques autoritaires». Cette crainte va de pair avec un fatalisme latent chez ces femmes, qui estiment devoir s'attendre à être maltraitées par la police.

Racisme policier

Comme une dernière pièce du puzzle, un reportage de l'émission québécoise Enquête a fait grand bruit, en octobre 2015. Des femmes autochtones de la ville québécoise de Val-d'Or dénoncent, pour la première fois à visage découvert, les maltraitances physiques et sexuelles qu'elles subissent régulièrement de la part de certains membres des forces de police.

Beaucoup d'espoirs reposent sur la commission d'enquête nationale initiée par Justin Trudeau. L'espoir de réformer un système social défaillant qui perpétue l'appauvrissement des communautés autochtones et leur lente destruction. L'espoir des familles de victimes, pour que les enquêtes soient rouvertes. L'espoir de voir les services de police réformer les pratiques et lutter contre le racisme anti-autochtone, prégnant dans leurs rangs. «Il est important que l'on démontre grâce à nos recherches qu'il y a eu un profilage racial, une discrimination systémique […] et un traitement policier particulier de ces affaires parce qu'elles impliquent des Autochtones», détaille à Libération Michèle Audette, ancienne présidente de l'association Femmes autochtones du Québec et l'une des cinq commissaires de l'enquête désignés par le gouvernement.

Des espoirs que beaucoup de militants estiment surévalués. Pour Ellen Gabriel, figure internationale du mouvement autochtone, artiste mohawk de la nation Kanesatake, cette enquête ne suffira pas à améliorer les conditions de vie des peuples et leur droit à l'autodétermination : «Les meurtres et les disparitions de filles et femmes autochtones ne vont pas s'arrêter juste parce que cette commission enquête. Nous devons être capables de travailler à empêcher cela dès maintenant.» La militante regrette que les multiples rapports et recommandations présentés au gouvernement n'aient pas été suivis, «par manque de moyens financiers et de volonté politique».

Michèle Audette, elle, veut croire que cette enquête jouera le porte-voix pour les revendications autochtones, forçant le gouvernement à agir. «Nous voulons, à la fin de l'enquête, pouvoir proposer un nouveau projet de société» pour protéger ces femmes et filles du triste destin qui les guette.

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique