Courrier international : Vous êtes auteur de bande dessinée depuis des années, mais c’est la première fois que vous écrivez une histoire qui s’inscrit dans un contexte de guerre. Comment est-ce arrivé ?

Zerocalcare Oui, c’est la première fois, mais en réalité je considère que c’est assez lié à ce que j’ai fait jusqu’à présent.
D’une certaine façon, j’ai toujours raconté ma vie, et c’est aussi ce que j’ai fait dans ce récit. Simplement, je ne suis pas allé en Syrie, Irak, Turquie et au Kurdistan pour faire une bande dessinée. J’y suis allé dans le cadre de mon engagement quotidien auprès de collectifs qui s’occupent de résistance avec le peuple kurde et le fait d’y être allé trois fois en un an et demi a été une expérience d’une telle importance, qui a pris une telle place dans ma vie, qu’il était devenu impossible de raconter ce que je faisais dans ma vie sans en parler.

— A lire aussi : un extrait du roman graphique Kobane Calling.

C’est sans doute ce qui explique que, même si votre livre est présenté dans la presse comme un reportage, vous le décrivez plutôt comme un roman graphique ou un non-reportage.

Oui, pour moi c’est vraiment un carnet de voyage. Je n’ai jamais eu la vocation de jouer les reporters, ça ne m’appartient pas vraiment. Moi j’ai raconté ce que j’ai vu dans le cadre d’une expérience de solidarité et de soutien aux Kurdes.

Element inconnu

D’ailleurs, ce qui frappe en lisant Kobane Calling, c’est le regard très modeste et ironique que vous portez sur votre propre personnage.

Ce que j’ai essayé de faire, c’est d’être le plus honnête possible intellectuellement. Ne pas raconter au travers du prisme de l’idéologie, mais ce que je voyais. Mais c’est précisément pour ça que je n’ai pas essayé d’enseigner quoi que ce soit à qui que ce soit. Je ne voulais pas jouer le rôle de celui qui sait tout. J’y ai mis mes doutes, et aussi les parties les plus douteuses, ridicules, de ce qui se passait.



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Dans l’hebdomadaire L’Espresso, l’écrivain Paolo di Paolo a écrit un commentaire très positif sur Kobane Calling, estimant que l’Italie d’aujourd’hui a besoin de plus d’auteurs engagés. Qu’elle continue d’encenser les écrivains du passés mais laisse peu de place aux contemporains qui prennent position. Qu’en pensez-vous ?

Il y a clairement peu de place pour des auteurs émergents. Moi j’ai de la chance, je dois dire, car il y a beaucoup d’attention autour de moi. Mais d’autres personnes, qui écrivent des choses beaucoup plus profondes, ont peu de place pour émerger.

Là où je tombe d’accord avec Paolo di Paolo, c’est sur le constat qu’il y a une gigantesque absence d’auteurs – jeunes ou vieux – capables de donner des éléments qui nous aident à lire le monde. Et ça, ça me manque beaucoup. Personnellement, je ne me sens absolument pas capable de jouer ce rôle pour quelqu’un d’autre, mais j’aurais vraiment besoin d’auteurs qui me donnent une lecture du monde, de ce qui se passe, qui soit plus profonde et plus originale que ce qu’on lit dans les journaux.

Mais il disait aussi que quand de tels auteurs émergent, il y a tout de suite une réponse très critique. Comme s’il y avait quelque chose en Italie de particulièrement peu propice à l’expression d’un engagement de la part des auteurs.

Il y a deux façons de voir ce problème. D’un côté, il y a un public qui a besoin de connaître un auteur pour un certain type de sujet. Et, si cet auteur s’exprime sur d’autres thèmes, qui peuvent le concerner directement, et qu’il émet des opinions qui diffèrent éventuellement de celles du secteur, le lecteur dit : “Non, tu dois continuer à faire une seule et même chose, parce que tu es connu pour amuser, ou émouvoir. Ta personne dans sa totalité et sa complexité ne nous regarde pas et ne nous intéresse pas.” Et ça évidemment, c’est très désagréable.

Mais d’un autre côté, il y a une grande tendance chez de très nombreuses personnes à donner leur opinion sur tout, sans jamais rien approfondir. Des journalistes ou écrivains qui ont un espace fixe dans les journaux, ou dans des programmes et qui, contractuellement, tous les jours, doivent s’exprimer sur un thème qu’ils ne vivent pas, qu’ils n’ont pas approfondi,. Qu’ils n’ont pas les instruments pour connaître. Et ça fait encore plus de mal à cette cause et à l’hygiène du débat public, parce que ça ouvre à la banalisation de toutes opinions.

Est-ce que vous recevez beaucoup de critiques quand vous publiez une planche engagée ?

Oui j’ai reçu des critiques et des feedbacks assez déconcertants, sur deux thèmes principalement, qui en disent je pense pas mal sur le pays dans lequel je vis. Le premier est le G8 de Gênes [où la répression policière des mouvements altermondialistes avait entraîné la mort d’un jeune homme].

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Même de la part de gens qui savent très bien ce que j’en pense, parce que j’en ai parlé dans pratiquement tous mes livres. Ils savent que j’y étais, que ça a été une expérience très intense pour moi à 17 ans. Et pourtant 15 ans plus tard, l’Italie n’a toujours pas réglé ses comptes avec cette histoire, et le récit des événements divise le pays en deux.

L’autre sujet est directement lié à ma ville : ce sont les questions liées au ‘décor’, à l’environnement, le degrado des villes. Désormais, on considère que la lutte contre le degrado concerne tout, du déchet jeté par terre, au tag sur un mur, en passant par le clochard dans la rue. Tout devient une chose à soustraire de la vue, à mettre hors du centre. Et ce sujet déchaîne les pires monstres sur internet.

J’ai fait une BD sur ce thème qui est parue dans La Repubblica. J’avais l’impression de dire des choses de bon sens. Par exemple que, si quelqu’un qui n’a pas à manger fouille dans les bennes ordure, il me semblait barbare de dire qu’il fallait mettre des pièges sur les bennes pour leur couper la main – soit exactement ce que certains écrivent sur Internet. Je pensais que c’était d’une telle banalité, qu’il serait difficile de m’attaquer là-dessus. Et pourtant c’est celle parmi mes BD qui a suscité le plus de polémique.

Comme vous l’expliquez dans Kobane Calling, un des objectifs de ce livre est d’apporter une information qui aille au-delà du conflit. Quel est votre principal reproche que vous adressez aux médias sur la façon dont cette guerre est racontée ?

On a beaucoup parlé des Kurdes, et des femmes guerrières kurdes, etc. Et pourtant en Italie, je n’ai jamais entendu, dans un JT ou sur les chaînes principales, le mot Rojava. Or tout le territoire dans lequel les Kurdes se reconnaissent et pour lequel combattent les Kurdes, y compris les guerrières kurdes, est le Rojava. Le fait qu’on ait pu parler de tout ça pendant deux ans sans jamais reconnaître le territoire pour lequel ils se battaient, est un exemple parfait de la façon superficielle et partielle dont on raconte ce conflit.