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Al-Adnani «ne savait pas dire deux phrases dans une réunion d’amis»

Le porte-parole de l’Etat islamique a connu une jeunesse discrète dans une famille modeste en Syrie, avant de se radicaliser et rejoindre Al-Qaeda en Irak. L’organisation deviendra l’EI et Abou Mohammed Al-Adnani prendra du galon.
par Hala Kodmani
publié le 31 août 2016 à 20h41

C'est à la proclamation du «nouveau califat», le 29 juin 2014, que le monde découvre le nom et le visage d'Abou Mohammed al-Adnani, officiellement présenté comme le «porte-parole de l'Etat islamique». Dans une des premières «superproductions» vidéo diffusée par l'Etat islamique (EI), l'homme supervise la mise à plat d'une dune de sable à la frontière syro-irakienne, signifiant la fin du découpage décidé au lendemain du démantèlement de l'Empire ottoman (1923). Il apparaît debout dans le paysage désertique aux côtés d'Abou Omar al-Shishani, le chef militaire de l'EI, abattu en mars. Derrière eux pointe un groupe de soldats du «califat» cagoulés de noir, fusils à la main. «C'est la restauration du rêve porté dans le cœur de tous les musulmans et l'espoir de tous les moudjahidin», déclame Al-Adnani dans un arabe littéraire parfait. «Les termes d'Irak et de Cham [Syrie] sont désormais effacés du nom de l'Etat islamique», ajoute-t-il, en appelant les musulmans à prêter allégeance au nouveau «chef des croyants, le calife Ibrahim», surnom que s'est choisi Abou Bakr al-Baghdadi, le fondateur de l'Etat islamique.

«Les gens de Binnish ne sont jamais revenus de la métamorphose de ce garçon calme, renfermé et raté», raconte à Libération Abbas, ancien copain de classe de l'un des frères aînés de Taha Sobhi Falaha, le véritable nom d'Al-Adnani. Né en 1977 dans une famille modeste dans une ville de 40 000 habitants, à quelques kilomètres d'Idlib, dans le nord-ouest syrien, le dernier d'une famille de six enfants n'a longtemps brillé que par son absence. Mauvais élève, il quitte le collège dès la classe de 4e, au terme de la scolarité obligatoire en Syrie. Et «s'est même révélé un médiocre ouvrier quand il a travaillé sous les ordres d'un chef-maçon du village», se souvient Abbas, aujourd'hui installé à Istanbul. Une version bien loin de l'hagiographie que fait de lui un des chefs religieux de l'EI, Turki al-Binali, le présentant comme un enfant brillant «plongé dans les livres, un musulman dévoué ayant appris le coran par cœur en un temps record».

Fleuves

La première fois qu'il passe plusieurs heures enfermé à la mosquée, c'est pour pleurer l'un de ses rares et proches copains, tué lors d'un accident de voiture. «Sous le choc, il devient religieux et se laisse entraîner sans doute vers le jihad», croit savoir Abbas. Peu de temps après, en 1998, le jeune Taha disparaît totalement de la circulation. A tel point que sa famille, après l'avoir recherché dans les hôpitaux, les commissariats et les villages voisins, déclare sa mort un an plus tard auprès de l'état civil, qui refuse toutefois de l'enregistrer. L'homme réapparaît treize ans après dans son village natal sous un tout autre visage : celui qui deviendra le seul Syrien parmi les chefs de premier rang de l'EI. Le futur Al-Adnani rejoint en 2000 un groupe jihadiste salafiste clandestin en Syrie. Deux ans plus tard, il est recruté avec une trentaine d'autres jeunes Syriens par Abou Moussab al-Zarqaoui, un proche de Ben Laden, qui crée la branche «d'Al-Qaeda dans le pays des deux fleuves» à la veille de l'invasion américaine de l'Irak. L'organisation revendique plusieurs attaques sanglantes contre les forces américaines à Bagdad et dans la province d'Al-Anbar. Arrêté en 2005 dans cette même province, Al-Adnani passe cinq années en prison sous un faux nom. Les services américains ne se rendront compte que bien après sa libération qu'Abou Mohamad Al-Adnani était bien le Yasser Khalaf Hussein Al-Rawi qu'ils détenaient. A sa sortie, le paysage de l'organisation jihadiste a changé. L'ancien chef d'Al-Qaeda en Irak, Al-Zarqaoui, a été tué par un drone et son organisation, passée sous les ordres d'Abou Bakr al-Baghdadi, renommée «Etat islamique en Irak». Le nouveau leader choisit Al-Adnani pour porte-parole. Et le charge, lors du soulèvement syrien de 2011, au côté d'Abou Mohammad al-Jolani, de la création du Front al-Nusra, filiale d'Al-Qaeda en Syrie.

Al-Adnani revient fin 2011 dans son village de Binnish en seigneur de guerre conquérant. «Méconnaissable avec sa longue barbe, sa tenue afghane et son langage, il est entouré d'un groupe d'hommes armés qu'il nommera émirs d'Al-Nusra dans les différents villages de la région», se souvient Abbas. Revanche personnelle et sociale, il désigne le fils d'une des plus grandes familles du village comme chef local de son mouvement et épouse sa petite sœur d'à peine 15 ans. Elle est installée à Raqqa début 2014 lorsque les forces de l'EI sont évincées de la province d'Idlib par les rebelles syriens.

Catapulte

Lors de la scission entre Al-Qaeda et l'Etat islamique en 2013, Al-Adnani se range au côté d'Al-Baghdadi et devient l'un de ses plus proches lieutenants. «Lui qui ne savait pas dire deux phrases dans une réunion de famille ou d'amis s'est révélé, comme porte-parole, d'une éloquence et d'un charisme insoupçonnés», observe celui qui l'avait connu enfant. Il est surnommé «la catapulte médiatique» par son organisation pour son talent de propagandiste. Et se rend mondialement célèbre par ses annonces et ses appels aux jihadistes à travers le monde. De sa voix menaçante, dans les enregistrements diffusés par les services médias de l'EI, il assène : «Nous voulons viser Paris avant Rome, Kaboul avant Karachi, Riyad, Oman, Abou Dhabi et d'autres.» C'est lui aussi qui annonce, en mars 2015, dans un message audio, que l'Etat islamique a accepté l'allégeance du chef de Boko Haram au Nigeria, Abubakar Shekau, appelant «les musulmans à rejoindre le territoire du califat en Afrique de l'Ouest».

Véritable chef de l'Etat islamique pour la Syrie, Al-Adnani était de plus en plus mis en avant ces derniers temps dans les médias de l'organisation. Ses photos en chef de guerre sur le terrain ou supervisant l'entraînement de recrues étaient, assurent les analystes, une façon de rehausser sa crédibilité et son aura. Il était même cité comme le dauphin potentiel de Abou Bakr al-Baghdadi. Le «calife» semblait avoir en tout cas une admiration et une confiance solides pour celui que le magazine de l'EI Al Naba a appelé, lors de sa mort, «le cheikh Abou Mohammed al-Adnani, promu martyr».

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