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Libé des photographes

Le blues des Chinois de Paris

A Aubervilliers comme à La Courneuve ou à Belleville, la communauté asiatique est endeuillée après l’agression qui a coûté la vie à Chaolin Zhang. Se sentant peu soutenue, elle voit la colère monter en son sein.
par Laurent Troude, (photos) et Gurvan Kristanadjaja
publié le 1er septembre 2016 à 20h21
(mis à jour le 1er septembre 2016 à 20h21)

Ce fils raconte l'histoire de son père, Chaolin Zhang, en alternant entre le chinois et un français basique. C'est l'histoire d'un couturier de 49 ans, père de deux enfants, qui a quitté la région de Wenzhou (dans le sud de la Chine) pour Paris en 2003. Il fait le voyage seul d'abord, puis sa femme et ses fils le rejoignent, un an plus tard. L'homme réside d'abord dans le Xe arrondissement avant de déménager en 2011 à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis. C'est là, cinq ans plus tard, le soir du 7 août 2016, qu'il est tué en pleine rue par trois individus qui ont été écroués mercredi soir (lire page 6). Peu après 18 heures, Chaolin Zhang marche au côté d'un de ses amis, lui aussi chinois, dans les rues d'Aubervilliers. En passant par la rue des Ecoles, ruelle à sens unique en apparence plutôt calme, trois hommes les attaquent par derrière : ils tentent de leur voler leur sac en bandoulière. Alors qu'il défend son ami, Chaolin Zhang est frappé violemment et projeté au sol. Dans sa chute, sa tête frappe le macadam. Quelques minutes plus tard, le couturier est conduit à l'hôpital de Saint-Denis. Cinq jours plus tard, Chaolin Zhang décède de ses blessures.

«C'est une agression dont les motivations sont ouvertement racistes», clament des habitants de son quartier. La maire de la ville, Meriem Derkaoui (PCF), appuie : «Il est clair que certains voyous s'en prennent précisément à la communauté asiatique.» «Dans l'imaginaire commun, les Chinois se baladent avec beaucoup de liquide, et ne portent pas plainte. Du coup, ils se disent que nous sommes des cibles faciles», explique Olivier Wang, l'un des responsables de l'Association des jeunes Chinois de France et élu (PS) à la mairie du XIXe arrondissement. A Paris comme dans les communes de la petite couronne où résident des immigrés chinois, tous relatent dans le détail le déroulé d'agressions dont ils ont été victimes. Un voisin de la rue des Ecoles, originaire de Wenzhou, décrit : «En dix ans, j'en ai connu trois. La dernière a eu lieu cette année, on m'a volé mon portefeuille mais je n'avais pas d'argent dedans. On a aussi agressé ma femme.»

Le fils du défunt Chaolin Zhang lui-même a été attaqué «quatre fois» en appuyant le chiffre d'un geste de la main. «Deux mois après mon arrivée, en 2004, on m'a arraché mon portable. Une autre fois, cinq personnes m'ont volé les 10 euros que je possédais. On m'a aussi arraché ma veste mais, heureusement, c'était une contrefaçon», sourit-il. «Nous n'avons pas pour habitude de nous exprimer publiquement. Mais là, c'est nécessaire, c'est un problème qui dure depuis longtemps», analyse Wang (1), un autre résident d'Aubervilliers.

«La peur de rentrer seul»

Face à ces agressions à répétition, la communauté s'est organisée autour d'une revendication : plus de sécurité. Depuis le décès de Chaolin Zhang, deux rassemblements ont eu lieu à Aubervilliers, le 14 août et le 21 août. Un troisième est prévu ce dimanche à Paris. «Nous demandons plus de policiers et plus de caméras de vidéosurveillance», revendique Olivier Wang. «Nous voulons que nos femmes et nos enfants n'aient pas peur de rentrer seuls. La sécurité pour tous, ça veut dire que l'on souhaite vivre comme n'importe quel Français», pointe David (1), rencontré en marge de la manifestation du 21.

La communauté chinoise d'Aubervilliers estime que les autorités ne la prennent pas au sérieux. «Lorsque l'on porte plainte, on nous fait attendre encore et encore. Parfois, notre agresseur sort avant nous du commissariat. On doit patienter de longues heures. Parfois, le commissariat ferme et on nous dit : "Revenez demain." Alors certains ne reviennent pas», relate Hua, sexagénaire aux cheveux grisonnants. Ce que ne nie pas la maire d'Aubervilliers, Meriem Derkaoui : «Il est vrai que parfois, lorsqu'ils ne parlent pas français, certains hésitent à porter plainte. Ils craignent de ne pas être entendus ou d'être renvoyés en Chine parce que certains n'ont pas leurs papiers.» Pour Olivier Wang, le fait de ne pas aller au commissariat avantage les agresseurs : «Ils se disent qu'ils ne risquent rien.» Pour améliorer l'accueil des plaignants, deux traducteurs ont pris leurs fonctions au commissariat d'Aubervilliers depuis le début de l'année. Du coup, le nombre de plaintes issues de la communauté chinoise est passé d'une trentaine en 2015 à 105 de janvier à août 2016.

Pour Hai, un habitant de Belleville, les incidents d'Aubervilliers ne sont «qu'un recommencement». En juin 2010, puis en juin 2011, plusieurs milliers de personnes de la communauté chinoise s'étaient déjà rassemblés après l'agression d'un riverain dans ce quartier parisien. Depuis, des initiatives ont été prises : une brigade spécialisée est désormais chargée d'assurer des patrouilles dans ce secteur à des horaires bien précis. Le mouvement a aussi donné naissance à une association des commerçants de Belleville, censée entretenir un lien direct et régulier avec la préfecture. Pour Richard Beraha, auteur de la Chine à Paris, enquête au cœur d'un monde méconnu, c'est surtout «la mise en place de mesures éducatives et sociales» qui a permis de réduire l'insécurité à Belleville où vit une forte communauté chinoise. «Il y a eu une action policière plus rigoureuse, et des actions socio-éducatives de la part de la mairie. Il faut plus de policiers, c'est certain, il faut des caméras, c'est certain, mais il faut aussi mettre en place un travail plus long. C'est ce qu'il reste à faire à Aubervilliers.»

«Chinois = riche»

Mais des riverains estiment que si la tension s'est apaisée c'est parce que la communauté a appris à vivre au quotidien avec l'insécurité. Pham Nguyen, un restaurateur de Belleville, a constaté des changements dans le comportement des Asiatiques : «La plupart ne portent plus de chaîne autour du cou et de bijoux. Et on ne sort son portable dans la rue non plus.» Autre fait marquant, selon lui, la disparition des touristes chinois dans le quartier. Il pointe du doigt une petite rue à sens unique face à son local : «Il y a quatre ans, c'était plein de gens. Aujourd'hui, c'est vide.» Illustration du fait que le stéréotype «Chinois = riche» a la vie dure, deux jeunes voisins, casquette sur la tête, balbutient leur analyse : «Regardez les Porsche Cayenne et les Mercedes. Et observez qui les conduit. Ce sont à chaque fois des Asiatiques. Je ne sais pas comment ils font.»

Yan, un résident de La Courneuve, se gausse : «Ce qui me fait rire, c'est que nos agresseurs croient qu'on a de l'argent. Mais si on avait de l'argent, on n'habiterait pas dans ces quartiers ! Ça vient des films et des journaux télévisés, ça.» Lui et ses voisins ont aussi vécu une série d'agressions durant l'été 2015, «sept en un week-end, y compris sur des femmes enceintes». Plutôt que d'attendre des initiatives de la mairie et des renforts policiers, ils ont décidé de se réunir en association. Leur postulat de départ : s'il se produit une agression, ils doivent descendre en bas de l'immeuble. «Pour montrer qu'on n'a pas peur, explique Yan. Le regard doit changer de sens. Quand ils sont en groupe et qu'on est seul, ils nous dévisagent. Quand on est là, en bas de l'immeuble, c'est nous qui les regardons.» L'initiative dure : depuis un an, Yan et ses voisins se réunissent tous les soirs après le boulot. Dans la petite cour entourée d'immeubles éclairée par deux lampadaires jaunâtres et des néons blafards, des pères et mères de famille, des retraités discutent. D'autres jouent au ping-pong et aux cartes dans le local prêté par la mairie. La plupart sont d'origine asiatique, même si Yan aimerait rassembler des voisins «peu importe leurs origines».

Le trentenaire a débarqué à 12 ans de Wenzhou. A l'époque, il ne parle pas français, ses parents tiennent un restaurant en banlieue parisienne : «J'ai arrêté l'école en seconde, parce que mes parents m'ont demandé de reprendre le restaurant. Je leur en veux un peu, l'affaire n'a pas fonctionné. Maintenant, je suis manutentionnaire et vendeur, mais si j'avais fait autre chose, j'aurais eu un peu plus d'argent et je ne serais pas à La Courneuve, c'est sûr.» Pour lui, tous les résidents d'origine asiatique partiraient s'ils le pouvaient. Quand les habitants d'Aubervilliers demandent plus de sécurité, ceux de La Courneuve, eux, réclament aussi des actions éducatives comme à Belleville. «La mairie ne nous propose pas de solution concrète non plus. On n'est pas pris au sérieux.» Du coup, ils ont décidé de donner des cours de français dans le local et, pourquoi pas, d'inviter les agresseurs - qu'ils appellent «les voyous» - à les rencontrer. «Pour qu'ils comprennent que l'on vit la même chose qu'eux.» Et il y a effectivement des similitudes. «Moi, je me sens français, je parle français quasiment sans accent. Je travaille et j'ai fait une demande de naturalisation. Pourtant, les gens me traitent de "Chinois", de "bol de riz", font des blagues et se brident les yeux en rigolant, explique l'homme. Mais pour les Chinois aussi, maintenant je suis un étranger. Du coup, je n'ai pas d'identité, je n'ai pas de pays.» L'un des élus de l'opposition à La Courneuve présent autour de la table ajoute : «Ceux qui vous agressent, ils vivent la même chose…» Yan, en regardant ses mains : «Oui, c'est ça le pire !»

Le FN en embuscade

Si leur action semble porter des fruits, elle n'en a pas pour autant fait disparaître l'insécurité. Le soir du 13 juillet, des Asiatiques ont été visés par des coups de feu dans la cité des Six Routes, non loin de là, provoquant des affrontements dans leur quartier entre la communauté chinoise réunie et des jeunes. «Ils nous ont lancé des mortiers, des pétards, et même des répliques de pistolets. Ils tiraient des feux d'artifice en direction du local.» Finalement, ils parviennent à discuter avec l'un des jeunes opposants qu'ils connaissaient grâce à leur association, et les agresseurs se dispersent. «Ce que l'on redoute, c'est que les agressions tournent au conflit communautaire. Il ne faudrait pas que la communauté asiatique en vienne à se rebeller ou à pointer du doigt d'autres communautés», analyse la maire d'Aubervilliers.

Pour certains membres de la communauté chinoise, ce sont surtout les «immigrés d'origine africaine» qui les visent. Près de Yan, un homme semble trépigner de s'exprimer. David (1) est arrivé en France à l'âge de 17 ans en 1982, et réside à La Courneuve depuis ses 30 ans. «Le vrai problème ici, c'est la maghrébinisation. Chez eux, au pays, il n'y a rien. Et quand ils arrivent en France, ils trouvent l'électricité, un toit… Alors ils gardent leurs mauvaises habitudes et ne s'intègrent pas. Le pire, c'est que derrière, toute la famille débarque, et ils habitent à dix dans un F4.» Lorsqu'on lui oppose que son analyse est largement caricaturale, il poursuit : «Mais demandez à des Africains de travailler, vous verrez ! Vous croyez qu'ils travaillent, mais en fait ils ne font rien !» Lui qui confie avoir toujours voté Le Pen au premier tour, et préférer le père à la fille («parce qu'il est plus intellectuel») avait pourtant reproché quelques minutes plus tôt aux autres communautés de répandre un tas de clichés sur les Chinois. «Ce ne sont pas forcément des Noirs ou des Arabes qui nous agressent. Ce sont surtout des petits voyous de 14 ou 15 ans», rectifie un voisin.

Lors de la manif du 21 août à Aubervilliers, beaucoup de manifestants s'étaient vu distribuer des drapeaux tricolores et des tee-shirts. Rui Wang, le président de l'association des jeunes Chinois de France s'inquiète : «Nous ne voulons pas de récupération politique.» Des élus FN s'étaient en effet félicités de l'action de la communauté chinoise. Florian Philippot, vice-président du FN, postait : «Pourquoi parler de "Chinois" alors qu'ils sont manifestement français et très fiers de l'être ?» D'autres personnalités frontistes ont aussi apporté leur soutien. «Nous avons été appelés par Les Républicains, et par le FN, qui nous ont proposé leur aide. Par le PS aussi», explique Rui Wang. «Cet emballement est malsain, tout le monde s'active quand il y a un mort.» Pour l'extrême droite, l'immigration chinoise serait l'«exemple d'une intégration réussie», contrairement à d'autres communautés. Une intégration que Richard Beraha explique par les motivations même de cette immigration : «Ils sont 600 000 en France, pour moitié de Wenzhou. C'est une immigration récente et, contrairement à d'autres, ils n'ont pas fui un régime, ils ne sont pas venus ici parce qu'ils étaient pauvres mais pour tenter leur chance comme des jeunes Français partiraient aux Etats-Unis. On observe un taux de mariages mixtes important et les jeunes de la seconde génération se sentent français.» Contrairement aux autres immigrations, pas de passif historique lourd avec la France non plus.

Le gouvernement a mis du temps à réagir à la mort de Chaolin Zhang. Le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, a finalement reçu les proches de la victime le 22 août. Et leur a promis un renforcement policier ainsi que l’installation de caméras à Aubervilliers. La communauté chinoise attend des actes pour juger.

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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