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Interview

«Un désinvestissement massif du pétrole et du gaz n’est pas du tout au programme d’Axa»

Le groupe vient d'appeler les pays du G20 à ratifier l'accord de Paris sur le climat et avait fait sensation en sortant -partiellement- du charbon puis du tabac. Il n’envisage pourtant pas de retirer massivement ses billes de toutes les énergies fossiles, explique Sylvain Vanston, en charge de la responsabilité d’entreprise pour Axa.
par Coralie Schaub
publié le 1er septembre 2016 à 17h43

Au printemps, la nouvelle avait secoué le monde feutré des très gros investisseurs. L'un des leurs, l'assureur Axa, annonçait céder tous ses actifs liés au tabac, évalués à 1,8 milliard d'euros. Une première mondiale pour un investisseur de cette taille. Le groupe, qui gère pas moins de 552 milliards d'euros de fonds propres, vient, la semaine dernière, avec 129 autres investisseurs institutionnels, d'appeler les dirigeants des pays du G20 à ratifier l'accord de Paris sur le climat et accélérer la transition énergétique. Il s'est aussi en partie désinvesti en 2015 du secteur du charbon. Et boude les entreprises productrices d'armes controversées (mines anti-personnel et bombes à sous-munitions) ou certaines sociétés produisant de l'huile de palme. Quelle mouche a donc piqué Axa ? Quelles sont ses méthodes ? Et les limites de son engagement en tant qu'«investisseur responsable»? Entretien avec Sylvain Vanston, en charge de la responsabilité d'entreprise pour le groupe.

Pourquoi Axa s’est-il désengagé de l’industrie du tabac?

Investir dans le tabac tout en vendant des produits d'assurance santé était une anomalie. Au début, on voyait surtout cela comme un risque de réputation. Même si personne, ni ONG ni client, ne nous a jamais interpellé. Par ailleurs, la stratégie santé du groupe est de plus en plus axée sur la prévention des maladies chroniques non transmissibles, dont le tabac est une cause majeure. Enfin, nous avons rencontré une médecin australienne qui a mené une campagne de sensibilisation très efficace dans son pays : environ la moitié des fonds de pension y sont sortis du tabac, tandis qu'ailleurs cela reste étonnamment très rare. Ses arguments nous ont convaincus. Pas mal de réglementation anti-tabac est en train d'être mise en place dans le monde, comme sur le paquet neutre. Et une annonce comme la nôtre pourrait inciter les pays à renforcer encore leur réglementation. Nous avons aussi réalisé que les taxes imposées sur la vente de tabac sont très loin de couvrir les dépenses de santé associées au tabagisme. En Europe, le rapport est de 1 à 5 : les cigarettiers sont donc un coût net pour la société.

Pourquoi personne n’en est sorti avant ?

Le tabac pèse lourd dans les indices boursiers et les actifs de tous les investisseurs institutionnels. Hélas, c'est très rentable et peu volatil. Or certains diront que la première obligation d'un assureur est de pouvoir payer ses assurés, et pour cela, il faut faire de l'argent en tant qu'investisseur.

Envisagez-vous de vous désengager d’autres industries nocives pour la santé?

L'alcool, le fast-food, le sucre… Mais leur niveau de toxicité n'est pas comparable à celui du tabac. Ce sont des sujets qu'on étudie sous l'angle de l'intégration des facteurs environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG). Il s'agit d'un travail de fond assez poussé, que nous menons depuis 2010 et qui permet de repérer, grâce à des agences de notation extra-financières comme Vigeo, si des entreprises ne respectent pas du tout ces critères. Cela peut conduire à des exclusions, au cas par cas, de notre portefeuille. Mais cette politique «d'intégration ESG» ne mène pas à des sorties massives, c'est plutôt une évolution progressive du grand paquebot qu'est la gestion d'actifs d'un groupe comme Axa. Il ne faut pas résumer nos actions en tant qu'investisseur responsable dans la société à une série de désinvestissements, il y a aussi et surtout ce gros travail de fond.

 Quid du diesel, des pesticides, qui sont aussi très nocifs?

Il est difficile, en tant qu'investisseur, de sortir de toute une entreprise qui a 50 000 références dont deux qui posent problème. Ceci dit, on agit. Après l'éclatement du scandale Volkswagen [mis au jour fin 2015 et concernant des millions de moteurs diesel truqués, ndlr], nous avons mis la pression aux constructeurs mais on n'est pas sortis de l'industrie automobile. Car on a besoin de ces entreprises pour créer d'autres technologies. Elles pourront créer des hybrides et ont donc les clés de l'économie de demain. Ce n'est pas le cas dans le tabac. Il est probable que Total ou PSA fassent partie des solutions de la transition énergétique, alors qu'il est impossible d'imaginer que British American Tobacco fasse partie de la transition «away from tobacco».

 L’engagement actionnarial fait-il vraiment avancer les choses?

Soyons honnêtes, il faut être patient. Sur l'huile de palme, on a fait de l'engagement très spécifique sur certaines sociétés qui avaient de grosses casseroles liées à certaines pratiques agricoles, dans des parcs nationaux etc. Si sur ce type de sujets bien délimités, vous avez un, deux, cinq actionnaires importants, type Axa ou BlackRock, qui vous posent des questions, là oui, on a vu des sociétés dire «OK, je vais adhérer à telle norme, arrêter de produire de telle façon, etc.» On regarde le cas de l'huile de palme depuis 2012, et on a vu de réels changements qu'on a fait vérifier sur le terrain, même si tout n'est pas réglé. Côté armes controversées, une importante société basée à Singapour a annoncé il y a quelques mois avoir cessé de produire une bombe à sous-munitions, en citant la pression des investisseurs. Les entreprises de défense n'étaient pas très embêtées par les campagnes de réputation des ONG. Par contre, quand votre actionnaire frappe à votre porte en disant «on a un problème avec ce produit», au bout d'un moment, cela a un effet. Mais il faut des années de lettres, de rencontres avec les dirigeants pour commencer à voir les lignes bouger.

Pourquoi Axa ne s’est-il désinvesti que des entreprises réalisant plus de 50% de leur chiffre d’affaires dans le charbon?

On s'est dit que si une société tire plus de 50% de son chiffre d'affaires du charbon, l'engagement actionnarial est du temps perdu, il est plus efficace de désinvestir. Nous avons placé la barre intuitivement à 50%, car nous n'avions pas vraiment de points de comparaison, seuls des petits fonds de pension éthiques l'avaient fait. Cette barre à 50% donne déjà une liste d'une centaine d'entreprises, dont certaines très grosses. Et plus vous descendez en pourcentage, plus vous vous mettez à capturer un pan entier de l'économie. Au-delà du coût que ça peut impliquer, ce n'est plus très logique en termes d'accompagnement d'une transition énergétique. Encore une fois, on a besoin de cette expertise : qui fera les énergies de demain si ce n'est pas les énergéticiens?

Au total, nous avons désinvesti environ 500 millions d'euros hors du charbon. Cela ne veut pas dire que nous avons passé la barre trop bas, mais plutôt que nous n'étions pas massivement investis dans ce secteur. Tant mieux. Idem pour le tabac. Notez que le désinvestissement du tabac et du charbon, on le réplique aussi côté assurantiel : nous mettons fin à des contrats d'assurances qui nous liaient avec certaines de ces entreprises. Par exemple, on assurait leurs conteneurs pleins de cartouches de cigarettes qui transitent dans le monde entier, c'est fini. Nous avons aussi cessé en 2011 d'assurer des fabricants d'armes controversées, après avoir désinvesti du secteur en 2007.

Cette annonce sur le charbon a-t-elle fait boule de neige?

Oui, cela a été un très gros signal pour pas mal de grands investisseurs mondiaux et de fonds de pension. En amont de la COP21, il y a eu une sorte de phénomène de mode : «si tu ne revends pas le charbon, tu n'es pas dans le coup». Même chose avec notre décision de désinvestir du tabac, il y a une sorte d'émulation. Dès le jour de l'annonce, on a eu des coups de fil de nos homologues. L'un d'eux nous a dit : «You make my job more difficult every day!»

Axa compte-il se désinvestir davantage dans le domaine de l’énergie? Pétrole et gaz ?

Pas pour l'instant, non. Car le risque que les actifs liés au pétrole et au gaz perdent de leur valeur en raison des réglementations environnementales est bien moindre que pour le charbon. On a d'abord traité ce dernier, qui est le pire du pire pour le climat, comme le tabac est le pire du pire pour la santé. Dans un deuxième temps, on traite par le biais de l'engagement actionnarial les sociétés exposées au charbon à un peu moins que 50% de leur chiffre d'affaires, donc qui sont passées en dessous de notre seuil mais posent quand même un risque. Mais pour l'instant nous n'avons pas prévu de désinvestissement ni même d'engagement actionnarial sur le pétrole ou le gaz. C'est plus intéressant côté assurantiel, car on peut cibler site par site. Nous mettons en place dans les politiques de souscription de risque local un distingo entre, par exemple, une centrale à gaz à cycle combiné et une centrale à gaz en dessous des normes locales.

En 2010, vous avez été épinglés par l’ONG Les Amis de la Terre, pour vos investissements dans l’extraction des sables bitumineux canadiens. Qu’en est-il aujourd’hui?

Pour l'instant, nous n'avons pas de politique dédiée aux sables bitumineux ni aux gaz de schiste. Nous sommes très peu exposés à ce secteur côté investissements.

Il s’agit pourtant du «pire du pire» du pétrole, équivalent au charbon…

Oui mais avec le charbon, nous avons voulu viser le pire du pire qui est encore une source majeure d'énergie, très commune. Alors que l'impact climatique des sables bitumineux, à l'échelle de la planète, est assez faible. Mais les hydrocarbures non conventionnels sont un vrai sujet, en effet, qui pourrait ressurgir et qu'il faudra qu'on regarde.

N’est-il pas logique, pour un assureur, de sortir des industries qui détraquent le climat, puisque c’est lui qui paie les dégâts?

Les risques climatiques représentent déjà environ 15% de nos risques en assurance dommages au niveau mondial. Et avec le changement climatique, les catastrophes naturelles gagnent en fréquence et en intensité. Cela, on le modélise. On prend les scénarios du Giec, entre autres, et on les travaille dans nos propres outils de modélisation du risque. Il est difficile de donner un chiffre pour un monde à +2°C [par rapport à l'ère pré-industrielle, ndlr]. Mais il semble clair qu'un monde à +2°C sera assurable quoique un peu plus cher, alors qu'un monde à +4°C ne sera plus vraiment assurable, l'augmentation des catastrophes naturelles sera telle qu'on ne saura plus les gérer. Les assureurs sont aux premières loges du changement climatique, il est impossible d'être assureur et climatosceptique.

Axa a soutenu en mai une résolution appelant le pétrolier américain ExxonMobil à mettre en place un reporting sur le «risque carbone» que feraient peser à long terme pour les actionnaires ses investissements dans le pétrole et le gaz. Pourquoi ?

Aux Etats-Unis, Exxonmobil cristallise le combat de l'engagement actionnarial avec le secteur fossile. Car c'est l'une des plus grosses capitalisations dans le secteur, l'une des sociétés les plus influentes et l'une des plus en retard sur le climat. Donc il faut essayer de faire en sorte qu'Exxon change. Un peu comme quand Axa est sorti du charbon, ce serait un signal important lancé à d'autres sociétés d'extraction plus petites, moins sous les projecteurs. Et nous, en tant qu'investisseurs dans Exxon, avons intérêt à ce que ce groupe prenne la juste mesure du risque climat et du risque d'être le perdant de la transition énergétique. Nous avons intérêt à ce qu'il fasse partie des solutions et non du problème.

Leur position sur le climat n’est-elle pas si calamiteuse que vous pourriez décider carrément d’en sortir?

Oui, ce n'est pas brillant. Mais nous n'avons pas édicté de politique «pétrole et gaz», juste une politique charbon. Or ExxonMobil n'y est pas présent, ou peu. Par contre, nous avons un comité en interne qui étudie des cas particuliers et a déjà procédé à quelques désinvestissements. On ne l'a pas rendu public, mais certaines sociétés ont déjà été sorties de notre portefeuille, dans d'autres secteurs que le pétrole et le gaz. Donc il n'est pas impossible qu'à l'avenir, en fonction de l'attitude d'ExxonMobil, on mette à l'ordre du jour de ce comité une révision de notre position sur cette société. Cela me semblerait légitime. Mais ce n'est pas demain la veille qu'il y aura une sortie massive du pétrole et du gaz chez Axa, ce n'est pas du tout au programme. On pourrait désinvestir de certaines sociétés au cas par cas mais il ne faut pas que cela devienne une manie.

 Il y a la question du climat, mais il y a aussi la biodiversité. Vous travaillez sur ce sujet?

Pas tellement. C'est une bonne question. Pour être très honnête, pour nous c'est un sujet un peu trop diffus, on ne sait pas bien comment l'appréhender. Mais ce n'est pas une réponse satisfaisante, donc nous devrons muscler notre expertise là-dessus. Idem pour l'eau. Sur ces deux sujets, nous en sommes là où nous en étions sur la question du carbone en 2010 ou 2011 : on sait que ce sont des problèmes très inquiétants mais on ne sait pas encore bien comment les analyser et donc agir de manière cohérente, systématique. Cela ne veut pas dire que nous mettrons cinq ans. C'est là, sur le radar.

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