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Billet de blog 1 septembre 2016

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De la nécessité d’une volonté politique pour stopper les violences de genre

Le procès de Jacqueline Sauvage a remis sur le devant de la scène la question des violences de genre, donnant la mesure du chemin qu'il reste à parcourir en France pour lutter de façon plus efficace contre ce fléau. Il s'agit ici de fournir des pistes de réflexion, en suivant les analyses qui ont présidé à la mise en place en 2004 en Espagne d'un cadre législatif complet.

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J’éprouve une grande réticence à avoir recours à des chiffres pour aborder la question des violences faites aux femmes, car derrière chacun de ces chiffres il y a une histoire dramatique que la société ne s’applique déjà que trop à rendre invisible. Mais, pour donner une idée au lecteur profane en la matière, je reprendrai sommairement les chiffres du Ministère contenus dans le plan triennal 2014-2016 contre les violences faites aux femmes : en 2012 le nombre de femmes assassinées par leur conjoint était de 148, alors qu’en 2013 il était de 129. Plus d’une centaine de femmes décèdent ainsi chaque année en France, dans des conditions d’extrême violence, en général après des années de maltraitance, sous les coups d’une personne qui avait un jour intégré leur vie sous couvert de l’amour.

Compte tenu des chiffres, qui montent donc à bien plus d’un millier le nombre d’assassinats commis en une décennie, et à la suite de l’affaire, poignante, de Jacqueline Sauvage, il me semble nécessaire d’émettre quelques considérations. Et ce d’autant plus que je viens d’un pays qui, bien que prenant souvent la France pour modèle, a initié en cet aspect la réflexion avant elle.

L’analyse espagnole

C’est depuis la fin des années 90 qu’une réflexion d’ordre global a été engagée en Espagne autour de la question des violences faites aux femmes. Différentes associations luttant contre ces violences, conscientes de l’ampleur du phénomène, s’étaient fédérées pour exiger de la classe politique la mise en place d’une Loi de Mesures de Protection Intégrale contre les Violences de Genre. C’est ainsi qu’une Loi de ce type a vu le jour en 2004, sous le gouvernement de José Luis Rodríguez Zapatero. Bien que n’ayant malheureusement pas pu bénéficier en raison de la crise de 2008 de toutes les attributions budgétaires qui auraient été nécessaires à son fonctionnement optimal, cette loi a changé beaucoup de choses qui sont visibles d’un premier abord.

En premier lieu il y a des différences sémantiques qui en disent long. C’est dans le terme utilisé pour désigner cette violence que réside la première. En effet l’appellation « violence de genre » répond déjà à une analyse qui va au delà du simple phénomène visible : il attribue la responsabilité de la violence autant à une structure de construction identitaire du masculin et du féminin qu’à l’individu violent. Car, c’est en effet par un besoin pathologique de se percevoir comme puissant que l’homme violent éprouve le besoin de soumettre le plus complètement possible sa compagne. Ainsi, si la violence dérive bien d’une pathologie, celle-ci est en réalité double : celle de l’individu mais aussi celle d’un système qui porte l’homme à construire son identité virile, entre autres, sur l’idée de possession de sa compagne. C’est ainsi que le préambule de la loi espagnole, qui repose sur cette analyse selon laquelle la perception de l’inégalité constitue le principal élément déclencheur de ces violences, précise : « Il s’agit d’une violence portée sur les femmes, du fait même d’être des femmes, parce qu’elles sont considérées par leurs agresseurs dépourvues des droits fondamentaux que sont la liberté, le respect et la capacité de décision ».

Une deuxième différence sémantique d’ordre majeur réside dans la façon dont l’institution envisage ces violences : tandis qu’en France elles intègrent les attribution du Ministère des familles, de l’enfance et du droit des femmes, en Espagne elles sont dévolues au Ministère de santé, services sociaux et égalité. Dès lors, tandis qu’en France la question ressort encore du privé et du particulier, en Espagne le mouvement amorcé pour la porter au domaine du public et du général est plus affirmé. Et il se trouve que ces deux traits sont fondamentaux pour lutter contre cette violence, car en eux réside une partie du problème.

En effet, la non intervention de l’Etat et de la société venait du fait que ces violences étaient considérées traditionnellement comme ressortissant du domaine du privé. Or, peut-on en plein XXIe siècle considérer que la mort systématique de bien plus d’un millier d’individus en une décennie n’est pas une question de société ? Bien entendu, la réponse est non. Envisager aussi la question comme un problème de santé publique est donc essentiel, et la France a commencé à le faire pour la première fois dans son plan triennal 2014-2016, mais le chemin à parcourir reste long.

Une fois franchi le pas de faire basculer la question du domaine privé au domaine public, il faut encore garder à l’esprit que, si le problème répond évidemment à une pathologie individuelle, il ressort aussi d’un problème structurel. On peut certes concevoir un cadre législatif le plus efficace possible, et cela est souhaitable, mais on ne sait que trop bien qu’on ne lutte pas contre une impulsion irrationnelle en s’adressant à la partie rationnelle de l’individu. C’est donc un travail éducatif de longue haleine qu’il faut mettre en œuvre, et un travail qui concernerait toute la société : pour que l’homme construise d’une autre façon son identité masculine ; pour que la femme parvienne mieux à se défendre et ne tombe pas dans les mécanismes psychologiques qui l’en empêchent, dont certains sont aussi d’origine culturelle ; pour que la société ne reste pas passive face aux propos et gestes sexistes qui ne sont que le premier palier d’un escalier de la mort conduisant à ces assassinats.

Quelques considérations pour la France

Le travail à faire maintenant en France concerne ainsi le social, le judiciaire, le policier et le médiatique. En effet, il est peu vraisemblable qu’en 47 ans de maltraitance personne ne se soit aperçu des sévices que subissaient Jacqueline Sauvage et ses enfants. Il ne s’agit pas ici de jeter la pierre à qui que ce soit, car cela n’a jamais rien apporté, mais de signaler que le réflexe d’un médecin, d’un professeur doit être de signaler ce genre de choses aux services sociaux, de même que celui d’un voisin d’appeler la police, même au motif de tapage nocturne. Car ces hommes sont bel et bien très dangereux, et en Espagne un de combats actuels est d’élargir les statistiques des victimes aux mères, sœurs, amis et nouveaux compagnons des femmes ciblées qui ont été assassinés par l’ancien compagnon de celles-ci – elles ont été élargies à leurs enfants depuis 2015. Il ne s’agit donc pas de se mettre en danger, mais bien d’intervenir de façon efficace de façon à porter assistance à une personne en danger, comme cela est le devoir de tout citoyen.

Puis, le travail sur le social doit aussi cibler ceux qui sont directement concernés : il doit viser à ce que les hommes ne se sentent plus diminués si leur compagne gagne plus d’argent qu’eux, si elle est brillante dans son activité ou s’ils sentent que pour une quelconque raison elle leur échappe. Les hommes doivent réussir à tolérer leurs erreurs ainsi que ce qu’ils envisagent jusqu’à présent comme manquements sans qu’ils puissent parfois en arriver à se ressentir comme défaillants. De même, les femmes doivent pouvoir identifier et reconnaître les mécanismes de sujétion dans lesquels elles sont plus susceptibles de tomber.

Le travail doit être aussi judiciaire, car il est évident pour toute personne connaissant un peu ces problématiques que les juges du cas de Jacqueline Sauvage ont ignoré les conditions concrètes ainsi que les mécanismes psychologiques qui président à cette violence, alors même que ceux-ci sont étudiés. Ainsi, il lui a été longuement reproché durant le procès  de ne pas avoir quitté son mari puis, lors du refus de la mise en liberté conditionnelle, de ne pas être consciente du rôle qu’elle avait pu jouer dans cette histoire de violence. Les deux sont, à mon sens, graves.

Sur le plan du purement pragmatique, il est difficile pour une victime de violence de genre de quitter son mari si elle dépend économiquement de lui et n’a pas d’autre lieu où aller que leur domicile commun. Or, cela est souvent le cas, car le premier pas de l’agresseur sera toujours d’isoler sa victime et la garantie habitationnelle n’est pas encore systématique. Puis, il faut savoir également que le nombre de femmes assassinées qui avaient porté plainte contre leur compagnon est très élevé, ce qui n’est pas de nature à rassurer les personnes faisant face à cette situation.

Sur le plan psychologique, il faut tenir compte des phénomènes de l’emprise, pour ce qui est de la sujétion qui brise la volonté de l’individu victime, ainsi que des phénomènes de la dissociation et de la mémoire traumatique. Ces derniers expliquent d’une part la paralysie de la victime au moment de subir les violences, d’autre part, conjuguée à l’emprise, le fait qu’une configuration usuelle soit en réalité que la victime revienne auprès de son agresseur, le départ répondant déjà à un début de prise sur la situation[1]. Comme dans le cas précédent, il ne s’agit pas ici de juger la justice, mais bien d’infléchir des pratiques qui ne mettent pas à profit un savoir pourtant disponible.

Finalement, le travail doit aussi concerner la police, pour qu’elle facilite l’accueil de ces personnes souvent dévastées, et le traitement médiatique. On ne sait que trop bien à quel point les médias peuvent avoir une incidence sur les mentalités. Il est donc grave qu’ils emploient encore la notion de « crime passionnel », stéréotype qui contient dans sa formulation des circonstances atténuantes pour le meurtrier et qui renvoie à une image de « l’amour » basée sur une possession de l’autre allant jusqu’au droit de vie ou de mort sur lui. Il est grave également que les médias classent la plupart du temps ces nouvelles dans la rubrique « fait divers », gommant le caractère structurel, social et politique de la violence.

En espérant que le supplice de Jacqueline Sauvage et ses enfants prendra fin au plus vite, il est peut-être temps pour l’Etat français de prendre acte de l’état des choses et d’envisager des mesures correspondant à une analyse profonde des raisons du phénomène global des violences faites aux femmes. Ce phénomène étant en réalité très présent dans toute l’Europe, il serait peut-être même temps de se poser la question, aussi sur ce plan, de la construction d’une Europe de l’égalité des droits entre les hommes et les femmes.


[1]Nous renvoyons pour cela aux travaux de Mme Muriel Salmona à propos des violences sexuelles.

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