Attentats: Arrêts sur images

Attentats: Arrêts sur images
Attentat à Paris le 13 novembre 2015 ((THIERRY CHESNOT/AFP))

Les images de l'intérieur du Bataclan ont été vues aux Pays-Bas mais pas en France. Celle du corps d'Amedy Coulibaly a fait le tour du monde mais aucun journal français ne l'a publiée. Peut-on tout montrer ? Quatre photographes témoignent.

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Depuis des années, ils sillonnent la planète pour rapporter les images d'une révolution, d'une guerre sans fin, d'une catastrophe naturelle ou d'une épidémie mortelle. La mort n'est pas leur métier mais ils la côtoient sans cesse. Ces photographes, qui ont, pour certains, suivi l'émergence de Daech ou le départ de djihadistes tunisiens pour la Syrie, ont vu dans l'attentat contre "Charlie Hebdo" une sorte de "test" avant les attaques synchronisées du 13 novembre, leur suite logique. "Si les Français s'intéressaient plus à la géopolitique, ils ne seraient pas si étonnés de ce qui arrive", remarque Chris Huby. Néanmoins, tous ont été sonnés par les attaques de novembre : "On est habitués au terrorisme, poursuit le photo-reporter, mais pas ici, pas chez nous à Paris." Paris, la ville où ils boivent un verre avec des amis au retour d'une longue absence, la ville où ils pensent leurs enfants en sécurité, n'est plus la même depuis le 13 novembre. Ce soir-là, à peine informés de la fusillade en cours, ils sont partis illico sur les lieux "faire [leur] boulot". Ils ont vu des forces de sécurité marquées par cette violence inédite, croisé des citoyens lambda, smartphone à la main, qui photographiaient des victimes, et se sont fait parfois insulter : "On nous reproche souvent d'être témoins comme si le fait de rapporter l'horreur nous en rendait responsables", raconte Kenzo Tribouillard, photographe à l'AFP.

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La société française a tendance à occulter la violence et la mort, et les photos d'attentats publiées dans la presse montrent surtout des barrages de sécurité. Mais au Pakistan ou ailleurs en Asie, les journaux n'hésitent pas à montrer des cadavres d'enfants mutilés, ou, comme en Ukraine, des images d'un crash aérien bien plus "trash" que celles qu'on nous donne à voir. A l'heure où tout le monde a le réflexe d'immortaliser ce qui se passe sous ses yeux, se pose, selon ces photographes, une vraie question de société : qu'est-ce qu'on montre et comment on le montre ? "J'aimerais que les gens comprennent que, derrière les images, il y a souvent une confusion totale. Et que, parfois, si l'image est réussie, elle peut simplifier à outrance une situation compliquée", confie Maya Vidon-White. Avec Chris Huby, Geoffroy Van der Hasselt et Steven Wassenaar, elle a raconté à "TéléObs" le contexte de ces prises de vue.

# Devant le Bataclan, le 14 novembre

"Cela n'a pas été facile de photographier ce couple avec personne autour",  raconte Steven Wassenaar, photographe indépendant néerlandais, le dernier à avoir passé une semaine avec l'équipe de "Charlie Hebdo" au complet en 2012.

"J'aime cette photo car elle exprime le besoin qu'on a de l'autre. Ce sont des survivants. Ils n'ont pas voulu me parler - je comprends ça - , ils étaient dans leur bulle."

Habitué des scènes de guerre, Steven préfère le reportage documentaire à l'actu : "Je ne cherche pas nécessairement à photographier des morts" , dit-il sobrement. A la cérémonie des Invalides en mémoire des victimes du 13 novembre, il était interdit de filmer la tribune des familles. Il a fait des photos au téléobjectif qui ont été diffusées à l'étranger : "En France, il y a beaucoup de restrictions sur le droit à l'image. Aux Pays-Bas, tout le monde a vu les photos de l'intérieur du Bataclan. Pas moi, car je vis en France et je n'en ai pas eu envie. Ici, le couple est sur la voie publique, ni blessé ni reconnaissable, donc il n'y a a priori pas de problème. Mais ces deux personnes auraient pu me poursuivre en arguant qu'elles étaient blessées psychologiquement… Je n'ai pas eu de nouvelles."

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# Après l'arrestation de Salah Abdeslam, 18 mars 2016

Molenbeek (Belgique). L'arrestation de Salah Abdeslam a lieu à proximité d'une école où les enfants ont été confinés. Le photographe belge Geoffroy Van der Hasselt se trouve au Parlement européen, non loin de là, lorsqu'il est prévenu de l'opération en cours.

"J'ai foncé pour être dans le périmètre de sécurité avant qu'il ne soit élargi mais je ne voyais qu'une grille avec des policiers devant."

Il sonne alors aux portes des logements voisins pour essayer de trouver un point de vue en hauteur. L'homme qui lui ouvre est "un marchand de sommeil. Il y a quatre ou cinq matelas par terre dans chaque pièce. Je comprends vite qu'il veut monnayer son service." En concertation avec l'agence anglo-saxonne qui l'emploie, le photographe lui donne de l'argent à chaque heure qui passe : "Il arrive qu'on le fasse, c'est un dernier recours. Les agences françaises sont plus réticentes mais, aux Etats-Unis ou en Grande-Bretagne, cela ne pose aucun problème." Un camion garé au mauvais endroit l'empêchera de shooter le terroriste mais il photographie l'évacuation de l'école. Il est frappé par le contraste qui émane de cette image : un membre des forces d'intervention belges raccompagne une fillette avec un bébé dans les bras. Le policier esquisse un geste bienveillant en direction du bébé, oubliant qu'il est cagoulé et tout caparaçonné de noir. "La fillette, en état de choc, dit-il, a écarté le bébé de ce “Ninja” effrayant."

# Après l'assaut de l'hyper cacher, 9 janvier 2015

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Venue de Dammartin-en-Goële, Maya Vidon-White arrive trop tard porte de Vincennes et se retrouve bloquée par le cordon de police. "Je ne vois rien mais j'entends tout de l'assaut de l'Hyper Cacher", explique-t-elle. Quand les policiers raccompagnent des résidents dans leur immeuble, elle s'engouffre avec eux dans la zone sécurisée. Le boulevard est désert et la nuit est tombée. Maya sort son brassard fluo "Press" et approche de l'Hyper Cacher. Un policier la remarque et lui sourit, l'air de dire "bien joué", mais lui demande d'aller en face. "J'ai sonné au 4e ou 5e étage. Une femme seule m'a ouvert, elle avait passé des heures à attendre et avait besoin de parler, elle était contente d'avoir de la compagnie." Avec son téléobjectif, Maya photographie les experts de la police scientifique en combinaison blanche, puis les voit démonter une tente à laquelle elle n'avait pas prêté attention.

"Tout à coup, j'aperçois le corps du terroriste abattu, seul, comme un gisant sur le trottoir, et personne autour. La scène était déserte, elle avait un côté irréel."

Maya envoie la photo dans la nuit, trop tard pour la presse française. C'est la presse américaine qui la récupère grâce au décalage horaire. Elle fait le tour du monde mais aucun magazine français n'ose la publier. "TéléObs" a d'ailleurs préféré flouter le corps du terroriste. "J'ai même eu droit au commentaire réprobateur d'une jeune iconographe, choquée par cette image", commente Maya. "C'est symptomatique du fonctionnement des rédactions de magazines, analyse-t-elle. Par mesure d'économie, non seulement les photos sont très peu payées mais, dans la presse, il n'y a pratiquement plus de rédacteurs-photo pour penser les sujets, soutenir les photographes dans leur travail et les aider sur le terrain."

# Sophie, blessée au Bataclan, Janvier 2016

Le 11 novembre 2015, Chris Huby rentre fatigué d'un séjour de trois mois en Syrie et en Turquie. Parti pour réaliser un sujet sur la préservation des antiquités syriennes, il enchaîne ensuite plusieurs reportages en Turquie. C'est un habitué des zones de conflit. Il est l'un des premiers à avoir suivi pour Canal+ des jeunes Tunisiens partis faire le djihad en Syrie. Le 13 novembre, en fin de journée, il boit un verre à Pigalle avec un ami, content de se poser enfin, quand les premières alertes tombent sur son téléphone portable. Il comprend vite qu'un "truc dramatique" se déroule, que, cette fois-ci, les attaques sont synchronisées, que les preneurs d'otages du Bataclan ne sont pas là pour négocier et qu' "on comptera les morts". Ce qui l'étonne le plus, c'est de se retrouver sur le terrain avec Paul Moreira ou Pierre Terdjman, des reporters qu'il croise habituellement à Alep ou à Bangui. "Même si on savait que ça allait arriver chez nous, on se dit que ce n'est pas là que ça doit se passer !"

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Deux mois après les événements, il propose au "Parisien Magazine" un sujet sur les victimes et leur travail de reconstruction. "C'était pour les aider et aussi pour moi, j'avais besoin d'un sujet positif pour refermer une parenthèse. De toute ma vie de reporter, ce travail a été l'un des plus durs émotionnellement." Pour évoquer ces journées tragiques, il choisit un portrait de Sophie, blessée au Bataclan. Son témoignage "édifiant et sensible" sur Facebook l'avait particulièrement touché. Chris dit :

"On a failli la perdre plusieurs fois, elle a hésité, annulé des rendez-vous et puis elle s'est décidée. Sophie, c'est un beau sourire, elle symbolise la résilience. Elle va bien, elle se bat pour aller mieux. On est restés en contact mais je ne veux pas m'imposer, j'ai fait mon travail et, ensuite, je m'efface."

# Tuerie de Nice : l'horreur en direct

Le soir de la Fête nationale, l'expédition sanglante de Mohamed Lahouaiej Bouhlel sur la promenade des Anglais n'a duré que quelques minutes. Suffisamment pour tuer 86 personnes et en blesser plus de 400. Une nouvelle fois, les témoins anonymes de la scène s'improvisent reporters et postent les premières photos et vidéos du carnage sur les réseaux sociaux. Les images de cadavres circulent à la vitesse de la lumière, et sans modération, sur YouTube, Facebook, Twitter, Instagram et Periscope. Certaines seront visibles jusqu'au lendemain malgré les efforts des géants du Net pour éliminer dès les premières heures les contenus jugés trop violents. Les réseaux sociaux et les médias sont confrontés au même dilemme : comment combiner liberté d'expression et devoir d'information tout en respectant la dignité humaine dans un contexte d'urgence ? France 2 est épinglée pour l'interview d'un homme sous le choc à côté du corps de sa femme. Montrer l'insoutenable, les morts, le sang, les survivants, ou les escamoter ? La question se pose à chaque attentat et la réponse varie d'un pays à l'autre.

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