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Critique

Le nouveau Salman Rushdie, 1001 jours de génie

par Philippe Lançon
publié le 2 septembre 2016 à 18h21

Lire un roman de Salman Rushdie est une curieuse et fraternelle expérience : c'est écouter la voix d'un survivant dans un monde où, désormais, chacun est menacé par ceux qui ont voulu le tuer. L'auteur des Versets sataniques a été depuis le 14 février 1989, jour de la fatwa lancée contre lui par l'ayatollah Khomeiny, l'éclaireur malgré lui au pays des ténèbres mondialisées. Son destin annonçait le nôtre sans que nous le sachions. Le fait qu'il soit un véritable romancier, un homme pour qui secouer les lois de l'imagination est un jeu et un combat avec la réalité, ne fait qu'ajouter au plaisir teinté d'angoisse, à l'angoisse teintée de plaisir, qui caractérise la lecture de ses livres : la menace est la perspective des enchantements du récit. Son nouveau roman, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, nourrit ce phénomène. La joie d'imaginer l'emporte ici largement, et même excessivement, sur la crainte de ne plus pouvoir le faire.

Mais l'imagination peut-elle devenir excessive dans un monde qui ne cesse de la concurrencer ? A chaque écrivain d'y répondre comme il peut. Comme on est surtout en Amérique, voici par exemple une réalité : «Elle était habituée à une certaine forme de folie américaine. La folie des armes lui semblait normale. Tirer sur des écoliers, mettre un masque de Batman et abattre les gens dans une galerie commerciale ou tout simplement buter tranquillement sa mère au petit-déjeuner, toutes ces folies, celles du Second Amendement, ce n'était jamais que la folie ordinaire qui continuait et l'on n'y pouvait rien quand on aimait la liberté.» Mais cette réalité, si bien résumée, n'est rien à côté de ce qu'on va lire : une superproduction américano-anglo-indienne de type Bollywood, traversant les pays et les époques, multipliant les caractères, les amours, les tons, les symboles, les références, les démons et les super-héros aussi puissants, aussi fragiles que Batman. L'ironie y côtoie sans cesse la trivialité ; la farce, la mélancolie ; la culture populaire, les fantômes littéraires ; l'esprit d'enfance, l'érudition ; et les délices de la virtuosité, les pesanteurs du symbolisme. Rushdie romancier n'est pas fait pour les amis de la sobriété.

L'allusion explicite du roman aux Mille et une nuits, la manière dont les célèbres contes anonymes contaminent sa structure en y multipliant les génies, magies, portraits et historiettes enchâssées dans la société réelle et la guerre imaginaire qu'il évoque, donnent le sens du combat. Rushdie, c'est Shéhérazade - une Shéhérazade anglo-indienne transplantée depuis vingt ans par les sombres caprices de l'Histoire à New York. Il imagine des aventures pour survivre un jour de plus à la sienne, à ses juges, à ses chasseurs de prime, et, pourquoi pas, à ses lecteurs - si possible en riant de tout ce qui pourrait l'en empêcher. Cette fois, il s'agit de raconter la guerre qui, à l'orée de notre siècle, oppose une humanité défaite à quatre génies obscurs et puissants, les Ifrits, esprits répertoriés dans le Coran. Ils disposent d'une sinistre et débile armée de génies secondaires et de «zélés» - des zombies, en quelque sorte.

Génies et insoumis

Pendant environ mille ans, les voies reliant le monde des génies, le Peristan, à celui des hommes étaient bouchées. Il y avait des fuites, de petites cheminées comme autour des volcans, mais ça n'allait pas plus loin qu'un incendie de forêt ou un tsunami. Ces voies sont de nouveau ouvertes et, à la suite d'une immense tempête planétaire, rien ne va plus sur terre. Le ferry de Staten Island est avalé par l'un des génies. Le premier des traders, habité par un autre génie, fait exploser les Bourses. L'électricité disparaît. Un grand serpent s'enroule autour d'un gratte-ciel new-yorkais, servant de toboggan à ceux qui ont l'air de trouver ça normal, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les hommes comprennent vite que leur monde a changé. Ils sont soumis à un califat magique dont les maîtres découpent en quatre tout insoumis. La peur de Dieu doit régner. Le vieux philosophe musulman opposé à la raison, le persan Al-Ghazali (1058-1111), l'explique au plus puissant des génies en mission, Zumurrud, qu'il a libéré de sa bouteille pour l'utiliser : «Apprends-leur la langue-du-Dieu-Qui-Est-Point-Final. Il leur faut un enseignement intensif, sévère et on pourrait même dire redoutable. Souviens-toi de ce que j'ai dit à propos de la peur. La peur est le destin de l'homme. L'homme naît dans la peur, la peur du noir, de l'inconnu, des étrangers, de l'échec, des femmes. C'est la peur qui l'amène vers la foi, non parce qu'il y trouve un remède, mais parce qu'il accepte le fait que la crainte de Dieu est le sort naturel et légitime de l'homme. Apprends-leur à craindre un usage impropre des mots. Nul crime ne paraît plus impardonnable aux yeux du Tout-Puissant.» Les philosophes manquent volontiers de légèreté, les idéologues et les assassins également. L'auteur en sait quelque chose, mais il les accueille dans son roman.

La vie devient la pire des fictions - celles qu'on n'écrit pas, ou qui ont été écrites par d'autres : «Dans une ville française, les habitants commencèrent à se transformer en rhinocéros. De vieux Irlandais se mirent à vivre dans des poubelles. Un Belge se regarda dans le miroir et y vit reflété l'arrière de son crâne. Un officier russe perdit son nez et le vit qui se promenait tout seul dans Saint-Pétersbourg. Un étroit nuage fendit la pleine lune et une Espagnole qui regardait le spectacle éprouva une douleur aiguë, comme si une lame de rasoir fendait son œil par la moitié et que l'humeur vitreuse, la matière gélatineuse qui comble l'espace entre la lentille et la rétine se déversait à l'extérieur. Des fourmis sortirent d'un trou dans la paume d'une main humaine.» Gogol, Buñuel et leur bande (dont Rushdie, qui s'amuse) n'ont peut-être existé que pour préserver l'humanité de l'efficacité des mauvais génies.

Dunia contre les Ifrits

L’humanité est quand même soutenue par une jinna, Dunia, génie féminin qui fut jadis la femme d’Ibn Rushd, autrement dit Averroès (1126-1198), philosophe musulman humaniste de Cordoue. Elle enfanta avec lui une nombreuse progéniture - avant qu’il ne la plaque. Contrairement aux autres génies, elle n’est pas réduite à l’incohérence narcissique et à la violence de ses appétits. Son chagrin ne s’est pas converti en colère. Elle est capable d’amour, de compassion, de suite dans les idées. Elle décide de sauver le monde en menant une guerre à mort contre les Ifrits. Quatre de ses descendants humains vont l’aider : le jardinier Geronimo, le graphiste Jimmy Kapoor, la milliardaire dévoreuse (et tueuse) d’hommes Teresa Saca, le compositeur Hugo Casterbridge.

Chacun est dépourvu de lobes d'oreille et fait l'objet d'un portrait en pied, médaillon généralement assez vif où l'on sent que Rushdie s'est amusé avec des silhouettes croisées ou avec ses propres goûts et dégoûts : rien n'est à la fois plus trouble et plus transparent que les débordements volontairement immatures de l'imagination. Voici Teresa, «une harpie à la noire chevelure, animée d'une colère envers les hommes dont il valait mieux ne pas chercher l'origine et son don pour l'insulte était épuisant. Elle n'acceptait de manger que dans cinq restaurants. Elle détestait tout vêtement autre que noir. Elle n'avait aucune admiration pour les amis qu'il [son nouvel amant] lui présentait. L'art moderne, la danse contemporaine, les films sous-titrés, la littérature contemporaine, tous les gens de philosophie, tout cela lui faisait horreur, en revanche les médiocres toiles américaines néoclassiques du XIXe siècle, elle les admirait beaucoup.»

Chacun de ces futurs super-héros est comme un avatar de l'auteur. Trois d'entre eux vivent à New York, le quatrième à Londres. Certains ont des origines indiennes. Le père et l'oncle de Geronimo ont été tués à Mumbai, ex-Bombay, pendant des émeutes nationalistes. Chacun a des super-pouvoirs spécifiques. Jimmy Kapoor transforme les «jinns parasites», ces supplétifs des quatre Ifrits, forcément à l'état gazeux, en statues de pierre. Le résultat est un mobilier artistique urbain du meilleur effet : «La beauté des gorgones procurait un répit, même en ces temps de troubles, et le lien entre l'art et la mort, le fait qu'en mourant les jinns parasites se voyaient métamorphosés d'adversaires mortels en objets esthétiques plaisants à contempler, provoqua une sorte de surprise et de soulagement. La fabrication du solide à partir de l'évanescence, tel fut un art de la guerre des plus nouveaux.» C'est comme si les paroles de Trump étaient transformées non pas en crapauds, mais en statues comme on en voit dans les splendides forêts de pierres des vieux temples indiens. Leur bric-à-brac au désordre vital fait écho au roman de Rushdie : tout n'est pas du meilleur goût, mais, régulièrement, le lecteur a envie de se poser devant un portrait comme, dans ces temples, une famille s'arrête devant tel ou tel dieu pour l'asphyxier d'encens et l'enduire de beurre parfumé.

Versant imaginaire

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits est le temps qu'il faut à Dunia et ses descendants pour régler leur compte aux méchants génies. La chronique est tenue depuis un futur lointain, environ mille ans plus tard, par une voix anonyme et collective, celle d'une humanité pacifiée - et un peu ennuyeuse : la raison et l'équilibre ont gagné, les mauvais génies sont morts ou ont regagné leurs pénates sublunaires. Avec eux ont peut-être disparu quelques vertus propres à l'imagination - comme c'était d'ailleurs le cas au moment où cette guerre, ce temps dit des «étrangetés», a débuté : «Si un gamin en frottant une lampe avait fait apparaître un génie destiné à lui obéir, l'événement aurait semblé parfaitement crédible dans le nouveau monde que nos ancêtres habitaient désormais. Mais leurs sens avaient été émoussés par une longue exposition à la banalité du quotidien et ils avaient du mal à accepter l'idée qu'ils étaient entrés dans un monde de merveilles, et plus encore à savoir comment vivre dans une telle époque.»

Rushdie a payé au prix fort sa liberté d’imaginer. Il a ouvert une bouteille dont a jailli un génie plus que désagréable ; mais un monde où de telles bouteilles n’existent plus perd sans doute, avec la panique qui l’accompagne et l’approfondit, quelque chose de cette liberté. La sagesse est faite de tant de regrets.

Naturellement, le romancier n'aime pas être réduit à l'événement qui l'a fait connaître de tous et qui oriente la lecture de ses œuvres. Mais on n'échappe pas à un événement dont la puissance détermine un peu plus qu'une vie d'homme et d'écrivain - quand il ne la grandit pas. Il y a quatre ans, Rushdie publiait Joseph Anton, une autobiographie, récit où il contait la réalité de cette vie d'homme depuis vingt-cinq ans condamné. Il le faisait en s'évoquant à la troisième personne : la violence subie l'avait comme détaché de lui-même et il éprouvait sans doute cette sensation si particulière, devenir le héros malgré soi d'une fiction sinistre qu'on n'a pas inventée mais qu'on doit subir. Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits raconte la même histoire, mais par l'autre versant - celui de l'imagination. Les ponts entre les deux sont bien entendu multiples.

Dans Joseph Anton, Rushdie expliquait comment il avait créé les Versets sataniques - agglomérant à des années de distance des souvenirs, des lectures, des choses vues, des rêves, des visions. L'irrationnel peuplait déjà la raison qu'il stimulait, défiait et menaçait. Dans son auberge espagnole, l'auteur accueillait peu à peu leurs ébats : «Son esprit conscient était, comme d'habitude, brouillé par son inconscient qui ne cessait d'adresser à sa rationalité des anges et des miracles en la priant de trouver le moyen de les incorporer à sa manière de voir les choses. Ce serait donc un livre à propos d'anges et de démons, mais peut-être ne serait-il pas toujours facile de les départager.» Il n'est pas plus facile de départager un génie comme Dunia d'une femme ordinaire, d'autant qu'elle tombe amoureuse de son propre descendant, Geronimo, portrait craché d'Averroès. Le destin de Rushdie a modifié le regard de ses lecteurs, mais il n'a guère modifié son art du roman.

«Ne serait-ce pas drôle si… ?»

Pour comprendre «le moyen d'incorporer» l'irrationnel à sa «manière de voir les choses», on peut même remonter à 1985, année où le jeune romancier écrivit un article sur Brazil, le film de politique-fiction de Terry Gilliam. Le texte d'antan pourrait servir de mode d'emploi au roman d'aujourd'hui. Le jeune Rushdie relève une différence entre la comédie américaine et la comédie anglaise. La première imagine une histoire qui répond à la question : «N'est-ce pas drôle que… ?» La seconde imagine une histoire qui répond à la question : «Ne serait-ce pas drôle si… ?» La première part d'une question fondée sur la réalité ; la seconde, d'une question fondée sur l'imaginaire. Conclusion : «Terry Gilliam, un Américain qui habite l'Angleterre, et qui se souvient de l'Amérique […] réussit à faire une synthèse des deux approches.» Rushdie, Anglais né à Bombay qui habite l'Amérique, s'efforce d'en faire autant : de faire entrer la fantaisie de la seconde question dans le réalisme de la première. Elle pourrait être à peu près celle-ci : «Ne serait-ce pas drôle si les hommes se réveillaient un matin dans un monde exactement comme le nôtre, mais dominé par des mauvais génies ?»

Dans le même article, il insistait sur ce qui guette l'artiste qui prend appui sur ce genre de question : «Cette approche reflète un terrible danger que n'affronte pas l'artiste réaliste. Le danger, c'est d'être fantasque. Quand il n'y a pas d'autres règles que celles qu'on invente, les choses ne deviennent-elles pas trop faciles ? Quand les cochons peuvent voler, restent-ils encore des cochons ? Une œuvre d'art peut-elle devenir quelque chose de valeur quand elle n'a pas de racines dans la réalité observable ?» Il concluait que les meilleurs artistes du genre, Lewis Carroll, Kafka, «ont le don de créer des racines au monde des rêves, et la logique de leurs œuvres est celle de l'esprit qui rêve, et non de l'esprit éveillé». Rushdie n'y parvient, dans son roman, que de temps en temps. Il ne soumet pas assez son imagination à la rigueur et au laconisme de l'esprit du rêve pour que le lecteur puisse oublier qu'il est un esprit éveillé - et démonstratif.

Mais il y parvient parfois, et c'est alors un peu plus qu'une trouvaille : une délicate petite invention de la mélancolie. Par exemple, l'état de Geronimo après la tempête. Ce vieil exilé sans famille s'aperçoit qu'il flotte maintenant très légèrement au-dessus du sol, de toutes choses, de tout être. Ses empreintes ne laissent aucune trace dans la boue qui a tout recouvert. Quand il fait l'amour avec la propriétaire du domaine, la pessimiste et solitaire Alexandra, leurs peaux ne peuvent se toucher, c'est si peu commode qu'elle doit se mettre dessus. Et, après l'avoir fait, il est encore un peu plus décollé de tout. Quand la guerre avec les génies éclate, il vit à dix centimètres du monde. Il avait connu «la terre ferme sous les pieds, la crasse sous les ongles, les soins apportés aux choses qui poussent, bulbes et racines, graines et bourgeons, voilà quel avait été son monde. Et puis, tout à coup, la lévitation, l'apparition d'un univers absurde, l'étrangeté, un cataclysme». Pourquoi ?

Celle qu'il aime et qu'il a épousée meurt. Dunia l'envoie au Peristan. Lorsqu'il en revient, comme Ulysse du royaume des ombres, il «touchait de nouveau le sol et tout ce qu'il voulait à présent c'était reprendre sa vie d'avant. Il ne voulait pas savoir ce que tout cela signifiait. Il voulait ne pas faire partie de ce lieu, de cette chose - il n'avait pas de mot pour la désigner - où toutes ces choses existaient, ce qu'il désirait, c'était recréer le monde réel autour de lui, même si ce monde réel n'était qu'une illusion […]. Et pourtant il était dans ce Monde Magique. Et devant lui se tenait une déesse faite de fumée qui n'était manifestement pas son épouse décédée délivrée de sa tombe par le souvenir qu'il gardait d'elle. Il ne comprenait plus rien. Il n'avait plus de larmes pour pleurer.» Rushdie est là pour le lui raconter, plus que pour le lui expliquer, pour le consoler peut-être. Il écrit dans ces quelques centimètres qui séparent Geronimo - ou lui-même, ou toi, lecteur - du monde qu'il recherche, mais qu'il ne peut plus toucher.

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