Les rencontres 3.0 ont changé la physionomie des relations amoureuses. Aujourd'hui, "on se lâche beaucoup plus facilement, en se masquant un peu, en trichant sur son âge ou sur ses kilos en trop". Photo: page du site de rencontre Meetic.

Les rencontres 3.0 ont changé la physionomie des relations amoureuses. Aujourd'hui, "on se lâche beaucoup plus facilement, en se masquant un peu, en trichant sur son âge ou sur ses kilos en trop". Photo: page du site de rencontres Meetic.

Loic Venance/AFP

Rencontrer l'âme soeur serait bien plus simple depuis l'avènement de la Toile, ce formidable outil qui recense des milliers de "profils" immédiatement disponibles. Désormais, écrire un message, c'est engager une relation et idéaliser l'autre. Internet (et sa myriade de sites de rencontres) serait-il en train d'écrire un nouvel ordre amoureux? Sans aucun doute pour le sociologue et écrivain Jean-Claude Kauffmann, tombé "par hasard" dans l'étude du couple, il y a trente ans.

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RETROUVEZ >> Notre dossier sur l'amour et le sexe au fil des siècles

Un phénomène bourré de paradoxes: si l'infidélité se banalise, la trahison amoureuse est, en revanche, de moins en moins tolérée... A bon entendeur! Jean-Claude Kauffmann dissèque les relations amoureuses à l'ère d'internet et des réseaux sociaux. Si certains tabous tombent, comme celui d'avoir des relations sexuelles rapidement, d'autres exigences surgissent. Au 21e siècle, le couple doit ainsi remplir une fonction thérapeutique, une condition essentielle pour ne pas imploser en plein vol...

Les nouvelles technologies, Internet et les réseaux sociaux ont-ils transformé l'approche amoureuse?

Jean-Claude Kauffmann: La rencontre, cet instant crucial dans une relation amoureuse, connaît un véritable bouleversement. Vous êtes par exemple intéressé par les blogs de cuisine et plus spécialement par la tarte à la rhubarbe, vous découvrez rapidement l'univers de la personne qui alimente le blog spécialisé... Vous lui envoyez un message, elle répond. C'est le début d'une relation. Aujourd'hui, les supports permettant de rencontrer quelqu'un sont infinis.

Internet représente donc bien plus qu'un agrégat de sites de rencontres?

Une nouvelle situation est apparue: le premier contact se déroule désormais en deux temps, la première fois en ligne, la Toile n'est plus de l'ordre du virtuel dès qu'une personne poste un petit message. D'une certaine manière, vu l'absence de contact physique, on se lâche beaucoup plus facilement, en se masquant un peu, en trichant sur son âge ou sur ses kilos en trop. Et, surtout, tout internaute peut débrancher quand bon lui semble.

Un atout précieux quand la grande peur de l'époque est de s'engager, de ne plus maîtriser son destin. Une préoccupation majeure qui touche toutes les générations, avec un pic pour les âges légèrement avancés. La jeunesse, elle, a davantage appris l'art de mélanger les échanges en ligne et la vraie vie.

Les sites de rencontre sont souvent accusés de privilégier avant tout les rapprochements sexuels...

Malgré la distance, certaines choses ne sont pas toutes négatives sur Internet. Une phrase revient souvent lors de la première approche: "C'est la beauté intérieure qui compte..." Elle prête à rire, mais signifie avant tout que les gens vivent moins sous l'emprise de la dictature de l'image. Une photo ou une vidéo sont suffisantes pour découvrir l'univers de l'autre. Résultat: les confidences sortent beaucoup plus facilement. Et si atomes crochus, surgissent très rapidement les allusions sensuelles, voire sexuelles.

Reste toutefois à passer à la seconde étape: la rencontre en face à face. Elle se traduit le plus souvent par un rendez-vous au café -un moment difficile... Les deux partenaires y croient, se sont fait un petit cinéma dans leur tête. Malheureusement, ils vivent un décalage plus ou moins important: la personne qui s'assoit en face d'eux n'est pas toujours conforme à l'être idéal dessiné sur la Toile.

"Internet est le bal d'aujourd'hui"

D'où de fréquentes accusations de mensonges?

La réalité montre qu'ils restent tous petits, de la même manière que les femmes se maquillent avant de sortir ou que les hommes s'habillent avec soin. En tout cas, le concept de la "beauté intérieure" passe à la trappe! La réalité, la présence de l'autre dégagent quelque chose, attirent ou repoussent le plus souvent. La dictature des modèles de beauté persiste toujours! Internet est le bal d'aujourd'hui. Autrefois, on s'invitait pour une danse et si les deux corps s'entendaient, on en enchaînait une deuxième.

A présent, après l'étape de la Toile, prendre un verre remplit le même rôle. Et si on ne stoppe pas la relation à cet instant, les relations sexuelles arrivent assez vite, même si l'on ne sait pas exactement ce que l'on tricote ensemble. Sur certains sites, les internautes se demandent même si coucher le premier soir est bien ou mal.

La réponse la plus fréquente?

"Y'a pas de mal à se faire du bien!" Du point de vue moral, dorénavant, rien ne condamne le fait d'avoir des relations sexuelles immédiates. Nous assistons à une sorte d'inversion historique considérable où il n'est plus nécessaire que le sentiment soit éprouvé pour avoir le "droit de coucher". La sexualité rentre désormais dans une phase de relative banalisation. La Toile a accéléré ce phénomène qui a, en réalité, commencé à l'époque de Freud. La libération sexuelle des années 1960 et l'apparition, plus tardive, de multiples conseils prodigués aux couples installés pour que leur sexualité devienne une pratique de bien-être a définitivement ouvert les vannes...

Avec Internet, l'amour ne devient-il un produit comme les autres?

Je me rappelle la phrase d'une femme qui disait: "Sur internet, on peut avoir un coup de foudre toutes les dix minutes!" C'est vrai, la Toile procure des micro-sensations fortes, érotiques ou sentimentales, on "flashe", selon l'expression courante. Pour ce faire, il suffit de cliquer, se connecter 30 fois par jour si on le souhaite. Terminée l'époque du grand amour unique dans une vie. Il y a cinquante ans, dans un petit village, une femme avait le choix entre Jules et André. Ce dernier ne la faisait pas rêver? Eh bien, elle se retournait vers Jules, la vie n'était pas compliquée.

Et aujourd'hui?

Le problème consiste à choisir parmi des dizaines de milliers de profils. Pas facile. La première tentation est d'adopter une attitude rationnelle, de type consommateur, en comparant les produits et en essayant de trouver les meilleurs. Cette approche repose sur une très forte illusion, qui prévaut actuellement: celle d'être soi, de rester soi en rajoutant l'autre dans sa vie, mais sans qu'il la dérange.

Sites de rencontres

La rupture par SMS, une pratique qui se banalise.

© / iStock

Une utopie totale: si l'individu veut tout maîtriser, le contrôle du partenaire lui échappe toujours, car celui-ci ne peut accepter de ne plus être lui-même. Cette logique mène donc dans l'impasse. Mais, heureusement, le choix amoureux ne fonctionne pas ainsi. Arrive le moment où il faut se laisser aller et accepter de se transformer.

"La trahison amoureuse se banalise"

Certains sites donnent l'impression que l'adultère est une liberté, une trahison somme toute banale, donc normale...

Internet colporte l'illusion que tout est technique et donc facile. Si le premier contact reste à la portée de tout le monde, l'engagement n'en devient que plus difficile. Celui qui trompe grâce à la Toile trouve toujours de bonnes excuses: l'anonymat est garanti, c'est le cours de l'histoire, la société permet cette possibilité... Force est de constater que la trahison amoureuse se banalise. En revanche, grande surprise: il suffit d'interroger les gens pour s'apercevoir que la fidélité traditionnelle reste une valeur essentielle.

Si la fidélité demeure une valeur traditionnelle du couple, d'autres exigences émergent-elles?

Un couple solide s'engage dans une notion de confiance réciproque extrêmement forte, elle inclut reconnaissance et respect. Une exigence qui fonctionne mal, ou pas du tout, en cas de petites trahisons amoureuses. Désormais, le conjoint est aussi celui qui remonte le moral. Il devient le premier fan de son partenaire. C'est l'apparition d'une nouvelle fonction thérapeutique.

Comment expliquez-vous cette nouvelle version du "allô maman, bobo"?

Aujourd'hui, si l'individu se définit et se construit lui-même, il enregistre néanmoins un déficit structurel d'estime de soi. Psychologiquement, la société est très destructrice pour les gens. D'où le besoin permanent de se restaurer mutuellement le moral. Une fonction qui s'est très fortement développée durant ces vingt dernières années.

Peut-on parler d'un nouveau contrat amoureux?

Tout à fait, même si le désir, la sexualité ou l'impression de former une équipe économique restent encore des composantes non négligeables. Mais cette fonction thérapeutique devient le premier socle du couple, une règle d'or. Souvent, les unions qui partent à la dérive sont celles qui l'ont oublié. Le résultat peut se révéler terrifiant: la bienveillance réciproque d'antan laisse alors la place à une volonté absolue de détruire l'autre.

De plus en plus de ruptures s'annoncent par SMS: est-il plus facile de rompre par écran interposé?

Comme la rencontre est devenue possible à distance, la séparation est plus facile par SMS qu'en face à face. Reste que cette attitude est extrêmement dure pour celui ou celle qui la subit. Il y a une part de lâcheté aussi, peut-être due à la perte d'énergie que connaissent certaines personnes, les rendant ainsi incapables de manifester la moindre once de courage. Plus globalement, je constate que la communication conjugale est devenue très difficile. Auparavant, on se parlait beaucoup moins qu'aujourd'hui, car la norme exige que tout soit dit. Mais cela reste souvent de l'ordre du bavardage conjugal, qui donne l'impression de construire un monde à deux.

Alors, de quoi parle-t-on dans l'intimité du couple?

De choses et d'autres, de projets de vacances, on critique gentiment les amis et la famille... Tout cela ressemble davantage à une conversation côte à côte qu'à un face-à-face. Il faut prendre conscience que seulement 5% de ce qui est primordial est évoqué au sein du couple. Chacun utilise moult subterfuges, plus ou moins subtils, pour éviter la "grande explication": l'humour par exemple, qui reste un langage à double détente, ou l'art de le dire sans le dire... Pour revenir sur les SMS, je constate qu'on y trouve tout et son contraire. Je me souviens d'un jeune qui était dans une relation depuis six mois: le pauvre était devenu complètement angoissé en raison des 20 SMS qu'il recevait par jour. Il avait littéralement l'impression d'être marqué à la culotte. "Je ne peux plus respirer", disait-il.

Internet, les réseaux sociaux véhiculent également des tonnes de conseils, d'avis, de témoignages pour réussir sa vie de couple. Les petits travers de la vie quotidienne sont sans cesse disséqués, n'est-ce pas excessif? Le souci d'améliorer sa vie de couple reste très fort. On ne peut empêcher les gens de réfléchir et tant mieux! Oui, il faut s'interroger, mais en même temps, il faut savoir oublier les conseils extérieurs, d'une certaine manière, ou n'en retenir qu'un ou deux afin de débloquer un petit mécanisme qui coince. Mieux vaut éviter l'attitude analytique systématique, la plupart des méthodes qui permettent d'avancer dans le couple restent de type intuitif...

>> Piégée dans son couple, Jean-Claude Kauffmann, éditions Les liens qui libèrent, 2016.

>> Extrait du Grand Format numéro 18, L'amour au fil des siècles, juillet-août-septembre 2016, en kiosque actuellement, 6,90 euros.

Une du hors-série "L'amour au fil des siècles"

Une du hors-série "L'amour au fil des siècles"

© / L'Express

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