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Enquête

En Inde, l'explosion du tourisme médical

Par Marjorie Cessac

Publié le 7 sept. 2016 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Ils viennent du Nigeria, d'Afghanistan, d'Irak, de Chine, mais aussi d'Europe de l'Est et des Etats-Unis... Des malades du monde entier se font désormais soigner en Inde, attirés par des équipes de qualité et des prix défiant toute concurrence. Les hôpitaux privés se livrent une bataille acharnée pour capter cette clientèle étrangère.

Chaque jour, vêtu de sa tenue traditionnelle, il traverse la route encombrée qui fait face au grand hôpital pour rejoindre sa petite chambre aux murs nus, seulement décorée d'un grand tapis. C'est là, dans ce refuge niché dans le quartier afghan de Saket, où abondent pharmacies et mosquées, qu'Haji Zar Khan, cinquante ans, malade d'un cancer, loge lorsqu'il est soigné à New Delhi. « En Afghanistan, j'ai eu très mal au ventre, raconte-t-il. Les médecins m'ont donné des cachets, mais cela ne passait pas. Il a fallu que je vienne ici, en Inde, pour apprendre qu'en réalité j'avais un cancer de l'estomac. » Les traits tirés, la barbe presque blanche, il esquisse un faible sourire. « Mon pays manque de tout. Heureusement, les médecins indiens m'ont très bien soigné. » Lors de ses allées et venues, Haji Zar Khan croise souvent d'autres patients. Des Afghans, mais aussi des Africains. Ce jour-là, à sa hauteur, un homme, poussé dans une chaise roulante, tente de se frayer un chemin dans les ruelles détrempées par la mousson. Il porte une attelle et vient visiblement de se faire opérer du genou. « Lui est somalien, c'est sûr, je le vois à la forme de son visage », murmure le patient afghan.

En quelques années, l'Inde est devenue une destination médicale incontournable pour de nombreux étrangers. Mais, contrairement aux idées reçues, plus de 80 % d'entre eux viennent de pays pauvres. D'Afrique, du Bangladesh, du Sri Lanka, mais aussi d'Irak et d'Afghanistan, des pays dont les infrastructures ont été ravagées par la guerre. « La grande majorité de ces étrangers vient à Delhi par nécessité. Parce qu'ils ne trouvent pas le traitement dont ils ont besoin chez eux », insiste Heidi Kaspar, chercheuse du département de géographie et de santé de l'université de Zurich. Elle réfute d'ailleurs l'utilisation systématique du terme « tourisme médical ». Haji Zar Khan a, par exemple, subi 11 chimiothérapies. Au total, logement et vols compris, sa guérison lui aura coûté 30.000 dollars. Une somme que ce commerçant de Kaboul n'aurait pu réunir si ses six frères ne s'étaient pas cotisés. « Il y a 4 vols quotidiens depuis l'Afghanistan, la moitié des passagers viennent ici pour le business, l'autre pour se faire soigner », raconte son interprète. Lui est réfugié et sans papiers. Mais, comme tant d'autres, il joue les intermédiaires. Parfois dans l'urgence : « La semaine dernière, une vingtaine de personnes sont arrivées à la suite de l'explosion d'une bombe, pour des amputations, des soins extrêmement lourds. »

Spécialistes de renom

Pour ces pays démunis de tout, l'Inde comble un vrai manque. A tel point que la clientèle étrangère représente aujourd'hui 20 % de l'activité des grands hôpitaux privés du pays. Apollo, Fortis, Medanta, Artemis figurent parmi les principaux acteurs du secteur. Inexistantes il y a une dizaine d'années, ces énormes chaînes, dotées d'infrastructures modernes et de spécialistes de renom, se livrent une concurrence acharnée pour capter cette clientèle étrangère. « Ce n'est pas parce qu'ils viennent d'un pays pauvre que ces patients le sont, nuance Anas Wajid, responsable marketing chez Max Hospital. D'ailleurs, à l'exception de ceux qui bénéficient de subventions, seuls les plus riches peuvent venir ici. »

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Pour l'heure, les Occidentaux ne représentent qu'un faible pourcentage du total, moins de 15 %. Mais ils sont ciblés, eux aussi. « Beaucoup de patients ne peuvent encore imaginer mettre les pieds dans un hôpital indien », explique Josef Woodman, patron de Patients Beyond Borders, un site américain spécialisé, ajoutant : « L 'Inde reste perçue comme un pays surpeuplé et pauvre. » Chez Max Hospital, on prend donc les devants. En tentant, par exemple, d'établir un partenariat avec les hôpitaux publics anglais. « L'idée serait de faire venir des malades britanniques en Inde, dévoile Anas Wajid, en partance pour Londres. Beaucoup d'entre eux sont sur liste d'attente, de quatre à six mois. Cela leur éviterait de patienter. » Le pari, politiquement sensible, est loin d'être gagné.

Championne des génériques

Mais, pour séduire, l'Inde a un argument imparable : le coût. Selon les classements, elle est, de toutes les destinations médicales, celle qui offre les plus grandes différences de prix, de 65 à 90 % pour un patient américain et européen. Dans le domaine de la chirurgie cardiaque, la même opération, facturée 100.000 dollars aux Etats-Unis, se paie entre 6.500 et 10.000 dollars en Inde. « Le coût fait la différence, mais il n'est pas tout, martèle le porte-parole de Fortis. N ous avons des équipements et des médecins tout à fait dignes des pays développés. » De nombreux praticiens indiens ont, en effet, été formés à l'étranger. D'autres ont démarré leur carrière dans le secteur public, où les conditions extrêmes les poussent à l'excellence, tant dans le diagnostic que dans la rapidité d'exécution. Dans les grands hôpitaux publics locaux, un médecin peut voir jusqu'à 300 patients par jour. Outre cette renommée, le pays a su diversifier ses spécialités. « L'Inde s'est fait connaître par les soins orthopédiques ou de cardiologie, mais, depuis, l'éventail s'est élargi aussi bien à la chirurgie bariatrique [contre l'obésité], esthétique qu'aux traitements contre l'infertilité et le cancer », indique Josef Woodman. Pour l'heure, en Europe, certaines maladies sont encore bien couvertes par les régimes d'assurances. Mais les Américains et Européens de l'Est sont, depuis trois ans, chaque fois plus nombreux à acheter des génériques contre le sida, le cancer ou l'hépatite C.

Située dans une zone d'affaires, à Noida, ville tentaculaire voisine de New Delhi, Ikris Pharma suit cette évolution de près. Créée en août 2014, cette start-up met en contact des étrangers avec des laboratoires indiens pour leur fournir des médicaments moins chers et indisponibles dans leur pays. Car l'Inde est aussi la championne des génériques. Dans ce pays, seuls les médicaments nouveaux et innovants peuvent être protégés par des brevets. D'où des prix défiants toute concurrence. Réseau légal, Ikris Pharma s'est associé avec un partenaire américain. Un moyen d'asseoir sa crédibilité dans un secteur aux circuits encore informels. « Faute d'information, certains étrangers se lancent souvent seuls dans l'achat de médicaments au travers de pharmacies illégales sur Internet », regrette Inam Ansari, le cofondateur du groupe. Ce jour-là, chez Ikris, une lettre vient d'arriver. De Roumanie. « Il s'agit d'un homme, malade de l'hépatite C, qui dit ne pas avoir l'argent pour s'acheter du Sovaldi. Il souhaite se procurer le générique », explique Inam Ansari. Commercialisé par le laboratoire américain Gilead, ce médicament, qui offre plus de 90 % de chances de guérison, est désormais fabriqué, et vendu, sous licence, par plusieurs sociétés indiennes. En Inde, trois mois de traitement coûtent 1.000 dollars au lieu des 84.000 dollars facturés aux Etats-Unis...

Pour ces génériques, les Occidentaux ne sont d'ailleurs pas les seuls à se déplacer. A Gurgaon, l'autre banlieue de New Delhi, le vaste hall d'accueil de l'hôpital Fortis, avec ses escaliers mécaniques, ses cafés et ses oeuvres d'art, a des allures d'aéroport qatari. Là, parmi la clientèle cosmopolite, venue d'Afrique ou du Golfe, se faufile une délégation inattendue. Guidés par deux intermédiaires, six patients chinois dont deux femmes, fraîchement débarqués de l'aéroport, ont rendez-vous avec le docteur Chondhury. « En Chine, près de 15 millions de personnes seraient porteuses du virus de l'hépatite C, raconte cette sommité de la gastro-entérologie. Mais elles n'ont pas accès au dernier générique et paient le traitement jusqu'à 25 fois le prix indien. » Dans cet hôpital, environ 3 délégations de ce type viennent désormais chaque mois. Mais leur nombre ne cesse d'augmenter. « Nous leur faisons des tests sanguins, le premier ayant pour but de vérifier que les personnes sont bien les malades, qu'elles ne sont pas venues pour quelqu'un d'autre, détaille le spécialiste. Ces médicaments ne peuvent être vendus hors de l'Inde et doivent faire l'objet d'une consommation personnelle... »

D'ici à un an ou deux, Pékin devrait être en mesure de fournir ce médicament à ses concitoyens. Mais, en attendant, l'Inde avance ses pions. Elle est déjà la troisième destination médicale en Asie, en nombre de patients, et pourrait être au top, d'ici à 2020, si sa réglementation évolue. Les grands hôpitaux jouent la transparence sur leur site, car il y va de leur crédibilité. Mais le secteur pâtit de sa désorganisation. « Aujourd'hui, il n'y a pas de règles, tout le monde peut s'improviser intermédiaire. Du coup, le malade peut se retrouver entre les mains d'un médecin sans diplôme, qui va l'escroquer en lui faisant des examens inutiles », alerte Inam Ansari. Autre point noir : les visas médicaux. Les acteurs du secteur font du lobbying pour que soit assouplie leur délivrance. L'Inde pourrait ainsi mieux rivaliser avec la Thaïlande, Singapour ou la Malaisie, où ces formalités ne sont pas exigées. Certaines mesures ont été mises en place, mais l'essentiel reste à faire.

Il en va du rayonnement de l'Inde et de son image. Et le système actuel sauve des vies. Mais sa quête effrénée de profits soulève tout de même quelques questions. Ses paradoxes aussi... Alors que les étrangers, jugés « plus rentables », sont traités en priorité, une majorité d'Indiens, eux, ne peuvent s'offrir cette médecine privée de qualité. Devant AIIMS, le plus grand hôpital public de New Delhi, des provinciaux campent dans la rue à même le sol. « Certains attendent là, en moyenne six mois, avant de subir une intervention chirurgicale, parfois au péril de leur vie », raconte une jeune interne. Les hôpitaux publics reçoivent entre 1.500 et 8.000 patients par jour contre de 100 à 1.200 dans le privé. « Il y a un manque de sang, de lits..., ajoute-t-elle. Sans aides, la majeure partie de la population ne peut se permettre un traitement spécialisé. » Tous dénoncent une médecine à plusieurs vitesses. Un système dans lequel les Indiens paient déjà, de leur poche, plus de 70 % de leurs frais de santé...

Les points à retenir

En quelques années, l'Inde est devenue une destination médicale incontournable pour de nombreux étrangers.

Contrairement aux idées reçues, plus de 80 % d'entre eux viennent de pays pauvres ou dont les infrastructures ont été ravagées par la guerre.

Pour l'heure, les Occidentaux représentent moins de 15 % de cette clientèle. Mais ils sont eux aussi ciblés par les chaînes hospitalières privées, qui se livrent une concurrence féroce.

Leur principal atout : des factures de soins allégées de 65 à 90 % pour un patient américain et européen.

Correspondante à New Delhi Marjorie Cessac

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