Publicité

Silicon Valley, l’envers du décor

Derrière la façade rutilante des géants de la « tech », la Californie affiche un triste record, celui du pourcentage de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté. Une situation liée au coût délirant du logement. On estime qu’il faut au moins quatre salaires pour pouvoir vivre dans la baie de San Francisco.

0211252278673_web.jpg
San Francisco détient le record du nombre de SDF dormant dehors par habitant, à deux pas des locaux de Twitter, d’Uber ou d’Airbnb au centre-ville.

Par Anaïs Moutot

Publié le 4 sept. 2016 à 10:55

Au printemps dernier, un panneau faisant la publicité d’un complexe de logements en construction au sud de San Francisco a été accroché un peu partout dans les rues de la ville. Son slogan ? « New houses from the low 1 million dollars » (« Nouvelles maisons à partir de 1 million de dollars seulement »). L’oxymore a fait s’étouffer plus d’un passant, mais le chiffre indiqué n’était pas très éloigné de la réalité : le prix médian d’une maison à San Francisco est de 1,13 million de dollars, en augmentation de 70 % depuis cinq ans, selon Zillow, une société qui traque les évolutions du marché immobilier. En quelques années, la ville de San Francisco est devenue la deuxième ville la plus chère du pays  : seule San José, ville phare de la Silicon Valley, à 80 kilomètres au sud, la dépasse. Pour les locataires, les chiffres sont tout aussi faramineux : il faut compter quasiment 3.500 dollars par mois pour loger dans un appartement d’une pièce à San Francisco, selon les chiffres de Zumper, une autre plate-forme immobilière.

Le coût de la vie a toujours été plus élevé en Californie que dans les autres Etats américains, rappelle Brian Uhler, l’auteur d’un récent rapport sur la crise du logement pour les députés californiens. « Le climat tempéré, la proximité de la mer et la richesse de la vie culturelle ont toujours fait de San Francisco et de Los Angeles des villes très attirantes. Mais l’écart de prix avec le reste du pays n’a cessé de se creuser au fil des années », explique-t-il. La raison ? Les entreprises high-tech recrutent à tour de bras, les autres secteurs suivent la cadence, mais la croissance en termes de logement, elle, est en berne. Alors que 450.000 emplois ont été créés dans la région entre 2010 et 2014, seuls 54.000 nouveaux logements ont été construits, selon Egon Terplan, responsable chez Spur, un think tank spécialiste de l’urbanisme dans la région. « Sur les dernières décennies, il n’y a guère qu’une poignée de villes comme Detroit, Cleveland ou Pittsburgh qui ont moins construit que San Francisco, mais ces villes n’ont pas du tout connu la même croissance économique », explique Brian Uhler. Une grande partie de la ville reste composée de maisons individuelles divisées en deux ou trois appartements et les immeubles en dehors du centre financier dépassent rarement quelques étages. Dans le même temps, le mode de vie des jeunes salariés a évolué. Fini les rêves de maison en banlieue avec femme, enfants, pelouse tondue au cordeau et SUV. Les Millennials, qui restent célibataires plus longtemps, veulent désormais vivre dans des métropoles « vibrantes », explique Sarah Karlinsky, responsable des politiques publiques chez Spur.

Cette inadéquation entre une offre minuscule et une demande immense a fait grimper les prix, rendant la situation extrêmement difficile pour les salariés modestes. En Californie, les ménages dont les revenus sont situés dans le dernier quartile consacrent deux tiers de leur budget à payer leur loyer, soit 11 % de plus que la médiane des foyers dans la même situation aux Etats-Unis, selon Brian Uhler. Conséquence : en intégrant le coût du logement, la Californie est l’Etat qui a le plus haut pourcentage de personnes en dessous du seuil de pauvreté, selon la California Housing Partnership Coalition. Tipping Point, une autre ONG qui lutte contre la pauvreté dans la région, estime qu’il faut au moins quatre salaires pour pouvoir vivre dans la baie de San Francisco. Il n’est donc pas rare de croiser un enseignant ou une infirmière au volant d’un Uber pour joindre les deux bouts. Et les coupes de l’Etat fédéral dans le financement des logements sociaux n’ont fait qu’aggraver la situation.

Publicité

Deux mondes aux antipodes

Cette crise du logement est très visible dans les rues de San Francisco. Avec une hausse de 64 % en une décennie, San Francisco détient le record du nombre de SDF dormant dehors par habitant. Sur les trottoirs du centre-ville, là même où Twitter, Airbnb ou Uber ont installé leurs bureaux, des dizaines d’hommes et de femmes errent en guenilles, les pieds boursouflés et la saleté incrustée dans la peau. Une femme parle à un téléphone portable imaginaire qui n’est autre que sa main gauche, une autre berce une peluche de Donald Duck comme un enfant, tandis qu’un homme baisse son pantalon et saute par terre en imitant une grenouille. A deux pas, les salariés des start-up se retrouvent pour manger chez Market, le supermarché installé dans l’immeuble de Twitter, qui vend des salades au quinoa et au kale, et où aucun repas n’est en dessous de 15 dollars.

Les deux mondes n’ont jamais été aussi éloignés l’un de l’autre. Car l’écart entre les foyers riches et pauvres n’a cessé de se creuser. Le salaire moyen du 1 % le plus riche a augmenté de 219 % en vingt-cinq ans, le boom de la « tech » créant une ribambelle de millionnaires et de milliardaires, tandis que celui des 99 % restants croissait de 34 %, selon une étude du California Budget & Policy Center. Au plan local, cette situation a débouché sur une gentrification rampante qui crée un fort sentiment « anti-tech ». Mission, un quartier populaire latino au sud du centre-ville, où veulent désormais habiter tous les startuppeurs, est emblématique de cette transformation. Les expulsions s’y sont accélérées depuis quelques années.

Pour les propriétaires des immeubles construits avant 1979, elles constituent souvent la seule manière d’augmenter les loyers, ceux-ci étant gelés jusqu’à ce que les locataires changent de toit, suite à une loi adoptée à cette époque. Pour qu’ils quittent les lieux, de plus en plus de propriétaires leur offrent de généreux « packages ». Elise Zareie, une jeune fille de vingt-cinq ans travaillant dans une start-up environnementale, a dû quitter le quartier en 2013 après que sa propriétaire a offert 35.000 dollars à sa colocataire pour qu’elle ne renouvelle pas son bail. Le loyer a ensuite plus que doublé. Symbole de cette tension, la suite de feux récents dans plusieurs immeubles où habitaient des foyers modestes est qualifiée de « gentri-fire ». Une folle rumeur désigne les promoteurs immobiliers comme coupables…

Tommi Avicolli Mecca, une figure du San Francisco gay, activiste depuis vingt ans au sein de l’ONG de défense des locataires Housing Rights Committee, est emblématique de cette colère contre les « techies ». Dans son petit bureau au cinquième étage d’une tour abritant une « clinique » conseillant les locataires, trône une affiche d’Harvey Milk, le premier maire de la ville ouvertement homosexuel. « Après avoir été tabassé à cause de ma sexualité dans plusieurs villes, je suis venu à San Francisco dans les années 1980 pour sa réputation de tolérance et j’ai trouvé un appartement pour 750 dollars. Aujourd’hui, je crains que ce San Francisco-là, celui qui sert de refuge pour de nombreuses communautés, disparaisse. Que peut faire un jeune LGBT qui débarque ici dans l’espoir d’y être accueilli et découvre des loyers à 5.000 dollars ? » s’interroge-t-il. Pour lui, le responsable de la situation est tout trouvé : « la tech ». « Ces entreprises n’assument aucune responsabilité dans la crise qu’elles ont causée », accuse-t-il. Il pointe aussi du doigt « la ville de San Francisco, qui a accordé des déductions fiscales aux entreprises pour s’installer dans le quartier de Soma, au sud du centre-ville », conduisant les nouvelles stars d’Internet comme Twitter, Airbnb, Uber ou Stripe à préférer San Francisco à leurs consœurs de la Silicon Valley. Selon lui, autoriser plus de constructions ne conduirait qu’à « augmenter les prix et à déplacer encore plus de résidents pauvres ».

Ce diagnostic est de plus en plus contesté par une nouvelle vague d’associations créées ces deux dernières années, qui comptent dans leurs rangs de nombreux employés du secteur high-tech. Car eux aussi veulent faire savoir qu’ils souffrent de la crise du logement. On ne compte plus les articles dans la presse locale parlant de cet ingénieur de Google dormant dans sa voiture ou de ce développeur de Facebook louant un placard à balais à San Francisco. Le dernier cas médiatique est celui d’une élue de la commission d’urbanisme et des transports de Palo Alto qui a récemment décidé de quitter la ville à cause des prix de l’immobilier : elle louait sa maison 6.200 dollars par mois, et devait la partager avec un autre couple. Dans sa lettre de démission, postée en ligne sur la plate-forme Medium, elle estime ces prix intenables « même pour un couple composé d’une avocate et d’un ingénieur ».

L’exode a commencé

Pour Sonja Trauss, à la tête de Yimby, un regroupement de ces nouvelles associations, la réponse est simple : « Il faut construire plus. Des logements sociaux, des appartements au prix du marché, des logements mixtes : de tout. » Mais les obstacles sont légion. D’abord, la région souffre d’un manque de terrains constructibles à cause de sa géographie vallonnée et de la proximité de l’océan. Ensuite, la Californie, Etat très porté sur l’écologie, a adopté en 1970 une loi obligeant les promoteurs à mener des études poussées sur les conséquences environnementales de leurs projets. « Ces initiatives politiques bien intentionnées ont ouvert la porte à de multiples recours pour les opposants », raconte Denise Pinkston, responsable chez le promoteur immobilier TMG Partners. « En général, c’est le rapport évaluant l’impact sur la circulation qui est attaqué. Il est très facile d’y trouver des failles car c’est une étude prédictive », soupire Anthony Albert, un salarié de Lyft qui a co-fondé l’initiative « Tech for housing » pour mobiliser les salariés du secteur sur ces questions.

Même si le projet répond aux critères du plan local d’urbanisme et passe le test environnemental, les associations locales peuvent bloquer l’obtention du permis de construire. Or leur résistance aux nouvelles constructions est « inégalée dans le pays », estime Brian Uhler. « Les riches ne veulent pas voir de pauvres s’installer dans leurs quartiers et vice-versa », déplore Sarah Karlinsky, de Spur. Résultat : les chantiers sont embourbés dans des négociations sans fin. Il aura fallu trois ans et 37 réunions avec les associations locales pour qu’un projet de 302 appartements à côté du RER de Berkeley soit approuvé. Mais il fait encore l’objet d’un recours en justice sur son volet environnemental… Ces délais et procédures à répétition « font qu’il est devenu trop cher de construire dans la région », selon Denise Pinkston, qui estime le coût de 600.000 à 700.000 dollars par maison.

Conséquence directe : pour la première fois depuis 2011, le nombre d’habitants quittant la région pour s’installer ailleurs aux Etats-Unis est plus important que le nombre de nouveaux venus en provenance d’autres villes du pays. Une situation qui fait le bonheur des métropoles qui se rêvent en nouvelles Silicon Valley, comme Austin, Seattle ou Portland. Même les géants de la tech californienne y ouvrent désormais des bureaux.

Anaïs Moutot

MicrosoftTeams-image.png

Nouveau : découvrez nos offres Premium !

Vos responsabilités exigent une attention fine aux événements et rapports de force qui régissent notre monde. Vous avez besoin d’anticiper les grandes tendances pour reconnaitre, au bon moment, les opportunités à saisir et les risques à prévenir.C’est précisément la promesse de nos offres PREMIUM : vous fournir des analyses exclusives et des outils de veille sectorielle pour prendre des décisions éclairées, identifier les signaux faibles et appuyer vos partis pris. N'attendez plus, les décisions les plus déterminantes pour vos succès 2024 se prennent maintenant !
Je découvre les offres

Nos Vidéos

xx0urmq-O.jpg

SNCF : la concurrence peut-elle faire baisser les prix des billets de train ?

xqk50pr-O.jpg

Crise de l’immobilier, climat : la maison individuelle a-t-elle encore un avenir ?

x0xfrvz-O.jpg

Autoroutes : pourquoi le prix des péages augmente ? (et ce n’est pas près de s’arrêter)

Publicité