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Numérique à l'école : la résistance s'organise

Alors qu'un quart des élèves de cinquième disposeront cette année d’une tablette et que le plan numérique se déploie, certains s’inquiètent de cette révolution high-tech.

Marie Quenet , Mis à jour le
A Angers, des élèves d’une école élémentaire découvrent la lecture sur écran.
A Angers, des élèves d’une école élémentaire découvrent la lecture sur écran. © Sipa Press.

"Nous sommes à l'aube d'une grande rentrée, celle qui va marquer un déploiement massif du numérique dans nos écoles et nos collèges." Dans la bouche de la ministre de l'Éducation, cela sonne comme une promesse. Le plan numérique de 1 milliard d'euros sur trois ans est bien lancé. Cette année, un quart des élèves de cinquième disposeront d'une tablette. L'initiation à la programmation débutera dès le CM1. Et les nouveaux programmes intégreront le numérique dans chaque discipline. Les enseignants, eux, auront droit à trois jours de formation et pourront piocher dans de nouvelles ressources numériques.

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Mais ce bond en avant ne ravit pas tout le monde. Une poignée de philosophes, chercheurs et profs expriment des inquiétudes. Dans leur essai Le désastre de l'école numérique paru aux Éditions du Seuil, Philippe Bihouix et Karine ­Mauvilly, un ingénieur centralien et une ancienne prof, prédisent même "le désastre de l'école numérique". Tour d'horizon…

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Le numérique permet-il de mieux apprendre?

Non, selon les deux auteurs. Un indice? Des cadres de la Silicon Valley préféreraient inscrire leurs enfants dans les écoles où les nouvelles technologies sont diffusées à doses homéopathiques. Une étude de l'OCDE réalisée à partir des résultats de l'enquête Pisa - une référence dans le domaine éducatif - sème aussi le doute. "Les élèves utilisant très souvent les ordinateurs à l'école obtiennent des résultats bien inférieurs dans la plupart des domaines d'apprentissage", constate le rapport, publié en 2015.

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De quoi freiner les ardeurs? "Affirmer que les profs enseigneront mieux grâce au numérique, cela n'a pas de sens. C'est comme si l'on disait qu'un logiciel de traitement de texte va permettre aux journalistes d'écrire de meilleurs articles", compare André Tricot, professeur en psychologie et coauteur du livre Apprendre avec le numérique (Éditions Retz). "Les nouvelles technologies sont des outils. Elles peuvent être efficaces pour certains apprentissages, par exemple la géométrie dans l'espace, et pas pour d'autres." Ces chercheurs plaident donc pour une "utilisation raisonnée".

Les élèves sont-ils plus motivés?

Grâce aux nouvelles technologies, les enfants seraient plus actifs dans l'acquisition des savoirs, plus motivés. Peut-être… Dans leur livre, André Tricot et Franck Amadieu décortiquent certains mythes. "On apprend mieux en jouant grâce au numérique?" Oui, si le jeu contient vraiment un scénario pédagogique. "On est plus motivé quand on ­apprend avec le numérique?" Oui, dans certains cas, mais cela ne garantit pas de performances réelles dans l'apprentissage.

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Les profs eux-mêmes relativisent l'effet nouveauté. "Quand j'utilisais le tableau interactif avec mes CM2, il y avait un côté attrayant. Mais quand ils ont compris qu'on ferait aussi de la grammaire avec, cela a gâché un peu l'ambiance", s'amuse Francette Popineau, la porte-parole du Snuipp-FSU, principal syndicat des enseignants du premier degré. "Quand les élèves s'aperçoivent que ces outils ne sont pas uniquement des joujoux avec lesquels s'amuser, qu'il y a derrière des attentes, des objectifs d'apprentissage, un certain nombre laisse tomber", ajoute Jean-­François Clair, responsable numérique au Snes-FSU, premier syndicat des enseignants du secondaire.

Et certains, comme le philosophe Alain Finkielkraut, s'alarment : "Avec les tablettes et les ordinateurs, on veut faire croire que les enfants peuvent apprendre sans efforts, en jouant ou en s'amusant. De ce point de vue, ce progrès technique est une imposture et une régression. L'apprentissage, c'est difficile. Je me souviens de mes versions latines quand je balançais le Gaffiot à l'autre bout de ma chambre tellement je n'en pouvais plus."

Le numérique permet-il de réduire les inégalités?

C'est un des objectifs du plan annoncé par le gouvernement. Bien sûr, les nouvelles technologies permettent de s'adapter davantage aux besoins des élèves. La fondation Le Cartable fantastique propose ainsi un cursus pour les enfants dyspraxiques. Pas sûr pour autant que le numérique corrige les inégalités entre élèves. C'est l'un des enseignements, décevant, de l'étude OCDE "Connectés pour apprendre" : "Les nouvelles technologies ne sont pas d'un grand secours pour combler les écarts de compétences entre élèves favorisés et défavorisés." Si quasiment tous les enfants, quel que soit leur milieu, ont aujourd'hui un ordinateur à la maison (96% des élèves de 15 ans dans l'OCDE en 2012), tous ne bénéficient pas du même accompagnement parental. D'où l'importance, à l'école, de les initier à une bonne utilisation du Web.

L'enseignant a-t-il encore une utilité?

"Les maîtres se font déposséder de leur savoir. Ils perdent leur autorité car les jeunes se disent : 'Cela ne sert à rien d'écouter, c'est sur Internet', analyse le sénateur (LR) Jacques Grosperrin, rapporteur d'une commission d'enquête qui prônait, en 2015, l'interdiction des tablettes en primaire. Effectivement, le métier change. Et la description des profs à l'ère high-tech faite par Sophie Pène, vice-présidente du Conseil national du numérique, ne rassurera pas tout le monde : "Ce sont plus des animateurs, des facilitateurs, des guides."

À Beauchastel (Ardèche), une poignée de profs a déjà signé un appel "contre l'école numérique", refusant "la fin du métier d'enseignant" : "Ce que nous voulons, c'est être avec nos élèves et non servir d'intermédiaires entre eux et les machines." Mais la majorité ne semble pas s'inquiéter, convaincue que le numérique a bien une place dans la palette pédagogique : "Il ne faut pas se couper du monde dans lequel on vit. L'école ne peut pas être hors sol", selon le Snuipp.

Les profs regrettent surtout une formation insuffisante. Éric Charbonnier, l'expert éducation de l'OCDE, confirme : "Donner une tablette à tous les cinquièmes, c'est bien. Mais il faut savoir comment l'utiliser. La France a un peu trop privilégié le quantitatif, l'équipement, au détriment du qualitatif."

A partir de quel âge?

Pas avant 15 ans, préconisent les auteurs du Désastre de l'école numérique : "Au primaire, c'est trop risqué en termes sanitaires et cognitifs ; au collège, l'attrait pour la dispersion et le risque d'addiction sont trop grands." Le psychiatre Serge Tisseron, auteur d'un Guide de survie pour accros aux écrans, se montre plus mesuré. Il exclut le ­numérique avant 6 ans : "Les enfants de maternelle ont besoin d'utiliser leurs dix doigts : pliage, découpage, collage… C'est ainsi que se forme le cerveau. Entre 3 et 6 ans, c'est l'âge d'or du développement des capacités manuelles." Et prône une introduction progressive en primaire avec "un écran pour plusieurs élèves ou des écrans connectés pour amener les enfants à travailler ensemble" : "L'intérêt, c'est de leur apprendre à gérer le numérique, par exemple en les initiant au codage. L'Éducation nationale a un rôle à jouer pour apprendre aux enfants à se servir du numérique… et à s'en passer." Son regret : que le plan numérique équipe essentiellement en tablettes, "un outil plus adapté pour se distraire que pour travailler".

Source: JDD papier

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