L'illettrisme, un mal français

LE FAIT DU JOUR. En pleine semaine de sensibilisation, le chiffre est inacceptable : 2,5 millions de personnes ne savent pas vraiment lire.

    Le mot claque comme une insulte. C'est plutôt un naufrage national : la France, pays où l'instruction est obligatoire pour tous, compte 7 % d'illettrés. « Inacceptable », tonne le linguiste Alain Bentolila, alors que s'achève aujourd'hui une semaine de mobilisation contre ce mal français.

    Deux millions et demi d'adultes, passés sur les bancs de l'école pendant au minimum dix années, entre 6 et 16 ans, en sont ressortis incapables de se débrouiller dans la vie. Impossible de savoir à quelle heure arrivera le bus, comment réchauffer tel plat cuisiné, combien réclame la banque, ou de quoi parle l'avenant au contrat de travail. Car oui, la moitié des personnes en délicatesse avec l'écrit occupent un emploi, et très souvent, ni le patron ni les collègues ne suspectent leur secret.

    « Ils développent parfois des stratégies d'adaptation assez exceptionnelles car c'est douloureux, commente Agnès Salvadori, responsable de la mission Prévention et lutte contre l'illettrisme à la préfecture d'Ile-de-France. Ils s'appuient sur leur entourage, apprennent par coeur... »

    Depuis que l'illettrisme a été érigé, en 2013, en une grande cause nationale, de plus en plus de ces handicapés de la vie courante osent sortir du bois, et réapprendre l'essentiel. Les organismes qui leur tendent la plume sont nombreux et, selon les spécialistes, l'objectif de faire tomber à 5 % le taux d'illettrisme semble à portée de main à l'horizon 2018.

    Reste qu'à l'exercice de la comparaison, la France reste une bien mauvaise élève : sans être stricto sensu illettré, un Français sur cinq possède un faible niveau de lecture et d'écriture. « C'est quatre fois plus élevé qu'au Japon et deux fois plus qu'en Finlande », précise France Stratégie, un organisme dépendant de Matignon, qui juge le constat « sévère » et « préoccupant ».

    L'école, de fait, doit prendre sa part de cette cinglante réalité. « Elle n'est pas conçue pour gérer la difficulté scolaire, assène Eric Charbonnier, expert des questions éducatives à l'OCDE. Pendant longtemps, sa seule réponse était le redoublement. » Inefficace, il a été supprimé. Mais la solution reste à trouver.

    LE MOT

    « Il faut mettre le paquet sur la maternelle »

    Alain Bentolila, professeur de linguistique, spécialiste de l'illettrisme Alain Bentolila, linguiste

    Engagé depuis plus de vingt ans dans la lutte contre l'illettrisme, Alain Bentolila vient de diriger l'ouvrage collectif « Apprendre à lire »*.

    Comment devient-on illettré ?

    ALAIN BENTOLILA. Le couloir de l'illettrisme, dans lequel certains se retrouvent enfermés très tôt, commence dès la maternelle, avec une inégalité très forte sur le plan du vocabulaire. A l'entrée au CP, les moins avancés culminent à 220 mots connus, quand d'autres dépassent les 1 300. Pour un enfant qui ne possède pas un lexique mental oral, le déchiffrage à l'écrit se fait à vide. Quelle que soit la méthode utilisée par l'enseignant, il aura des difficultés, qu'il risque de traîner jusqu'à l'âge adulte.

    Est-il possible de casser ce cercle vicieux ?

    Bien sûr. Il n'y a pas de fatalité. D'ailleurs, les pays du nord de l'Europe, ainsi que l'Allemagne et la Corée sont bien meilleurs que nous. Là-bas, le taux d'illettrisme plafonne à 3,5 ou 4 % de la population. En France, 11 % des plus de 15 ans ont de grosses difficultés de lecture et d'écriture, et sont incapables de lire un texte simple de plus de cinq lignes et d'en tirer une information, ou une action. C'est inacceptable pour la santé culturelle et économique de notre pays mais aussi sur le plan des valeurs. Laisser quelqu'un sur le bord du chemin de la lecture, incapable de raisonner, c'est le rendre vulnérable à des discours extrémistes.

    Notre système éducatif est-il responsable de cet échec ?

    Non. Il n'a pas décidé de fabriquer des crétins. Mais il ne se donne pas assez les moyens de fabriquer de l'intelligence. C'est au niveau de la prévention que le système pèche. Certes, l'Education nationale a pris ces dernières années des décisions utiles, comme le dispositif Plus de maîtres que de classes qui doit permettre d'aider plus spécifiquement les enfants en difficulté. Mais il faut aller plus loin.

    C'est-à-dire ?

    Il faut mettre le paquet sur la maternelle, avec pas plus de 15 élèves par classe, et des enseignants mieux formés, à tous les niveaux, à une pédagogie qui tient compte des niveaux différents dans la classe et met l'accent sur la compréhension des textes. Il faut aussi évaluer précisément les élèves aux grandes étapes clés que sont le CP et la 6e : dresser des profils précis des difficultés de chacun, au milieu de l'année, pour remédier à toutes les lacunes avant les grandes vacances, en faisant travailler la classe par petits groupes.

    Et que faire de ceux qui n'y arrivent toujours pas ? Faut-il des classes spécifiques ?

    Non, c'est une très mauvaise idée, cela revient à les déclarer perdus. Il y a aura toujours des enfants en difficulté, mais il est possible de réduire le taux. On peut faire mieux que les chiffres actuels. Les déterminismes sociaux ne sont pas tout, sinon, il n'y a plus qu'à fermer les écoles !

    * « Apprendre à lire pour les nuls », Editions First, 23 €.