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Alstom quitte Belfort : un nouveau Florange ?

Le constructeur ferroviaire a annoncé que la production de son site historique prendrait fin d’ici à 2018. Pour l’Etat actionnaire, un dossier sensible qui risque de s’inviter dans la campagne présidentielle.
par Jean-Christophe Féraud
publié le 8 septembre 2016 à 20h01

Terminus. A Belfort, 400 salariés sur les 500 que compte l’usine historique d’Alstom devront partir à Reichshoffen (Bas-Rhin) et ailleurs… Faute de quoi ils perdront leur emploi. L’onde de choc provoquée dans tout le Territoire par l’annonce brutale de l’arrêt de la production des trains d’ici à 2018 sur ce site d’où est sorti le premier TGV est d’ores et déjà devenue nationale.

Et pour cause. Mercredi matin, au moment même où le constructeur ferroviaire et la SNCF vantaient leur «TGV du futur» aux journalistes parisiens, le DRH du groupe, Mathias Klemptner, balançait cette bombe sociale aux syndicalistes stupéfaits, réunis à Reichshoffen dans le cadre d'un European Works Forum. Dans la foulée, le directeur de l'usine de Belfort, Alain Courau, confirmait la mauvaise nouvelle sur place. Drôle de hasard de calendrier ou calcul cynique pour tenter de faire passer la douloureuse avec l'opération de com de la nouvelle génération de TGV ?

Pour la seconde hypothèse, c'est raté. Après les syndicats et les élus locaux, les ténors politiques parisiens sont montés au créneau jeudi. «Inacceptable», a tonné l'ex-ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg. «Brutal», a renchéri la ministre de l'Ecologie, Ségolène Royal. «Dans la méthode, pas acceptable», a embrayé l'ex-ministre de l'Economie Emmanuel Macron, gêné aux entournures : en mai 2015, il avait promis «zéro licenciement» en visitant l'usine de Belfort, casquette Alstom vissée sur la tête… Ce que n'a pas manqué de rappeler Nicolas Sarkozy en accusant Macron de «n'avoir rien fait».

Au gouvernement, on est passé en mode force de réaction rapide : le ministre de l'Economie, Michel Sapin, et son secrétaire d'Etat à l'Industrie, Christophe Sirugue, ont convoqué dès mercredi après-midi le PDG d'Alstom, Henri Poupart-Lafarge, pour lui «demander des comptes sur cette annonce». Un savon un peu hypocrite quand on sait que l'Etat, actionnaire d'Alstom, ne pouvait ignorer les menaces sur Belfort. La polémique devrait encore monter ce vendredi avec le défilé des candidats à la présidentielle aux «assises du Produire en France», organisées à Reims (Marne). Belfort a ainsi de bonnes chances de devenir, tels Gandrange et Florange, un symbole du renoncement de l'Etat stratège face à la doxa financière dominante.

Pourquoi le couperet tombe-t-il sur Belfort ?

La menace ne date pas d'hier. La rumeur d'un plan social portant sur plus de 300 postes court depuis deux ans dans l'usine. Au bout du compte, c'est pire : le transfert de la production de motrices à Reichshoffen va entraîner «jusqu'à 450 suppressions de postes à Belfort», où ne subsisteront qu'une quarantaine de salariés dédiés à la maintenance, calcule le délégué CFDT Thierry Muller, interrogé par Libération. «Ce qui équivaut à une fermeture programmée.» La direction d'Alstom promet que «tous les salariés recevront une proposition de transfert» à Reichshoffen ou vers l'un des douze sites du groupe dans l'Hexagone. Mais «la moyenne d'âge est proche des 50 ans, les gens ont leur famille à Belfort».Ceux qui refuseront la mutation «sont menacés d'un licenciement pur et simple», craint le syndicaliste. Au passage, à Belfort, on doute que Reichshoffen, qui emploie déjà 1 000 salariés, puisse absorber beaucoup de monde en plus. Le problème, c'est que l'usine belfortaine n'aura plus de travail d'ici deux ans : après la livraison récente d'une vingtaine de locomotives au Kazakhstan, le site doit encore construire dix motrices de fret pour l'Azerbaïdjan, cinq autres locos pour les chemins de fer suisses, tandis que la production des motrices TGV Euroduplex ira jusqu'à mi-2018. Ensuite, plus rien.

La perte d'un contrat de 140 millions d'euros pour 44 locomotives signé avec l'allemand Vossloh par Akiem, filiale de la SNCF et de Deutsche Bahn, a mis un terme aux derniers espoirs de Belfort qui espérait tenir jusqu'aux fameux «TGV du futur» que devrait commander la SNCF à Alstom fin 2017. La direction du groupe assure que, «confrontée à la baisse des commandes», elle «se devait d'adapter son outil industriel pour ne pas mettre l'ensemble des sites à risque». Par une cruelle ironie de l'histoire, les techniciens de Belfort sont en train de restaurer la motrice TGV 001, prototype de la grande vitesse sorti de leur usine il y a plus de quarante ans. La boucle est bouclée pour le plus vieux site d'Alstom, qui faisait des locomotives depuis 1879.

Le nouvel Alstom va-t-il si mal ?

Depuis le rachat de l'activité énergie d'Alstom par l'américain General Electric (GE) en 2015 et le recentrage du groupe sur le rail, Alstom se vendait en «champion européen du ferroviaire», fort d'un chiffre d'affaires de près de 7 milliards d'euros et d'un savoir-faire unique dans les TGV, toutes sortes de trains, métros et tramways. En mai, le groupe annonçait encore «une année commerciale record» et «un bilan très solide» pour ses résultats 2015-2016, avec un carnet de commandes de plus de 30 milliards d'euros, dont 10,6 milliards durant cet exercice. Cerise sur le gâteau, le nouvel Alstom engrangeait un bénéfice de 3 milliards et distribuait autant d'argent à ses actionnaires, Bouygues en tête, grâce à la vente de ses turbines à GE.

Encore un cador de la Bourse qui fait des profits mais licencie pour engraisser ses actionnaires ? La réalité est plus nuancée. Alstom est aujourd'hui confronté «à une baisse de commandes globale de 30 %, et c'est bien pire à Belfort que sur les autres sites. On subit de plein fouet la crise du fret», glisse un cadre du groupe au siège de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis). Entre avril et juin, les commandes reçues ont plongé de 50 %. Certes, Alstom vient tout juste de décrocher un contrat historique aux Etats-Unis avec l'acquisition de vingt-huit TGV par la compagnie Amtrak pour 1,8 milliard d'euros (lire Libération du 30 août). Mais ces trains seront produits et assemblés de bout en bout outre-Atlantique.

Idem pour les quatre Pendolino supplémentaires achetés mercredi par l’italien NTV. Le made in France ne concerne plus guère que les trains et métros devant rouler pour la SNCF et la RATP. Encore Alstom doit-il partager des marchés avec ses concurrents Bombardier et Siemens pour complaire à Bruxelles. Résultat, l’industriel tricolore a perdu 719 millions d’euros en 2014-2015. Et, passé le profit exceptionnel enregistré grâce au chèque de GE, il taille donc dans le vif aujourd’hui pour éviter de retomber dans le rouge. Les analystes s’attendent tout de même à un bénéfice de 240 millions d’euros pour l’exercice 2016-2017.

Que fait l’Etat actionnaire ?

C'est toute la question. «L'Etat sera au côté d'Alstom Transport […], nous serons présents au conseil d'administration et nous saurons peser»,avait assuré Emmanuel Macron lors de sa visite, il y a un peu plus d'un an. Dans la foulée, l'Etat devenait actionnaire d'Alstom à hauteur de 20 % via l'Agence des participations de l'Etat (APE) grâce à un «prêt» d'actions de Bouygues qui gardait 8 %.

Depuis, Bercy est représenté au conseil d'Alstom par Pascal Faure, patron de la Direction générale des entreprises (DGE). A-t-il eu vent de ce qui se tramait à Belfort ? Macron parti, le nouveau tandem Sapin-Sirugue fait mine de découvrir le dossier : les deux ministres ont exigé jeudi soir du patron d'Alstom qu'il engage «une phase de discussion et de négociation» avant «toute décision définitive». Mais ils se sont bien gardés de dire que l'Etat s'opposerait à la fermeture de Belfort. Le transfert à Reichshoffen semble acté, avec un fort risque de casse sociale. Comme à Gandrange puis à Florange, «les promesses politiques gravées dans le marbre n'engagent que ceux qui les reçoivent», déplore Thierry Muller, de la CFDT. Le 15 septembre, tout Belfort défilera derrière l'intersyndicale. «On défendra notre usine, par la grève, par tous les moyens», prévient le délégué CGT Pascal Novelin, bien décidé à inviter Belfort dans la campagne présidentielle.

Et après Belfort ?

Alstom, recentré sur ses autres sites (Reichshoffen, La Rochelle, Le Creusot, Tarbes…), attend que la SNCF lui commande, fin 2017, des TGV nouvelle génération pour remplacer ses vieilles rames : 100 trains assureraient cinq ans de travail et feraient rentrer 2,5 milliards d'euros. Le groupe espère aussi «des RER, des Intercités, des Regiolis [seuls 250 ont été commandés sur les 1 000 prévus, ndlr], des métros pour le Grand Paris»… La SNCF et la RATP c'est l'Etat, mais les gouvernants rappellent régulièrement qu'ils ne peuvent pas tout. La SNCF traîne 44 milliards d'euros de dettes (trente-cinq ans de TGV) et ne pourra pas satisfaire toute la wishlist d'Alstom. Finalement, si le fleuron français déraillait, pourrait resurgir le scénario d'un mariage forcé avec le canadien Bombardier ou l'allemand Siemens. On n'en est pas encore là… Mais il y a sans doute urgence à aider le soldat Alstom à continuer à produire des trains en France.

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