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Drogue

Des psychiatres français reviennent sur les cas les plus difficiles qu’ils ont rencontrés

Schizophrénie non diagnostiquée et meurtres inexpliqués – mieux vaut voler haut au-dessus d'un nid de coucou.
Représentation du cerveau humain, via Wiki Commons.

Le psychiatre, dans l'esprit de nombre de gens, est une personne rationnelle chaque jour confrontée à la folie des autres, à leur hystérie, leur colère, leur mal-être, ou parfois même, à leur agressivité démesurée les entraînant inexorablement jusqu'au crime. C'est un métier difficile, tout le temps. C'est l'idée du « fait divers permanent », pouvant quelquefois basculer dans l'horreur, comme lors du double meurtre de l'hôpital psychiatrique de Pau en 2004, ou du jeune homme assassiné par un schizophrène évadé d'un hôpital grenoblois en 2008. Sauf que non, ce n'est pas ça – ou pas que ça.

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Car de fait, la psychiatrie est polymorphe. On compte nombre de psychiatres doublés d'experts judiciaires, de psychiatres d'hôpitaux occupés à traiter des cas dits sérieux, ou encore de simples médecins libéraux obligés d'avoir des connaissances assez poussées dans le secteur des maladies mentales. Et tous ont une vision différente de ce qu'est la psychiatrie, sa théorie comme sa pratique. Chacune d'elle est unique, comme est unique chaque patient. « Avoir un mauvais plombier, c'est une chose : on voit l'appart, qui est inondé. Mais avoir un mauvais psy en est une autre – cela peut poser des problèmes progressivement de plus en plus graves pour le malade » m'a ainsi confié l'un des psychiatres que j'ai contactés.

Derrière les représentations de la psychiatrie et la manière dont celle-ci est dépeinte dans la culture populaireVol au-dessus d'un nid de coucou de Milos Forman demeurant la plus iconique –, il y a un abîme. Car dans la vie de tous les jours, il s'agit de soignants et des soignés. Des hommes atteints de divers troubles, ou des femmes frappées au hasard par la démence. Toutes les classes sociales sont touchées, comme le rappelle cet article du CAIRN.

Aujourd'hui dans la pratique, le psychiatre, afin d'optimiser les chances de réussite de ses soins, s'intéresse à l'ensemble de la personne malade : à ses proches, à son vécu, à son milieu social. Ainsi, il est en mesure de saisir toutes les raisons possibles de la pathologie. C'est la méthode dite psychanalytique.

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Le docteur Fanny Frey, désormais à la retraite, a fait carrière durant 40 ans dans la psychiatrie. Elle n'a jamais été menacée par l'un de ses patients, me précise-t-elle d'emblée. Pourtant, au cours de sa carrière parallèle d'experte judiciaire, elle a rencontré des cas particulièrement troublants.

« C'était un jeune homme de 26 ans, ingénieur de formation, raconte-t-elle. Son père avait des problèmes d'alcool, sa mère était dépressive. Et ce jeune ingénieur, au-dessus de tout soupçon, a commis un meurtre sur l'injonction de voix qui n'existaient que dans sa tête. Personne, ni ses proches ni sa famille, n'avait jamais repéré ce trouble schizophrénique. »

Elle poursuit ainsi : « Heureusement, ce jeune ne voulait pas arriver à cette extrémité. Maintenant qu'il en a pris conscience, il se soigne – et restera soumis à des soins pendant longtemps. Il arrive, très rarement, que des cas de schizophrénie de ce type soient pendant longtemps négligés », analyse-t-elle. L'entourage familial, déjà fragilisé, est remis en question. « On a du mal à l'envisager ; ses proches auraient pu se rendre compte que la personne était un peu étrange. Ils auraient dû lui parler. Ils auraient dû gratter au-delà de la surface quand il a, par exemple, abandonné son travail. »

Le souci pour la Dr Frey, porte notamment sur la pression supposée de la société. « Dans les cas de schizophrénie, les patients ont souvent peur de parler et d'être classés comme "fous", explique-t-elle. Ils sont terrifiés à l'idée que la société leur en veuille d'être malades. » Aussi, il arrive que les voix entendues par le malade finissent par prendre le dessus, et les poussent à agir. Mais il reste de nombreuses alternatives. « Pour certains, qui ont la chance de ne pas entendre les voix tout le temps, ils peuvent faire la différence entre l'absence de ces voix et leur survenue. Ils peuvent réaliser, à certains moments, que ces voix n'existent pas – ou pas tout le temps. » Ce sont ces moments qui permettent au psychiatre un travail de collaboration avec le patient.

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Lorsque je demande à Fanny Frey ce que « disent » les voix entendues par les patients atteints de schizophrénie, celle-ci m'énonce des cas évoquant la paranoïa. « En général, dit-elle, quand il y a psychose, les voix ne ressemblent pas à celle de Napoléon ! Elles disent plutôt au patient "tu es surveillé", ou "untel te veut du mal". Les voix sont rarement bienveillantes. » C'est pour cela que le patient rumine dans son coin, m'explique la psychiatre. Et plus les voix prennent de place, plus les angoisses augmentent, plus le comportement peut s'aggraver. Jusqu'au passage à l'acte. Celui-ci, dans le cas d'une schizophrénie non traitée, peut aboutir à un suicide.

« Cependant dans ces cas, des médicaments tels que les neuroleptiques permettent, dans 95 à 99 % des cas, d'empêcher cela », ajoute le docteur Fanny Frey.

Image via Wiki Commons.

Cependant, ce passage à l'acte n'a pas besoin d'une psychose avérée. Ce que l'on nomme communément un coup de folie peut aussi être à l'origine d'un acte terrible. Un cas comme celui-ci l'a interpellé au cours de sa carrière. « Lors d'une soirée intime avec sa petite amie, un jeune homme de 22 ans, sous l'influence de l'alcool, du cannabis et de la colère, a poignardé sa compagne – qui en est morte. Ce jeune n'était pas psychotique. Seulement, sa famille était instable : son père s'était pendu quelques années plus tôt, et sa mère était dépressive. Il avait agi sous l'effet des toxiques. Mais il n'était pas malade. »

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En revanche, il est parfois envisageable qu'un schizophrène puisse passer pour sain d'esprit. Le docteur Frey a toujours en tête l'un de ses anciens patients, qui est resté en contact épistolaire avec elle. « C'était un jeune homme discret, un peu renfermé. Les bizarreries de son raisonnement étaient entrées en résonance avec les croyances d'une secte parareligieuse qu'il fréquentait. Il a finalement réussi à s'en sortir – seulement lorsque le personnel de la secte s'est rendu compte de ses troubles », raconte-t-elle. Lorsque je lui demande comment elle a fait pour aider le jeune homme, elle me dit qu'un « travail psychothérapique suivi, associé à des médicaments, lui a permis de faire face. Aujourd'hui, 40 ans après, il me donne chaque année de ses nouvelles. Il répète qu'il a vaincu sa schizophrénie, mais évoque aussi sans honte ses reprises d'angoisse ou ses rechutes. »

Le psychiatre décrit un patient lucide vis-à-vis de sa situation. « Il m'avait assené : "si j'étais à votre place, je m'enverrais tout de suite à l'hôpital psychiatrique."

Le docteur Isabelle Teilleta pour sa part exercée en région parisienne. Elle a travaillé au sein de l'Unité pour malades difficiles de l'hôpital psychiatrique de Villejuif, dans le Val-de-Marne. Elle a une vision de la psychiatrie différente de celle du docteur Frey. « On parle de pathologie certes, mais il s'agit de personnes avant tout », débute-t-elle. Pour elle, le rôle du psychiatre est d'essayer de limiter la médication, quoiqu'elle soit par ailleurs indispensable dans certaines situations et certaines pathologies. « Je conçois aussi mon métier comme une tentative de sortir le plus vite possible de l'ornière psychiatrique. Car de fait, certaines crises existentielles ne méritent pas d'être médicalisées. »

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Vite, elle me raconte un cas typique qui a retenu son attention quant à la façon de soigner les maladies mentales en France. « J'ai suivi un cas de jeune homme, qui durant quatre ans, avait été placé sous neuroleptiques pour une psychose pharmaco-induite [un syndrome délirant provoqué par le cannabis ou le LSD, N.D.L.R. ]. Or, ce patient n'avait rien d'authentiquement psychotique. »

Image via Wiki Commons.

Selon elle, il existe de nombreux exemples de gens placés sous neuroleptiques simplement parce qu'ils ont déjà fait une crise psychotique à cause du cannabis. « Il faut savoir parfois s'aventurer, ne pas considérer une pathologie fixée. Au contraire, il faut envisager toute problématique comme étant susceptible d'évolution, via un travail introspectif auquel peut se livrer le patient. »

Lors d'une simple recherche Google, pourtant, on trouve des phrases flippantes liant explicitement la consommation de drogues douces et ses conséquences à long terme sur le cerveau humain. Des choses telles que : « la consommation de cannabis augmente fortement les risques de devenir schizophrène » ou encore « les gros fumeurs de cannabis ont un risque six fois supérieur de développer une psychose par la suite. »

Néanmoins, la psychiatre dément : « Lorsque la personne arrête de fumer, s'il n'y a pas de schéma authentiquement psychotique sous-jacent, la crise s'évanouit. Le cannabis peut dévoiler une structure psychotique sous-jacente. Mais la drogue ne nous rend pas schizophrène – elle n'a aucun génie. Elle déstructure le schéma mental d'autant plus que l'esprit sur lequel la drogue agit est faible – mais elle n'invente rien. Elle révèle seulement. »

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En partant de cette idée, elle revient sur son patient, auquel elle a progressivement enlevé la couverture psychotique. Elle s'est forcée au contraire à la remplacer par des entretiens réguliers et fréquents entre elle et lui. « Comme prévu, le jeune homme n'avait rien de psychotique et de fait, s'en est très bien sorti. Néanmoins, il s'est livré à un travail psychothérapique réel pendant quelque temps. Au cours de celui-ci, il avait arrêté sa consommation de cannabis. »

Elle dit qu'il existe toute sorte de malades. Lors de son travail à l'hôpital, elle a dû faire face à plusieurs personnes internées sans leur consentement. « Les patients, lors de leurs premières décompensations psychotiques, sont le plus souvent anosognosiques [ c'est le fait de méconnaître sa maladie]. C'est leur environnement familial, ou une situation plus ou moins grave, qui les a amenés à la décompensation inaugurale. Évidemment, ils ont une fragilité susceptible de récompenser régulièrement, surtout s'ils ne prennent pas leur traitement », ajoute-t-elle. Il faut parfois un travail long et ardu pour leur faire prendre en compte leur pathologie, gagner leur confiance. « Ce sont bien souvent des écorchés vifs. Ils n'ont pas le mode d'emploi de leur propre mode de fonctionnement. »

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Le docteur Roche [nom modifié à sa demande ] a travaillé dans différents contextes. « Au début de ma carrière, j'exerçais dans un petit village, où la psychiatrie publique était alors inexistante. Une part importante des patients de mon cabinet était pourtant composée de psychotiques chroniques ou de schizophrènes instables », m'annonce-t-il.

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« L'un de mes patients, se remémore le docteur Roche, était une personne très délirante. Il était ouvrier agricole. Sa maladie ne l'empêchait pas de travailler certes, toutefois les relations avec les gens autour de lui étaient compliquées. Il est venu de lui-même à mon cabinet. »

Le psychiatre poursuit son histoire, et décrit un patient parfaitement lucide vis-à-vis de sa situation. « Il m'avait assené : "si j'étais à votre place, je m'enverrais tout de suite à l'hôpital psychiatrique." Pourtant, il a continué à vivre chez lui. Selon son état, il lui arrivait de prendre ses médicaments ou pas. Cela dépendait des moments. Et de la façon dont il supportait le traitement, aussi », me dit M. Roche.

Il faut également prendre en compte la longue liste d'effets secondaires possibles découlant de la prise quotidienne de neuroleptiques. En plus de contraindre les personnes psychotiques à poursuivre leur traitement jusqu'à leur mort, elle inclut des risques de diabète, d'impuissance, de spasmes musculaires ou encore d'arythmie cardiaque.

Le docteur Roche l'assure : « Les malades mentaux ne sont pas idiots : ils savent demander de l'aide et savent l'accepter lorsqu'on leur propose au bon moment – et de la bonne manière. » Il revient sur un patient avec lequel il a travaillé de longues années. Comme dans le cas du docteur Frey, celui-ci n'avait jamais été diagnostiqué.

« Cette personne avait une petite vie. Il travaillait dans son immeuble, avec ses parents. Il ne faisait aucun doute qu'il était psychotique. Tous les signes étaient flagrants. Néanmoins, cette psychose n'avait jamais été diagnostiquée. » Puis le drame est survenu tandis que personne ne s'y attendait. « À un moment, il a été submergé par l'angoisse. Cette situation de stress l'a obligé à décompenser. Et il l'a fait, en commettant un meurtre. » Pour le docteur Roche, cela ne fait aucun doute : le patient devait faire cesser immédiatement le stress accumulé. « Dans ces moments-là, le schizophrène est alors en survie. La personne devant lui n'est plus une personne – c'est une chose. Il n'éprouve donc aucune culpabilité à se défendre. »

En revenant sur sa longue carrière, le docteur Roche l'assure : « J'ai été témoin de nombreuses violences durant toutes ces années à l'hôpital psychiatrique. Certains malades passent par des phases agitées. Il existe une insécurité liée à la pathologie, certes – mais elle est exacerbée par les conditions d'accueil. » Lorsque je lui demande ce qu'il entend par cela, le docteur Roche évoque l'insuffisance du nombre de postes de personnel hospitalier. « Quand je suis arrivé à l'hôpital, il y avait 12 infirmiers préparés à ces situations conflictuelles pour une trentaine de patients. Aujourd'hui, nous avons trois infirmiers – pour autant de malades. » On vous laisse faire le calcul.

Jean-Baptiste est sur Twitter.