Un lundi matin de septembre 2015, les Britanniques se sont réveillés dans un pays gouverné par un débauché : le Premier ministre, David Cameron, avait commis “un acte obscène avec une tête de cochon mort, affirmait le Daily Mail. Un distingué camarade d’Oxford révèle que David Cameron a participé à une répugnante cérémonie d’initiation de la Piers Gaveston Society [une fraternité de l’université d’Oxford réputée pour ses excès] avec une tête de porc”. Les auteurs de l’article citaient comme source un député certifiant qu’il avait vu des photos de la scène. Et son “témoignage sensationnel laiss [ait] penser que le futur Premier ministre britannique a [vait] logé ses parties intimes dans la gueule de l’animal”.

Extraite d’une biographie de Cameron, l’histoire enflamma immédiatement l’opinion publique : ordurière à souhait, elle offrait en plus une formidable occasion d’humilier un Premier ministre élitiste. En quelques minutes, Twitter fut envahi par les #piggate et autres #hameron [contraction de ham - jambon - et Cameron], bientôt repris par des ténors de la scène politique. Ces allégations “divertissent tout le pays”, écrivit Nicola Sturgeon [Premier ministre d’Écosse] tandis que Paddy Ashdown, représentant spécial de l’Union européenne (UE), reprochait malicieusement au Premier ministre de “monopoliser toutes les unes de la presse”. Dans un premier temps, la BBC refusa de reprendre ces allégations et le bureau du Premier ministre indiqua simplement que celui-ci ne “s’abaisserait” pas à répondre à de telles accusations. Sauf qu’il dut rapidement revoir sa position et publier un démenti en bonne et due forme. Un haut responsable politique venait d’être humilié pour une vague turpitude sexuelle sans aucun lien avec sa politique – pourtant contestable – et d’une manière qui ne lui offrait aucun moyen de se défendre. Et alors ? Il pouvait bien encaisser ça, non ?

Pas de preuves

Vingt-quatre heures après avoir fait de David Cameron la risée de tous, Isabel Oakeshott, journaliste au Daily Mail, apparut sur un plateau télévisé. Et là, surprise : la coauteure (avec le milliardaire John Ashcroft) de la biographie incriminante reconnut qu’elle ne savait pas elle-même si cette information aussi retentissante que scandaleuse était seulement vraie. Pressée de citer les preuves sur lesquelles elle s’était appuyée pour son ouvrage, elle finit par admettre qu’elle n’en avait pas.

Nous n’avons pas pu vérifier les déclarations de la source, dit-elle. Nous n’avons fait que rapporter le témoignage de notre source… Nous ne disons nulle part que nous y croyons.

En d’autres termes, aucune preuve ne permettait d’affirmer que le Premier ministre britannique avait un jour “inséré ses parties intimes” dans la gueule d’un cochon mort. Mais l’histoire a tellement été reprise par des dizaines de journaux, des millions de tweets et autant de messages Facebook, que bon nombre de gens la considèrent aujourd’hui comme un fait avéré.

Oakeshott est même allée encore plus loin pour s’absoudre de toute responsabilité journalistique. Selon elle, ce serait “aux gens de décider à quoi ils accordent du crédit ou non”. Ce n’était bien sûr pas la première fois qu’un média publiait une nouvelle sensationnelle sur la base d’informations douteuses, mais on avait rarement entendu tant d’effronterie dans la bouche d’un journaliste pris en défaut. A croire que les membres de cette profession n’avaient plus besoin ni de croire en ce qu’ils écrivaient ni d’étayer leurs propos par des preuves. C’était au lecteur – qui ne connaissait même pas l’identité de la source – de trancher. Sur la base de quoi ? Ses tripes ? Son intuition ? Son humeur ?

Qui se préoccupe encore de la vérité ?

Le 24 juin, soit neuf mois après avoir ricané au petit déjeuner de l’intimité cochonne et imaginaire de leur Premier ministre, les Britanniques sont néanmoins tombés de leur lit en apprenant la très réelle nouvelle de sa démission.

Le peuple britannique s’est prononcé en faveur d’une sortie de l’Union européenne et sa volonté doit être respectée, a déclaré Cameron. Cette décision n’a pas été prise à la légère ; tant de choses ont été dites par tant d’organisations pour souligner l’importance de ce vote. Les résultats ne laissent aucun doute”.

Sauf qu’il est très vite apparu que le doute régnait en fait à peu près partout. A l’issue d’une campagne qui a agité les médias pendant des mois, les Britanniques se sont brutalement aperçus que, non seulement le camp victorieux n’avait absolument aucune stratégie pour sortir de l’UE, mais aussi qu’une bonne partie du discours qu’il avait martelé pendant sa campagne n’était que mensonge.

A 6 h 31 du matin, le 24 juin, soit un peu plus d’une heure après que l’issue du vote ne fit plus aucun doute, Nigel Farage, chef de l’Ukip (Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni), reconnaissait que la sortie de l’UE ne permettrait en fait pas de récupérer 350 millions de livres par semaine pour alimenter les caisses de la sécurité sociale, un argument tellement central du camp du “Leave” qu’il s’étalait en lettres majuscules sur leur bus de campagne. Quelques heures plus tard, l’eurodéputé conservateur, Daniel Hannan, déclarait que, contrairement à ce qu’avaient inlassablement répété les partisans du Brexit, le Royaume-Uni ne constaterait probablement pas de baisse de l’immigration.

Dans l’ère de la politique post-vérité

Ce n’était pas la première fois que des responsables politiques revenaient sur des promesses de campagne, mais c’était peut-être la première fois qu’on les voyait manger leur chapeau au lendemain même de leur victoire électorale. Le Brexit a été le premier scrutin d’une nouvelle ère, celle de la politique post-vérité. Les partisans du maintien du Royaume-Uni dans l’UE ont bien – mollement – tenté de démonter les mensonges du camp adverse en s’appuyant sur des faits, mais ils ont vite découvert que leurs faits ne pesaient pas lourd dans les débats.

Balayés d’un revers de la main, leurs avertissements de spécialistes n’accréditaient, selon leurs adversaires, qu’un “projet de la peur”. On leur opposa aussi d’autres “faits” : si 99 experts prédisaient un désastre économique en cas de Brexit mais qu’un disait le contraire, la BBC nous expliquait que chaque camp avait une analyse différente de la situation.

Pendant des mois, la presse eurosceptique a étalé à sa une les propositions les plus douteuses, rejeté toutes les mises en garde des spécialistes et rempli ses pages d’articles invraisemblables sur les immigrés – pour mieux les faire suivre de discrets correctifs en tout petits caractères. Une semaine avant le vote, le jour où Nigel Farage dévoilait son affiche “Breaking Point” [“le point de rupture”], et le jour où la députée travailliste Jo Cox était assassinée, le Daily Mail publiait une photo de migrants accrochés à l’arrière d’un camion avec en titre : “Nous venons d’Europe, laissez-nous entrer !” Le lendemain, le Daily Mail et le Sun – qui avait également publié la photo – étaient obligés de reconnaître que ces réfugiés venaient en réalité d’Irak et du Koweït.

Il est toujours plus difficile, quand une information vous conforte dans votre opinion, de faire la part des choses entre les faits avérés et les autres “faits”. Et cette subtilité n’avait pas échappé aux partisans du Brexit. Quelques jours après le vote, Arron Banks, premier contributeur financier de l’Ukip et de la campagne du “Leave”, déclarait au Guardian que ses camarades savaient depuis le début que les seuls faits ne leur apporteraient pas la victoire. “Il fallait adopter une approche médiatique à l’américaine, expliqua-t-il. Ils se sont tout de suite dit que les faits ne suffiraient pas, et voilà. Les partisans du ‘Remain’n’ont présenté que des faits, des faits, des faits. En réalité, ça ne marche pas. Il faut créer un lien émotionnel avec les gens. C’est ce qui fait le succès de Trump.”

Pas étonnant que certains soient tombés des nues en découvrant après le vote que le Brexit allait avoir de graves conséquences et finalement peu des avantages promis par ses zélateurs. Quand “les faits ne marchent pas” et que les électeurs ne font pas confiance aux médias, tout le monde finit par croire à sa propre “vérité”. Et les résultats, comme on le voit, peuvent être catastrophiques.

Vingt-cinq ans après la mise en ligne du premier site Internet, il ne fait aucun doute que nous traversons une période de transition et de grand bouleversement. Pendant les cinq siècles qui ont suivi l’invention de Gutenberg, la page imprimée a été le moyen d’information dominant : les informations circulaient essentiellement sous ce format fixe qui renforçait l’impression de lire des vérités sûres et établies.

Aujourd’hui, nous nous débattons dans les remous de courants opposés. Tiraillés entre la vérité et le mensonge, les faits et la rumeur, la bienveillance et la cruauté, nous sommes aussi partagés entre masses et élites, entre connectés et marginalisés ; entre la vision ouverte du web tel que le concevaient ses architectes et l