En juin, leur école s’appelait Selman Asan. Le 5 septembre, les enfants ont trouvé les panneaux de leur collège barrés de Scotch gris. L’établissement privé, inspiré de la pensée du prédicateur turc Fethullah Gülen, à Lingolsheim, près de Strasbourg, n’a plus de nom. Dès que l’académie l’aura validé, l’ensemble primaire-collège sera rebaptisé Harmonie. Un pied de nez à la mobilisation en faveur de sa fermeture déclenchée à la suite de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet en Turquie.
« La situation est très difficile, nous subissons une forte pression psychologique, confie Gülcan, venue accompagner son fils. Notre choix de le laisser ici a refroidi nos relations avec le reste de la famille, qui se nourrit de médias turcs. Je ne crois pas que Fethullah Gülen et son mouvement soient derrière le putsch. Ici, je suis libre. On a la chance d’être protégés en France. En Turquie, on serait en prison. »
Appels à la fermeture
De l’autre côté du Bosphore, une chasse aux sorcières est à l’œuvre pour démanteler le réseau güléniste, qu’Ankara accuse d’être un « Etat parallèle » responsable de la tentative de coup d’Etat. Durant l’été, les dénonciations de sympathisants de Gülen ont aussi circulé sur les réseaux sociaux en France, en particulier autour de Strasbourg. « Où que vous les voyiez, crachez au visage de ceux qui éprouvent de la sympathie pour ces bâtards ! », tweetait dès le 16 juillet en turc Ali Gedikoglu, l’un des leaders conservateurs de la communauté turque à Strasbourg (25 000 Turcs et Franco-Turcs vivent dans l’agglomération).
L’école de Lingolsheim s’est rapidement retrouvée dans le collimateur des partisans d’Erdogan : ouverte en 2012, elle est l’une des deux écoles du mouvement en France. « Il faut que les écoles de l’organisation terroriste FETÖ [appellation du mouvement de Gülen par Ankara, NDLR] soient fermées, tweetait, le 17 juillet, Ali Gedikoglu. A partir de ce jour, les enfants étudiant dans ces écoles sont suspects. »
Réactions en chaîne
De son côté, la famille de commerçants franco-turque Asan, propriétaire des murs de l’établissement, a été confrontée à un appel au boycott de ses supermarchés halal à Strasbourg. Pour se désolidariser publiquement du mouvement güléniste, elle a donc demandé que l’école n’utilise plus le nom de Selman Asan, l’un de ses membres très engagés dans le projet jusqu’à son décès en 2011. Mais les responsables de l’école ont refusé de quitter les locaux. Les deux parties restent liées par un bail valable encore neuf ans.
« Je suis d’accord avec ceux qui font pression sur l’école. » Suleyman Asan, membre de la famille propriétaire
La famille Asan s’est alors tournée vers le Ditib de Strasbourg, émanation en France de la direction turque des affaires religieuses, qui porte le projet de faculté privée islamique à Strasbourg et a ouvert un lycée privé l’an dernier, pour qu’il récupère l’école. Mais l’association n’a finalement pas voulu entrer dans un conflit juridique et manquait de moyens financiers. « Je suis d’accord avec ceux qui font pression sur l’école, soutient Suleyman Asan, membre de la famille propriétaire. Nous nous sommes retrouvés en plein conflit politique juste parce que nous avons de mauvais locataires. Nous voulons maintenant récupérer nos bâtiments et que cette école ferme mais nous n’avons aucun moyen de la faire partir. De toute façon, après ce qu’il s’est passé, elle n’a plus d’avenir. »
Sur la centaine d’élèves inscrits à l’école en juin, une quinzaine n’était pas au rendez-vous à la rentrée. Leurs parents avaient prévenu dès le mois d’août. « Ils ont cédé à la pression. Ils avaient peur d’être fichés, de ne plus pouvoir retourner en Turquie. Certains ont reçu des menaces physiques », explique le directeur Ozgur Donmez, qui se dit « simplement adepte de la philosophie de Fethullah Gülen ». Pour le reste, « nous n’avons pas eu de surprise, les autres élèves sont présents », se réjouit le Franco-Turc. L’école se donne deux ans pour trouver une nouvelle adresse et passer sous contrat avec l’Etat.
Le mouvement güléniste, qui promeut une vision de l’islam proche du soufisme, est parfois comparé à l’Opus Dei en raison de la puissance de ses réseaux d’influence. Il mise depuis quarante ans sur l’éducation et a ouvert des écoles dans le monde entier. Les élèves de celle de Strasbourg sont français, pour la plupart issus de familles musulmanes et aux deux tiers d’origine turque. Les filles peuvent porter le foulard. L’établissement met l’accent sur l’anglais et l’allemand, et il ne donne pas de cours de religion. A la place, y sont transmises « des valeurs universelles », explique le directeur. « C’est en cela qu’on peut faire le lien
avec la philosophie de Gülen. »
Financée par des entreprises franco-turques sympathisantes, l’école s’attend à une chute des dons lors des prochaines levées de fonds. Mais Ozgur Donmez se veut confiant : « Nos élèves continuent malgré les pressions et on ne va pas les laisser tomber. »
Claire Gandanger
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