Le « bienvenue à bord » des sauveteurs lui fait l’effet d’une vague éclaboussant son visage. Leur sourire lui paraît presque incongru. Noura avance mécaniquement ses pieds nus sur le pont de l’Aquarius. Grimper l’échelle du navire de SOS Méditerranée a été un calvaire et, même après sa prise en charge par les travailleurs humanitaires de Médecins sans frontières (MSF), elle a un mal fou à se sentir en sécurité.
Ce 5 juillet, l’Ivoirienne de 30 ans commence par montrer ses cuisses rongées par les brûlures d’essence et d’eau de mer. Elle interroge le médecin à propos de ses pieds qui ne lui obéissent plus et la font tant souffrir après avoir été écrasés pendant dix heures de voyage en canot, entre son départ de la côte libyenne et son sauvetage par l’Aquarius dans les eaux internationales. Noura a très mal, mais balaie cette souffrance d’un revers de main, elle serre les dents et avale les calmants que lui donne Angelina Perri, la sage-femme de MSF. Sa vraie douleur est ailleurs.
Partie de chez elle en 2014, en quête d’argent pour nourrir les siens, cette mère d’un petit garçon resté au pays a d’abord « travaillé comme domestique, avant de devenir coiffeuse à domicile en Libye ». Dès qu’un sentiment de sécurité s’installe, elle poursuit son histoire. « Un soir, j’ai été arrêtée à Tadjourah [à 20 kilomètres à l’est de Tripoli], où j’habitais, menacée d’un couteau, emmenée par deux hommes… Maintenant je suis enceinte de deux mois. » Les maillons manquants du récit se lisent dans son regard. Erna Rijnierse, la médecin de MSF, la rassure. Face au vœu de l’Ivoirienne de ne pas garder l’enfant, elle fera le nécessaire pour que les autorités sanitaires italiennes la prennent en charge dès sa descente du bateau, deux jours plus tard, à Messine, en Sicile.
Sur l’Aquarius, Erna Rijnierse, Angelina Perri et Hassiba Hadj Sahraoui, la juriste de MSF, conjuguent leurs efforts pour rendre aux femmes une part de la dignité qu’on leur a volée en chemin. Une place particulière leur est faite sur ce navire ONG affrété grâce à des dons privés, qui a secouru 5 653 migrants en perdition sur des canots au nord de la Libye en 2016. Les sauveteurs de SOS Méditerranée ont choisi d’y aménager un espace spécifique, l’« abri », où aucun homme n’entre. Là, Maliennes, Gambiennes, Sénégalaises, Erythréennes ou Soudanaises pleurent, rient, chantent et confient leur odyssée malheureuse.
« Ces femmes ont honte. On leur a répété tout au long du parcours qu’elles sont responsables de ce qui leur arrive, qu’en traversant le désert, en s’arrêtant en Libye et en prenant la mer pour l’Europe, elles ont suivi “la route des femmes de peu de vertu”… On leur a martelé que si elles vont en Europe, c’est pour se prostituer… Elles se croient fautives, responsables de toutes les violences qu’elles ont subies », explique Hassiba Hadj Sahraoui.
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