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Enquête

Soupçons de malversations dans une asso de malvoyants

L’Union nationale des aveugles et déficients visuels est visée par une plainte concernant divers abus financiers et des discriminations sur ses employés handicapés.
par Emmanuel Fansten
publié le 16 septembre 2016 à 19h11

Pendant longtemps, personne n’a osé parler, encore moins porter plainte. Principalement car la démarche est trop lourde quand on est aveugle ou malvoyant et que l’on ne voit, au mieux, que des ombres autour de soi. C’est le cas de toutes les victimes qui se retournent aujourd’hui contre l’Union nationale des aveugles et déficients visuels (Unadev), la principale association française de malvoyants, dont l’assemblée générale annuelle, ce samedi à Lyon, s’annonce particulièrement houleuse.

Un groupe d'adhérents vient en effet de porter plainte pour «abus de confiance», «abus de biens sociaux», «pratiques discriminatoires», «extorsion», «travail dissimulé», «exercice illégal de la médecine» et «mise en danger de la vie d'autrui». Une litanie surprenante pour une association quasi centenaire, reconnue d'assistance et de bienfaisance par l'Etat, qui dispose de huit antennes régionales et d'un budget de plus de 30 millions d'euros, constitué de dons à plus de 90 %. L'utilisation de cette manne apparaît aujourd'hui d'autant plus suspecte que l'Unadev a déjà été étrillée en 2014 par la Cour des comptes, lors d'un audit sur la période 2008-2011. Rémunération excessive des dirigeants, prêts indus aux administrateurs, absence de concurrence dans les choix des prestataires… La juridiction administrative pointe alors de «graves défaillances» dans la gestion de l'Unadev et va jusqu'à émettre une déclaration de non-conformité - une première depuis que la procédure existe. Les dépenses engagées grâce aux dons n'ont «pas été conformes aux objectifs poursuivis par l'appel à la générosité publique», conclut le rapport. A l'époque, pour ne pas couler l'association, Bercy décide cependant de maintenir les exemptions fiscales sur les dons versés à l'Unadev, sous réserve que l'association se conforme aux injonctions de la Cour des comptes.

Trois ans plus tard, pourtant, difficile de voir ce qui a changé. «C'est encore pire qu'avant», se désole Philippe, 38 ans, depuis six ans à l'Unadev. Comme 90 % des 229 salariés, il est parfaitement voyant. Au fil des différents postes occupés au sein de l'association, Philippe aurait constaté les passe-droits incessants, les abus de pouvoir et les promotions fulgurantes, toujours au bon vouloir du tout-puissant directeur général, Franck Lafon. «L'association est devenue une entreprise familiale», soupire-t-il.

«Opacité soigneusement entretenue»

Ces privilèges sont régulièrement dénoncés en interne. Dans sa lettre de démission du comité d'aide aux personnes physiques, en juin 2015, Natacha P. pointe le favoritisme dans le traitement des dossiers et les «pressions» pour que certaines procédures soient traitées en priorité. «Je n'ai plus l'énergie de défendre de manière régulière le respect de ces principes déontologiques», écrit-elle. Plus grave encore : les nombreux arrêts maladie dus aux brimades régulières dont seraient victimes les salariés déficients visuels, ouvertement qualifiés de «bigleux» ou de «neuneus» par des membres de la direction, selon plusieurs témoignages. «Nous sommes systématiquement écartés des décisions, déplore Sandra, 41 ans, malvoyante. Le conseil d'administration est composé à majorité de déficients visuels mais la plupart des documents discutés ne sont même pas en braille. Les informations dont nous disposons sont tronquées. Le conseil est donc de fait sous la dépendance des administrateurs voyants.»

Dans une lettre adressée au ministère de la Santé et à la préfecture de Gironde, une vingtaine d'adhérents dénoncent le «népotisme éhonté» de la direction, le «train de vie fastueux» de certains administrateurs et l'«opacité soigneusement entretenue» à la tête de l'association. Autant de griefs déjà en germe dans l'alerte de la Cour des comptes. «Le donateur est objectivement floué quant à l'affection effective du fruit de sa générosité», insistent les salariés, qui s'étonnent des séminaires menés grand train au Maroc, des notes de taxi de 900 euros pour relier Pau à Marseille ou des émoluments du directeur général, qui frisent les 10 000 euros mensuels quand la plupart des salariés de l'association touchent à peine 1 200 euros. Paradoxalement, avec près de 400 000 donateurs, l'Unadev n'a jamais été aussi riche. Entre 2008 et 2014, les dons ont augmenté de 70 %, passant de 14 millions à 24 millions d'euros. Sans compter les legs, ces biens immobiliers cédés par des donateurs à leur mort, eux aussi défiscalisés. Si les actions sociales de l'Unadev sont incontestables, de l'accompagnement à domicile à la recherche médicale, ces dépenses apparaissent dérisoires au regard de celles engagées dans la recherche de nouveaux dons, qui mobilise à elle seule plus d'un tiers du budget. Au risque de tromper les donateurs.

Mystérieuse société de consulting

Symbole de la gestion aujourd'hui dénoncée : le flou qui serait entretenu autour des nombreux prestataires de l'Unadev, reliés financièrement à l'association par des contrats de partenariat et dirigés par des proches de Franck Lafon. Comme une entreprise spécialisée dans l'assistance à domicile pour les déficients visuels. Après avoir englouti 3 millions d'euros pour développer une solution de guidage par GPS déjà existante, la société est actuellement en sommeil. Même fiasco pour un centre d'appel créé en 2010 par l'Unadev pour faire travailler en majorité des déficients visuels. La société, qui a compté près de 50 salariés, a été placée en liquidation judiciaire en juillet. Ces deux entités, comme la plupart des prestataires de l'Unadev, étaient conseillées par une mystérieuse société de consulting. La Cour des comptes s'était déjà étonnée que «cette structure invariablement sollicitée par l'Unadev» touche plus de 700 000 euros entre 2008 et 2011 sans jamais avoir été mise en concurrence. Alerte vaine. Depuis, la société a continué de prodiguer ses lucratifs conseils comme si de rien n'était. «Ils sont partout sans que personne ne sache vraiment ce qu'ils font», résume une salariée membre du comité d'entreprise.

Une situation qui ne manquera pas d'être à nouveau scrutée par la Cour des comptes. Selon nos informations, un nouvel audit de l'Unadev doit débuter fin septembre afin de vérifier que les recommandations formulées en 2014 ont bien été prises en compte. Rien n'est moins sûr. En off, un proche de Franck Lafon insiste sur le travail «très important» réalisé depuis deux ans pour se conformer aux recommandations de la Cour. Mais en dépit de plusieurs sollicitations, le directeur général a refusé de répondre à nos questions, se contentant de nous faire parvenir le message suivant : «Au regard de la diversité des sujets abordés, c'est le conseil d'administration de notre association qui traitera vos questions.»

Juste avant l’été, la crise au sommet de l’Unadev a pris un tour rocambolesque. Fin mai, un entrepreneur marseillais, manifestement échaudé par les méthodes peu orthodoxes de l’Unadev, est venu régler ses comptes lui-même au siège bordelais, débarquant dans le bureau du bras droit de Franck Lafon avant de l’empoigner puis de l’envoyer valser avec la cloison de son bureau. Résultat : sept jours d’ITT pour le bras droit et plusieurs salariés sous le choc.

L’altercation a provoqué l’ouverture d’une enquête à la PJ de Bordeaux. En épluchant les factures de l’entrepreneur mécontent, plus de 250 000 euros au total, les enquêteurs ont eu la surprise de découvrir de nombreuses irrégularités, laissant planer de forts soupçons de travail au noir et de fraude à la TVA. Les ennuis volant souvent en escadrilles, les cotisations sociales de l’Unadev sont elles aussi dans le viseur de l’autorité publique. Selon nos informations, un contrôle de l’Urssaf doit débuter la semaine prochaine au siège de l’association. Quelques jours seulement avant le retour de la Cour des comptes.

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