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La gestion du fait religieux dans l'entreprise souffre encore d'un vide juridique.

Getty Images/Cultura RF

Depuis les attentats, le fait religieux en entreprise suscite-t-il plus de crispations? L'Etude publiée ce jeudi par Randstad et l'Ofre apporte un éclairage précieux.

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Le droit est "simple". Dans un lieu de travail privé, la liberté religieuse prévaut. Les seules restrictions qui peuvent lui être apportées doivent être proportionnées et justifiées par l'intérêt légitime de l'entreprise: assurer son bon fonctionnement, respecter les règles d'hygiène et de sécurité, etc. Comment les entreprises peuvent-elles aborder ces sujets de façon pragmatique? Nous avons interrogé Eric Manca, associé chez August & Debouzy. Son cabinet organise des formations sur le fait religieux, pour ses clients. Le juriste livre un avis très tranché sur le fondement de ce qu'on pourrait appeler "l'intérêt commercial supérieur".

Vous conseillez de nombreuses entreprises, de tous secteurs, sur la question du fait religieux. Quel message fort leur délivrez-vous?

Qu'il faut distinguer ce qui relève de "l'entreprise au quotidien" de la relation avec la clientèle. Concrètement, pour tout ce qui tombe sous le coup des horaires de travail, du temps de pause, des jours de congés, de la tenue vestimentaire, de l'octroi d'une salle (même s'il s'agit d'en faire un lieu de prière), etc., le fait religieux ne doit pas entrer en ligne de compte. Je vois trop souvent des managers de proximité commettre de grosses erreurs parce qu'ils ne sont pas formés.

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Lorsqu'un salarié vient leur demander un congé pour l'Aïd ou Yom Kippour, ils croient bien faire en répondant "désolé, mais on n'a pas à rentrer là-dedans, débrouille toi". Ils ont tout faux. Une demande de congé pour fête religieuse doit se traiter comme toute autre demande de congé. Si l'absence ne désorganise pas l'équipe, on l'accorde. Dans le cas contraire, on ne l'accorde pas. Ainsi, on respecte les personnes, et on se protège de toute discrimination.

La loi Travail a introduit la possibilité d'instaurer un principe de neutralité dans le règlement intérieur de l'entreprise. Cela change-t-il la donne?

Cet article de la loi Travail ne sert strictement à rien. Non seulement il ne fait que reprendre la jurisprudence actuelle. Mais en plus, sa formulation est vague: "Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché." Quelles sont ces fameuses libertés et droits fondamentaux avec lesquels les convictions entreraient en collision?

Vous confirmez que le fait religieux est plus compliqué à gérer lorsqu'il y a contact avec la clientèle...

Je vais vous parler du voile essentiellement, car aujourd'hui, dans la jurisprudence, la problématique du port de signes religieux ostensibles se manifeste essentiellement dans des affaires de salariées voilées. Si une femme arrive voilée en entretien d'embauche, pas question de lui faire une remarque ou de lui suggérer le retrait de son voile, si le poste qu'elle vise n'est aucunement en contact avec la clientèle. En revanche, si elle doit aller au contact du client, on peut lui dire qu'en cas de plainte de ce dernier, elle devra l'ôter en sa présence.

Votre conseil peut être discuté...

La Halde en son temps et l'Observatoire de la Laicité ont admis tous deux qu'il est possible de modérer le port de signes religieux pour des salariés en contact avec la clientèle. Mais comme il manque une loi sur la question, les tribunaux peuvent prendre des décisions diamétralement opposées. Dans la même configuration, une entreprise se verra condamnée ou au contraire verra sa pratique légitimée, selon l'endroit où elle est jugée. Je m'insurge contre cette insécurité juridique. Une loi doit venir régler ce point précis. Et selon moi, elle ne peut qu'autoriser la demande de retrait du signe religieux par l'employeur en cas de contact avec la clientèle. Car une entreprise n'est ni laïque, ni religieuse: elle est commerciale. C'est l'intérêt commercial, donc le client, qui doit primer. Si un signe religieux le met en émoi, ce qui relève de l'intimité du salarié doit être mis en retrait.

La Cour de cassation n'a pas un avis aussi tranché...

Les magistrats de la Cour de cassation sont humains, ils n'ont pas tous la même sensibilité et le même avis sur la question. Ils se sont durement affrontés, lors de l'affaire Babyloup (qui concernait la salariée d'une crèche, NDLR), qui n'a d'ailleurs rien réglé. Ils auraient pu enfin émettre une position claire dernièrement, dans une affaire mettant en cause une collaboratrice licenciée pour avoir refusé d'ôter son voile en présence d'un client. Mais, par manque de courage, ils ont préféré refilé la patate chaude à la Cour de justice de l'Union européenne, via une question préjudicielle. La CJUE doit donc se prononcer, sûrement d'ici la fin de l'année, sur cette affaire, et sur une affaire similaire, belge. Dans l'affaire belge, l'avocat général juge admissible l'interdiction du port du voile pour une standardiste. Dans l'affaire française, la même restriction pour une consultante informatique est jugée discriminatoire. Nous sommes en attente de ces décisions...

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