«D’un coup, dans mon pays, je n’étais plus à ma place»

Témoignages

Après l’hystérie burkini et les propos de Manuel Valls sur la souhaitable «discrétion» des musulmans en France, Libération donne la parole à des femmes de culture musulmane, croyantes ou non. Les prénoms suivis d'une astérisque (*) ont été modifiés.

Recueilli par Virginie Ballet, Maïté Darnault, Sarah Finger, Mathilde Frénois, Dounia Hadni, Stéphanie Harounyan, Kim Hullot-Guiot, Catherine Mallaval, Elsa Maudet, Emanuèle Peyret et Marie Ottavi

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«La laïcité doit être cultivée»
«La laïcité doit être cultivée»

«Je suis française, réunionnaise et de confession musulmane. Mais ce dernier aspect n’a pas besoin d’être annoncé, mis en avant dans mes relations aux gens. Se dire "française musulmane" n’a pas de sens : on ne dit pas "français juif" ou "français catholique". Je suis pratiquante au quotidien, je cultive certaines valeurs, certains principes. Mais cela reste de l’ordre du privé : je n’ai pas besoin de le cacher, ni de l’afficher d’ailleurs.

«Je ne porte pas le voile, je n’ai jamais ressenti aucune pression à ce sujet. Ma mère et mes sœurs le portent. Cela n’a jamais empêché ma mère de travailler dans un bureau. Après, la capacité à vivre ensemble est peut-être plus prononcée à la Réunion. C’est une société qui s’est fondée sur ce mélange de cultures et d’origines. Les musulmans, catholiques, hindous, tamouls, chinois vivent ensemble depuis toujours et se respectent. A la Réunion, dans la même journée, on peut entendre les cloches des églises sonner et l’appel à la prière. Tout le monde est arrivé sur cette île avec l’envie de s’intégrer, au-delà des différences de pratiques, de croyances.

«Demander aux musulmans d’être discrets, ça veut dire quoi ? Ne pas dire que je ne mange pas de porc ou de viande quand je vais au restaurant ? Ben non, je le dis, comme d’autres disent qu’ils sont végétariens ou sans gluten. Ou ne pas dire qu’on fait ramadan ? Quand je jeûne, je n’empêche personne autour de moi de manger et ça m’est égal.

«La polémique sur le burkini, c’est un peu la crise de la peur du vide médiatique de l’été. Ça fait dix ans que cette tenue existe. Certaines le portent par pudeur, par complexe, par refus de ce culte du corps parfait en taille 36 et sans poil. Et ça concerne combien de personnes en France ? Tellement peu. Tout ça détourne l’attention de sujets beaucoup plus importants, dont les politiques devraient vraiment s’emparer : le chômage, les problèmes d’accès à la santé, la question des migrants, la guerre en Syrie, l’écologie. Les politiques devraient aussi plus travailler à l’intégration des jeunes, pour qu’ils aient une identité laïque forte et ancrée.

«La laïcité doit être cultivée. Si aujourd’hui, on sent qu’on a besoin de la réaffirmer en France, c’est qu’on n’a pas dû en prendre suffisamment soin, qu’on a dû rater des choses en amont.»

Nassima, 35 ans, infirmière et consultante en santé, Nanterre (Hauts-de-Seine)

Photo Julien Mignot pour Libération

«La question de la confession reste quelque chose d’intime»
«La question de la confession reste quelque chose d’intime»

«Je suis française, d’origine maghrébine par mon père. La question de la confession reste quelque chose d’intime. Mon père m’a transmis les valeurs de paix et de tolérance de l’islam. Cette éducation que j’ai reçue, j’ai pu la retrouver dans les écrits. J’ai décidé d’être pratiquante, sans porter le voile, quand j’avais 23 ans. Je n’ai jamais rencontré de problème de discrimination. En revanche, même si je continue de penser que notre société reste globalement tolérante, je sais qu’une femme qui décide de se voiler aujourd’hui en France peut s’attendre à une épreuve, c’est évident et ça me désole.

«Pour moi, la pratique religieuse est individuelle et intime. Sur les questions de "visibilité", de "discrétion", j’interroge la notion de liberté en France. Jusqu’où et pour qui ? On a parfois l’impression qu’il existe une liberté à deux vitesses. Vous êtes libre à partir du moment où vous correspondez à une idée que veut imposer un certain nombre. Ce n’est pas du tout ça le principe de laïcité. Le voile et le burkini sont de faux problèmes qui tendent à discriminer et à créer des communautés, d’autant que les interdictions interviennent suite aux attentats et sous-tendent un lien trop rapide entre pratique religieuse et radicalisation. Les femmes qui les portent ne représentent pas une menace pour la France. Sur une plage, je ne suis pas plus dérangée de voir une femme en burkini que de voir une femme avec un string et pas de haut, chacun demeure libre. Il a le choix de son comportement tant que ça ne nuit pas à autrui.

«Je suis élue municipale sans étiquette depuis 2007. Il y a des choses primordiales à régler en France, l’éducation, l’emploi, des enjeux de cohésion sociale, je ne comprends pas que des hommes politiques en charge d’une nation, puissent accorder autant d’importance à ce genre de phénomène. Au lieu de se demander comment faire société, comment limiter la violence, ils créent des divisions et attisent les peurs. Si j’ai un appel à lancer aux dirigeants, c’est de calmer leurs angoisses. De leur rappeler qu’ils ont une grande responsabilité d’union de la nation. La France est multiple, cosmopolite, a plusieurs origines et il faut l’accepter.»

Dalila, 39 ans, directrice de services de protection de l’enfance, Tarare (Rhône)

Photo Félix Ledru pour Libération

«Les terroristes ne sont pas des musulmans.»
«Les terroristes ne sont pas des musulmans.»

«Je suis française depuis toujours, j’ai eu ma première carte d’identité du temps de l’Algérie française. Mon mari a combattu pour la France et ensuite, il a travaillé à la prison, il touche une pension pour ça. Ça fait quarante ans qu’on vit ici. On part en vacances en Algérie quand on peut, pour voir la famille. Il y a mes sœurs là-bas, et les parents à aller voir au cimetière. J’ai eu huit enfants, alors je n’ai pas eu le temps de travailler. Mes petites-filles sont habillées comme toutes les jeunes. Je trouve que les jeunes femmes ne devraient pas se voiler ici. Moi, je porte le voile depuis deux ans. Grâce à Dieu, j’ai pu faire le pèlerinage à La Mecque et depuis, je suis obligée, c’est comme ça. Je ne fréquente pas la mosquée, je fais mes prières chez moi, tranquille. Je fais bien sûr le ramadan et je donne quand je peux aux pauvres. Je n’aime pas les femmes qui mettent le jilbeb tout noir. C’est tellement long que ça traîne par terre, c’est sale. Et après, elles vont se prosterner à la mosquée avec ça, alors que pour les prières, il faut être très propre.

«Plus jeune, je me baignais au bled, avec une sorte de grand short et une chemise avec des manches longues. Je trouve qu’ils ont raison d’interdire en France ce machin [elle n'utilise pas le terme "burkini", ndlr] : si des femmes veulent le mettre, elles n’ont qu’à aller faire ça au bled, passer leurs vacances sur les plages de là-bas. La politique, ça ne me regarde pas, je vote comme mon mari. Ce que je sais, c’est que les terroristes ne sont pas des musulmans, ce sont des voyous, des délinquants. On a bien connu ça en Algérie, dans les années 90. Ces hommes, ils égorgeaient des femmes et des enfants sans raison et puis ils allaient à la mosquée en disant qu’ils étaient très religieux : ce n’est pas possible ! Il y a un problème d’éducation : ces enfants qui deviennent terribles et font ça, peut-être que leurs parents leur ont laissé trop de liberté, ne les ont pas assez surveillés. Je préférerais finir ma vie en Algérie, avec mes sœurs, et je trouve que les produits sont meilleurs là-bas : ici, tu prends une tomate, elle est pourrie au bout de deux jours. Mais mon mari est malade, il ne pourrait pas être aussi bien soigné au pays. Et je n’ai aucun problème en France. La vérité, c’est que la vie est plus simple ici, avec l’administration, à l’hôpital, dans les magasins. C’est une chance d’être là : il y a beaucoup de jeunes qui montent sur les barques pour traverser. Et il y en a tellement qui sont morts dans la mer.»

Fatima (*), 79 ans, mère au foyer, Grenoble (Isère)

«Je suis fière d’être une Française laïque et républicaine»
«Je suis fière d’être une Française laïque et républicaine»

«J’ai grandi dans un village près de Perpignan, dans un lotissement d’une vingtaine de maisons. Mes parents sont d’origine marocaine, je côtoyais des Français, des Espagnols, des Catalans et des pieds-noirs, mon voisin était juif… Nous étions bien ensemble, les croyants vivaient leur foi discrètement, nous nous invitions mutuellement pour les fêtes, l’Aïd ou Noël… J’allais aux bals populaires, j’avais le droit de sortir avec des garçons. C’était un autre monde. Aujourd’hui, je travaille au sein d’un collège fortement marqué par la non-mixité. En sortant de cours, des jeunes filles de 13 ou 14 ans se servent des vitres de l’établissement comme d’un miroir pour ajuster leur voile. Est-ce pour elles un choix ? Ont-elles conscience qu’il leur est imposé ? Elles ne le reconnaissent jamais et disent qu’ainsi, elles s’achètent une paix dans le quartier… Je n’ai rien contre la religion à partir du moment où c’est un choix librement réfléchi et consenti. Or dans quelle mesure les femmes qui portent un burkini sont-elles libres ? Ce n’est pas ma vision de la liberté.

«Je suis fière d’être une Française laïque et républicaine. Je veux vivre au sein d’une République laïque. Je veux former des libres penseurs, et je suis prête à revendiquer ma liberté. Ici, je continue à recevoir les parents d’élèves habillée en tailleur et en talons, et ça ne me pose aucun problème. Mais il faut savoir que certains parents n’ont plus de contacts avec la société française, qu’ils ne parlent pas français, et ne côtoient pas d’autres façons de vivre. Voilà le résultat du manque de mixité, des politiques aboutissant à la concentration de populations identiques au sein d’un même quartier. Les actes de terrorisme rejaillissent sur nous tous.

«A mes enfants qui s’interrogent, j’explique qu’il y a beaucoup de gens qui se perdent dans la religion… Comment en est-on arrivé là ? Je suis assez pessimiste sur l’évolution des choses à court terme mais travaillant dans une école, je dois conserver mon optimiste. Je souris en voyant, à la sortie des classes, des filles maquillées rigoler avec leurs copines voilées. C’est aussi ça, la cohabitation. C’est en vivant ensemble que les gens s’adaptent et évoluent. J’espère qu’un jour tous ces jeunes se sentiront enfants de la République et pas enfants d’un quartier, ou d’une religion.»

Nadia, 45 ans, athée, principale adjointe de collège, Montpellier (Hérault)

Photo Nanda Gonzague pour Libération

«Il faudrait que la religion ne soit plus un tabou»
«Il faudrait que la religion ne soit plus un tabou»

«Je me suis convertie à 20 ans. J’ai toujours cherché un sens à la vie, à la création, au monde. Petite, j’étais attirée par les valeurs chrétiennes et j’ai failli me faire baptiser. Plus tard, je me suis intéressée au bouddhisme, puis j’ai rencontré un musulman qui, lui, savait répondre à mes questions. J’ai cheminé pendant un an avant de me convertir. Depuis, je suis pratiquante, je prie cinq fois par jour, je porte le voile ainsi qu’une robe large qui cache mes formes ; j’ai toujours été pudique et dans ce vêtement, je me sens bien.

«Pour moi, le voile est un impératif religieux. Or dès qu’on est voilée, il est très difficile de trouver une formation ou un travail. C’est d’ailleurs un facteur qui pousse les femmes voilées à se marier très vite, comme je l’ai fait moi-même puisque j’ai été mariée pendant presque dix ans. Mais pour autant, je n’ai jamais eu envie de renoncer au voile car je trouve ça injuste d’avoir ainsi à se "déshabiller". Nous sommes sans cesse confrontées à cette vision stéréotypée forgée par les mass media et la sphère politique : les femmes qui portent le voile ne le feraient pas par foi mais pour tester la République. Cela crée une animosité, on nous désigne comme ennemies, non plus comme citoyennes françaises. Parfois on me traite de "sale arabe", ce qui est drôle quand on sait que mes parents, certes athées mais nés catholiques, sont originaires du Sud-Ouest…

«J’ai repris il y a trois ans mes études à l’université de Montpellier, la fac est pour moi l’un de mes seuls lieux de socialisation. Une association qui combat l’islamophobie représente le seul autre espace où je ne me sens pas discriminée. Là où je vis, à Lunel, de nombreux jeunes sont partis faire le jihad. J’en ai côtoyé certains, qui ne sont pas revenus et dont on n’a plus de nouvelles. Ils ont été séduits par un discours humanitaire et une fois partis en Syrie, on ne les laisse plus repartir…

«Je suis très inquiète pour le "vivre ensemble" car le fossé se creuse entre les "Français" et l’image qu’ils se font des musulmans. Le drame, c’est que l’on arrive plus à se rencontrer, tous. Moi, je souhaite que la France puisse composer avec tous ses citoyens. Il faudrait que la religion ne soit plus un tabou, qu’il y ait en France une vraie éducation et une sensibilisation aux religions : ce serait un bon antidote à la diabolisation.»

Anne, 31 ans, étudiante, Lunel (Hérault)

«Je suis d’abord une femme, une mère, une prof»
«Je suis d’abord une femme, une mère, une prof»

«Je suis née en France, d’origine turque. Si je devais me définir, je dirais que je me sens humaine avant tout. Je suis d’abord une femme, une mère, une prof… Ma religion vient en dernière place. Cela ne regarde personne et relève du domaine privé. Je suis de confession musulmane, et je ne me voile pas. Je m’habille "comme tout le monde", on ne peut pas deviner ma confession en me voyant.

«Dans la famille, on est très ouvert d’esprit : mon fils est scolarisé dans le privé catholique. Nous faisons découvrir notre religion à nos enfants, mais nous n’influencerons pas leurs choix personnels à l’âge adulte. Plus jeune, j’ai porté le voile, mais je vivais mal le regard des autres : on se moquait de moi, on me disait : "Tu n’es pas belle comme cela"… Et beaucoup assimilaient ce foulard à un manque de liberté. J’ai décidé de le retirer en entrant à la fac. Au fond, peut-être que moi non plus je ne comprenais pas vraiment pourquoi je le portais.

«Ma mère porte le voile. Dans les années 90, personne ne lui faisait de critiques. Désormais, le climat s’est dégradé. Il y a deux ans, quelqu’un a failli lui foncer dessus en voiture alors qu’elle traversait la route, et l’a aussi agressée verbalement. Est-ce que ce genre d’agression ne survient pas parce qu’on stigmatise le voile, parce que les amalgames sont nombreux ? Les politiques y sont pour quelque chose. Chercher à interdire le burkini, c’est porter atteinte à la dignité et à la liberté d’expression de celles qui voudraient être libres de le porter. Et puis, au-delà du débat sur ce vêtement en lui-même, toutes les femmes devraient se sentir concernées. Bon sang, pourquoi laisser des hommes converser de la sorte sur ce que doivent, ou non, porter les femmes ?

«Au fond, pour moi, la laïcité, c’est la liberté et la tolérance, des deux côtés, musulmans ou non. Tout le monde devrait pouvoir vivre la religion à sa manière, mais beaucoup de gens ont des préjugés sur l’islam. Certains médias ont aussi leur part de responsabilité : pourquoi parler de "terroristes islamistes" ? Dans "islamistes", il y a "islam". Or, ces gens sont des fous, des malades mentaux qui n’ont rien à voir avec cette religion. Tout cela me fait redouter le climat de la campagne présidentielle à venir. Pour autant, je ne quitterai pas la France. J’y suis née, je me sens française, je n’abandonnerai pas ce pays.»

Neslihan, 33 ans, enseignante en congé parental, Lyon (Rhône)

Photo Félix Ledru pour Libération

«A cause des radicaux, l’islam a une mauvaise image»
«A cause des radicaux, l’islam a une mauvaise image»

«Je me suis convertie il y a environ deux ans. Je suis baptisée catholique, mais je n’avais plus de croyance en rien. J’ai cherché des réponses dans plusieurs religions et finalement, j’ai choisi l’islam. Je mange halal, j’ai encore du mal à faire la prière et à arrêter de fumer – il y a ce qu’on devrait faire et ce qu’on peut faire… Mais je porte le voile car le texte dit que la femme doit se couvrir les cheveux. A Marseille, cela me permet de me fondre dans la masse, car il y a beaucoup de musulmans. En revanche, si je change de département, comme lorsque je vais voir ma famille dans l’Ain, je vais me sentir gênée car je suis épiée… Ma famille, ça les rebute. Ma mère m’a dit qu’elle acceptait ma décision, mais qu’elle ne comprenait pas. Certains m’ont carrément reniée. J’ai aussi droit à des réflexions : l’autre fois, un cousin m’a même demandé si je ne cachais pas une ceinture d’explosifs sous mon voile… Moi, j’essaie de les rassurer. Je sors, je m’amuse, je m’occupe de mes enfants, bref je suis une femme !

«Pas question de me faire plus discrète, même dans ce contexte d’attentats. On est dans un pays libre. Y a que les cons qui se radicalisent, les musulmans aussi ont peur d’eux. Moi, par exemple, quand je vois une femme intégralement voilée dans le bus, je ne suis pas rassurée. C’est une communication, le visage. Ces tenues intégrales, ce n’est pas ce que demande le Coran, c’est de la provocation, comme crier "allah akbar" dans la rue. Malheureusement, à cause de ces radicaux, l’islam a une mauvaise image. On est catalogués, et ça m’énerve. Cet été, avec la polémique autour du burkini, je ne suis pas allée à la plage parce que j’avais peur d’être verbalisée avec mon foulard. Alors que l’an dernier, je me baignais habillée sans problème. Moi, je suis pour le burkini et pour la femme à poil, on est dans un pays libre ! C’est contradictoire de vouloir sanctionner l’une et pas l’autre, ce n’est pas ça, la laïcité.»

Anaïs, 29 ans, sans emploi, Marseille (Bouches-du-Rhône)

«On a l’impression qu’on a des comptes à rendre»
«On a l’impression qu’on a des comptes à rendre»

«Je me sens française et musulmane, ma mère est née en France et mes enfants aussi. Je parle à peine l’arabe, je suis très attachée à la mode et pourtant, la première chose qu’on me demande, c’est quelles sont mes origines. Je ne trouve pas ça normal. C’est devenu un problème d’être les deux, française et musulmane. Après les attentats, j’avais peur d’emmener mes enfants à l’école, d’ailleurs certains parents ne me disaient pas bonjour – dans la classe de mes enfants, ce sont les seuls d’origine maghrébine. Moi, j’ai fait ma scolarité dans des écoles privées catholiques, je ne me suis jamais sentie mise à l’écart. Maintenant, on sent une vraie différence. Non, je ne me sens pas libre. On en vient à nous faire presque douter du fait d’être français. On a l’impression qu’on a des comptes à rendre, que notre identité est en sursis.

«Je suis musulmane pratiquante, ma mère porte le voile mais moi, je n’ai pas cette force pour le moment. Je me sens trop faible par rapport au regard des gens. Je comprends que certaines tenues choquent, il ne faut pas abuser. La burka, par exemple, ce n’est pas ce que prévoit la religion. En plus, c’est laid ! Mais pour celles qui portent un voile discret, je ne vois pas en quoi cela heurte la laïcité. De même, une femme qui va se baigner tout habillée, pour moi, c’est un manque de civisme et ce n’est pas hygiénique. Mais la polémique sur le burkini, qui est un vêtement adapté pour la plage, je ne la comprends pas – et pourtant, je me baigne en maillot deux-pièces. J’étais en vacances cet été quand cette histoire a éclaté et quand je suis rentrée chez moi le soir, j’ai eu le malheur d’allumer la télé pour regarder les chaînes d'info. J’ai passé une nuit blanche à pleurer… Qu’est-ce qu’elles ont fait, à part vouloir se baigner ? Cela voudrait dire que je ne peux pas aller à la plage avec ma mère ? J’ai l’impression que ça arrange, surtout les plus faibles d’esprit, qui trouvent en stigmatisant les musulmans des responsables à leurs problèmes.

«Il y a de quoi être pessimiste pour l’avenir. J’ai l’impression que pour mes enfants, ce sera encore plus dur. Ça va en régressant. On est considérés comme des "bâtards", on pourra faire ce que l’on veut, on nous cataloguera toujours.»

Sophie, 32 ans, commerçante à Marseille (Bouches-du-Rhône)

«Il y a un malaise qui nous touche toutes»
«Il y a un malaise qui nous touche toutes»

«Je suis musulmane. Je fais le ramadan, mes prières, je pratique la zakât (l’aumône légale) et j’espère pouvoir bientôt partir en pèlerinage à La Mecque. Mais je ne porte pas le voile. Je l’aurais peut-être déjà porté si je vivais dans un pays où ça n’empêche pas de réussir. Dans mon métier, je suis en contact avec des tas de gens et je ne veux pas être d’emblée cataloguée ou qu’on ne m’écoute pas parce que j’ai la tête couverte, ce qui est souvent le cas. Et encore davantage depuis les attentats. Il y a un malaise qui nous touche toutes. Les voilées se prennent des réflexions, et nous sommes traitées comme des étrangères. Un racisme latent, des non-dits se sont exprimés. Les politiques y ont contribué. Et c’est encore monté d’un cran cet été avec histoire du burkini. Quelle erreur d’avoir appelé cette tenue de plage comme ça ! C’est simplement une tenue qui permet aux femmes qui portent le voile d’aller se baigner avec leurs enfants. Les maires qui ont pris des arrêtés ont fait monter la sauce. Cela crée une fracture et c’est exactement ce que veulent, pardonnez-moi l’expression, les connards qui pilotent les attentats.

Que dire aussi du fait qu’on nomme Jean-Pierre Chevènement, un non musulman, à la tête de la Fondation pour l’islam de France ? Nous ne sommes pas capables de nous prendre en charge, c’est ça ? Que dire aussi de Manuel Valls, de sa Marianne au sein nu, et de sa "femme libre" ? Je me sens libre. Libre d’être pudique aussi, et de ne pas chercher à attirer les regards sur moi. La France se focalise beaucoup sur le voile, alors qu’en Grande-Bretagne, par exemple, les femmes voilées sont transparentes. Enfin, au fond, être croyant, ce n’est pas une question d’apparence, mais d’être. C’est ce que m’a enseigné mon père qui avait lu le Coran une dizaine de fois. Ça ne lui a jamais posé de problème que je sois tête nue ou même que j’aie divorcé. Ma petite sœur, elle, a porté le voile pendant six ans. Elle l’a enlevé il y a deux ans. Elle garde des enfants. On lui a fait des remarques à la sortie de l’école. Je lui ai dit : "Dieu veut que tu dormes bien. Alors si ça t’empêche de dormir, enlève-le." Il faut être sûre de soi, et l’assumer pleinement quand on porte le voile. Pas pour faire comme les autres, parce qu’un mari vous l’a demandé, parce qu’on espère se marier plus vite, ou encore pour que les hommes ne vous regardent pas. Et encore moins par provocation. L’islam, c’est la paix. Je porterai le voile, le jour je serai prête à faire don de moi. Ce qui ne m’empêchera pas d’être évoluée.»

Fatima, 48 ans, agente de maîtrise dans la finance

«D’un coup, dans mon pays, je n’étais plus à ma place»
«D’un coup, dans mon pays, je n’étais plus à ma place»

«A la minute de silence le 18 juillet, après l’attentat à Nice, trois personnes ne voulaient pas s’approcher de moi. Ils ont dit : "Venez, on part ! On n’a pas envie de rester à côté de gens comme eux." Une dame m’a défendue, ils ont continué : "C’est mon droit, je ne veux pas rester à côté d’elle." J’ai eu très mal parce qu’on était là pour partager la douleur ensemble et ça s’est transformé en colère. D’un coup, dans mon pays, je n’étais plus à ma place.

«Je mets le voile depuis mes 18 ans. Par choix. Ce n’était pas imposé par ma famille, c’est tout le contraire. Mon père était contre, dans le sens où il savait qu’en portant le voile, j’allais être exposée à des discriminations. Déjà, avoir un nom d’origine maghrébine, ce n’est pas facile. Il pensait que j’étais encore jeune pour porter un voile, surtout pour mon avenir professionnel. Ça me dérange qu’on me demande tout le temps pourquoi je porte le voile. On ne pose aucune question aux personnes qui ont les cheveux roses, qui ne sont rasées que d’un côté, qui ont des piercings… Chacun doit pouvoir s’habiller et vivre comme il l’entend. J’ai l’impression que, quand on demande aux musulmans de rester discrets, c’est qu’on ne veut pas nous assimiler à la culture française. C’est comme si on avait une maladie et qu’il fallait nous mettre en quarantaine pour que ça ne se propage pas. Etre "musulman discret" en France, ce n’est pas possible. La France est un état de droit, laïc, où les droits de l’homme doivent prendre le dessus. On ne peut pas nous demander d’être discrets vestimentairement parce qu’on est d’une certaine religion.

«Je ne me sens plus à l’aise quand je me promène à Nice. Depuis l’attentat, l’atmosphère est très pesante. J’ai toujours une double peur : qu’un attentat se reproduise et d’être agressée verbalement ou physiquement. Cet été, mon mari m’a même dit : "Pour que ce soit plus discret, pour ta sécurité, le mieux c’est que tu mettes ton voile en arrière si tu sors le soir ou que tu es seule avec les enfants." Mais non, je garderai mon voile. J’ai l’impression que, de génération en génération, les combats se rajoutent. Mon père devait se battre contre la xénophobie. Nous, qui sommes nés ici, devons nous battre contre la xénophobie et l’islamophobie. Si ça continue comme ça, j’ai peur pour l’avenir de mes enfants.»

Fatiha, 33 ans, en recherche d’emploi dans la vente, à Nice (Alpes-Maritimes)

Photo Laurent Carré pour Libération

«Il faut laisser aux personnes le choix d’être qui elles veulent»
«Il faut laisser aux personnes le choix d’être qui elles veulent»

«Avant, en Algérie, je ne portais le voile qu’en priant à la maison. Depuis que je suis arrivée en France, à l’âge de 27 ans, je ne le mets plus. Je suis une Française intégrée à la société. Je fais le ramadan mais je ne fais pas la prière. Comme j’ai envie que mes enfants soient libres, je ne leur ai rien imposé. J’ai transmis uniquement ma culture. Ils sont nés tous les trois en France et ils ont décidé de faire le ramadan. C’est leur propre choix.

«Je suis plutôt active sur les réseaux sociaux. Après les attentats de Paris, j’ai dit par des posts ce que je pensais. Il faut montrer que les musulmans ne sont pas comme des terroristes, que la religion c’est l’amour, que ces terroristes n’appliquent pas le Coran. Si je pense que les musulmans doivent rester discrets ? Oui et non. Oui parce que l’on vit en France et qu’il faut s’intégrer à une société. Et non parce qu’on a quand même la liberté. Il faut laisser aux personnes le choix d’être qui elles veulent… Je suis en contradiction dans ma tête.

«Sur le burkini aussi, je suis partagée et en plein questionnement. C’est dans ma ville qu’il a été appliqué en premier. Quand j’ai appris la nouvelle, j’ai soutenu le maire sur Facebook. D’un côté, je trouve cet arrêté légitime : on ne va pas à la plage avec son voile. Il faut mettre un maillot pour aller se baigner. D’un autre côté, je respecte la femme voilée et ses libertés individuelles. Une femme pratiquante ne doit pas montrer ses formes, son corps. Ni voir celui des hommes. Mais elle a le droit, elle aussi, d’emmener ses enfants à la mer et de profiter de la plage. C’est en discutant avec ma fille de 16 ans que j’ai changé d’avis.

«Avant même la polémique sur le burkini, je connaissais quelques femmes voilées qui ont décidé d’enlever le voile. Depuis le 14 juillet, elles avaient peur de se faire agresser. Ce n’est pas normal d’avoir peur. Pour ma part, je ne crains pas d’être dans la rue parce que je ne suis pas typée. Et puis je fume, je suis tatouée. Il faut que chacun fasse un effort pour s’intégrer et intégrer les autres. Je me dis que l’avenir c’est vivre ensemble et en paix. En ce moment, ce n’est pas ce qui se passe.»

Hacina, 50 ans, hôtesse de caisse dans un magasin de bricolage, Cannes (Alpes-Maritimes)

Photo Laurent Carré pour Libération

«On me dit "toi, c'est pas pareil"»
«On me dit "toi, c'est pas pareil"»

«Je vis dans un village de 300 habitants. Aux dernières élections régionales, ils ont voté à plus de 40% pour le Front national. Mais moi, "c’est pas pareil". Les gens me disent "les Arabes, ils sont fous, mais toi c’est pas pareil", "elles nous font chier avec leur voile, avec leur religion à la con, mais toi c’est pas pareil". Quand on me voit, on me dit "t’es algérienne" mais je me sens à 400% française. Les autorités ont demandé aux gendarmes d’être devant les écoles. Quelques jours après la rentrée, des parents d’élèves ont dit : "Regarde, il y a les flics parce que des gens sont radicalisés et fichés S." Il y avait une femme voilée à 10 mètres. Elle est née ici, elle a grandi ici. Ils ont commencé à dire : "Elle a une ceinture sous sa robe, elle va se faire péter", "c’est elle qui s’est radicalisée". Je bouillais, ça m’a rendue folle. Ces gens, je les appelle "les BFM". BFM, c’est leur Bible.

«L’islam me tient à cœur. Ma religion m’apaise et me donne une ligne de conduite : le respect, l’entraide. Je fais mes prières, je mange halal. Pour l’Aïd, mes enfants n’iront pas à l’école, on fera un goûter. C’est notre Noël à nous. Mais ta religion est dans ton cœur, c’est personnel. Je n’irai pas demander à l’école un repas halal pour mes enfants. J’ai dit qu’ils étaient végétariens. Ça ne va pas les tuer de ne pas manger de viande un repas sur deux. Je suis mariée avec un Français, catholique, baptisé, qui s’est converti. Pendant les repas de famille, il y a du pinard, du halal, du végétarien, du végétalien… On s’en fiche parce qu’on s’aime. Je suis allée en vacances à Alicante, il y avait une nana en burkini, une nana les miches à l’air, qu’est-ce que j’en ai à faire ? Dans les années 80-90, ma mère allait dans l’eau tout habillée à Dieppe et ça ne gênait personne.

«Moi, je ne ressens pas le besoin de porter le voile, je ne suis pas arrivée à maturité religieuse. Et puis je joue au foot, je ne me vois pas courir en short, tête découverte, et après aller me voiler. Toutes ces polémiques me font mal au cœur pour mes enfants. Quand on était à l’école, il n’y avait pas tout ça, on était potes, point. Je n’imagine même pas que demain quelqu’un vienne dire à mon fils "sale Arabe". Moi je ne l’ai pas vécu.»

Amel, 30 ans, mère au foyer, Chis (Hautes-Pyrénées)

photo Ulrich Lebeuf. Myop pour Libération

«Il faut arrêter de dire aux musulmans qu’ils ne sont pas les enfants de la République»
«Il faut arrêter de dire aux musulmans qu’ils ne sont pas les enfants de la République»

«La seule identité que je revendique est républicaine et citoyenne. L’appartenance à une religion ne constitue pas une identité. J’ai la foi et je la vis comme une femme libre mais ça ne déborde pas sur ma vie. La religion doit être pudique et personnelle.

«Mes parents, eux, sont pratiquants. Ma mère ne porte pas le voile et pourtant elle fait sa prière, elle est allée deux fois à La Mecque. Qu’une femme désire le porter, ça ne me gêne pas mais si on lui impose, ça devient un problème. Ce n’est pas ça qui fait de toi un bon musulman.

«Daech a commis un hold-up sur notre société. Ils ont divisé pour mieux régner, en créant une crainte de part et d’autre. Les musulmans sont victimes de la double peine, obligés de se justifier en permanence alors qu’ils ne sont pas épargnés par Daech. J’ai eu une discussion un jour avec mon père sur la prise de position des musulmans contre le terrorisme, et il m’a dit : "pourquoi devrais-je me justifier d’une chose qui est aussi éloignée de moi qu’elle l’est pour mon voisin catholique ?" Je me suis sentie extrêmement humiliée par l’affaire du burkini. Comment peut-on défendre la liberté en interdisant de s’habiller ou de se déshabiller ? Ça induit qu’une population se sent encore stigmatisée et se replie sur elle-même. Il faut arrêter de dire aux musulmans qu’ils ne sont pas les enfants de la République. La laïcité est un principe fondamental de la République. On n’a pas à montrer de signes ostentatoires religieux. Mais on devrait assouplir le cadre si on veut respecter la liberté de chacun. Tout est une question de pas vers l’autre.

«Je me sens libre en France même si je ne suis pas sûre qu’on se sente de plus en plus libre. Je vote alors que je n’arrive jamais à trouver un candidat qui me ressemble. Les sorties de Manuel Valls m’écœurent. J’avais placé un grand espoir en François Hollande, et je suis déçue. Je ne revoterai pas pour lui. Il s’est mal entouré, et il n’a pas eu assez de cran.

«J’imagine tout à fait mon avenir en France, sauf si Marine Le Pen passe. Ma grande crainte c’est qu’on crache un jour sur mes parents parce qu’ils sont basanés.»

Yasmine*, 36 ans, directrice de communication, Genève (Suisse)

«Les médias manquent de maturité sur l’islam»
«Les médias manquent de maturité sur l’islam»

«J’ai grandi en Algérie. Avec ma mère, médecin, nous avons quitté le pays en 1994. Tous mes souvenirs d’enfance sont liés à l’islam, à des rassemblements joyeux et lumineux. Je me considère comme musulmane mais je ne prie pas et je ne fais pas toujours le ramadan en entier. Je refuse qu’on me définisse par ma religion. Je suis une jeune femme active, qui aime faire la fête et tout cela cohabite harmonieusement.

«Je constate depuis quelque temps qu’on a besoin d’être labellisée "française musulmane". Je ne pense pas que ce soit le rôle d’un politique de pointer du doigt un groupe et de le stigmatiser. Pour moi, la religion est une chose intime, alors qu’on m’impose de la revendiquer, ça me pousse dans un retranchement que je ne tolère pas. Je sens une pression de plus en plus forte de ce côté-là. En revanche, c’est de ma responsabilité de parler. On est tous ambassadeur de ce qui nous compose. Depuis trois ans, le voile est un sujet redondant dans toutes les conversations autour de moi. Ça fait un bail que l’islam est en France. Se concentrer sur un bout de tissu, c’est inutile.

«Je ne me suis pas sentie humiliée par le burkini parce que je ne me suis pas sentie concernée. J’ai eu honte en tant que Française sur le traitement qu’on en a fait. Les médias manquent de maturité sur l’islam. Ils n’ont pas tenu leur rôle, de rassurer au lieu de céder à la panique. Ils ont abandonné les Français.

«Les musulmans ne représentent pas un bloc uniforme. C’est absurde de demander à un groupe aussi diversifié d’être discret. Il y a tellement de musulmans dont vous ne percevez même pas l’appartenance. Les politiques utilisent la laïcité et le féminisme en les déformant, ils les malmènent pour servir des causes et contrôler des groupes, c’est malhonnête. Si la laïcité consiste à ne pas avoir de religion d’Etat, ça me va très bien. J’ai vécu au Texas. Là-bas, j’allais dans des écoles chrétiennes, la plupart des gens autour de moi étaient protestants et je ressentais leur pression.

«Je me suis rarement sentie discriminée en France. Ma double culture m’apporte de la richesse plutôt qu’elle m’en retire. Je vote et je m’intéresse à la politique. On demande aux gens de choisir un camp mais on peut être français, faire sa prière et être homo par exemple. Ce n’est pas incompatible avec l’islam.»

Nada, 32 ans, architecte, Paris

Photo Julien Mignot pour Libération

«Autour de moi il y a un sentiment d'oppression, de doigt pointé.»
«Autour de moi il y a un sentiment d'oppression, de doigt pointé.»

«La religion régit, organise ma vie. J’ai une foi et mes convictions et mes valeurs y sont attachées. Mes enfants prennent des cours d’arabe et de Coran. L’objectif est qu’ils en comprennent vraiment l’éthique. Je porte le voile dans ma vie privée, mais pas au travail, d’autant que j’ai toujours travaillé dans le public, donc la laïcité, je connais. Ça me dérangerait de croiser un collègue alors que je le porte.

«Les gens ont l’image de la femme voilée qui n’a rien dans la tête, qui est soumise, alors que ce n’est pas ça du tout. Je suis en recherche depuis quatorze ans, je l'ai porté, retiré, remis… J’ai envie de m’y attacher mais je n’assume pas complètement le regard des autres. J’ai trois sœurs qui ne le portent pas et une qui le porte, mais nous avons les mêmes valeurs. Le voile, c’est un cheminement personnel entre soi et Dieu, ça ne vous rend pas supérieure.

«Quand on nous demande d’être "discret", ça ne me surprend pas, c’est une façon de dire "vous n’êtes pas chez vous". Plus la présidentielle arrive, plus on tape sur les musulmans. En même temps, il y a une origine à tout ça : des monstres qui ont frappé. Mais autour de moi, il y a un sentiment d’oppression, de doigt pointé. On nous demande d’être discrets mais on met tout le temps la loupe sur nous ! C’est comme quand on demande de se désolidariser des actes terroristes, pourquoi devrais-je le faire tout haut alors qu’on ne demande pas au reste de la communauté de le faire ? C’est comme un enfant qui a fait une bêtise et à qui on dit “maintenant, tu restes toute la journée dans ton coin”.

«Le burkini (personnellement, je n’en ai jamais vu), ça m’a fait sourire. Il ne faut pas l’interdire car ces femmes n’iraient plus à la plage, même si je trouve que c’est fait pour être pudique mais que finalement tout le monde vous regarde ! C’est toujours cet effet de loupe.

«Pour la présidentielle, je ne vais pas laisser ma carte d’électrice de côté ! Il y a dix ans, j’aurais voté à gauche sans hésiter, là je ne sais pas. Il y a tellement d’hypocrisie. Peut-être que je voterai blanc. En tout cas je ne voterai plus socialiste.

«Je me sens pleinement française donc je vais rester dans ce pays, où je suis née, où j’ai fait mes études, où mes enfants sont nés. Mais je ne m’y sens pas libre de pratiquer ma religion, je suis même un peu honteuse. J’ai peur qu’à force de demander aux gens de gommer une part d’eux, on crée des frustrations et on obtienne l’effet inverse. Il faut que chacun puisse être épanoui, sinon on va encore créer des monstres.»

Fatoumata*, 33 ans, prof des écoles stagiaire, Essonne

«Je ne me sens pas libre en France»
«Je ne me sens pas libre en France»

«Honnêtement ? Je ne me sens pas française. Je ne me sens pas française parce qu’on ne m’a jamais considérée comme telle. Je n’aurais jamais cru qu’on en arriverait là… Ces deux dernières années, on nous regarde de travers. Aujourd’hui, quand je marche dans la rue, j’ai peur parce que je suis typée, ça se voit que je suis rebeu. Je ne porte pas le voile, je suis même en petite jupe mais je ressens quand même le racisme. La parole raciste s’est libérée à l’égard de tous les musulmans. En même temps, je comprends que les gens deviennent racistes à force d’entendre des absurdités comme Chevènement qui demande aux musulmans d’être discrets… C’est une blague. C’est quoi être discret ? Quels sont les musulmans qui ne le sont pas ? D’autant plus que la discrétion est essentielle dans l’islam…

«"La cinquième colonne de Daech", comment on peut dire ça ? Ils nous humilient sans arrêt… Et le burkini, c’est du foutage de gueule. Qu’une femme veuille cacher ses formes, ça la regarde, elle a quand même le droit d’être pudique. En quoi ça dérange ? Ça fait mal aux yeux ? Ça pique ? J’aimerais bien qu’on m’explique. Bien sûr que c’est discriminatoire et que ça n’a rien à voir avec la laïcité. C’est nous le problème, ils ne veulent pas de nous. La preuve, ils n’ont pas de problème avec les catholiques, les juifs.

«Dans ma famille, j’ai des cousines et des tantes voilées et je peux vous assurer qu’elles l’ont choisi. Il faut bien comprendre que c’est contraire à la religion de forcer les femmes à porter le voile. Bien sûr que parfois le voile ce n’est pas un choix, mais des fois ça l’est, que ça vous plaise ou non.

«Je ne me sens pas libre en France. Elle est où la liberté quand on n’est plus en sécurité ? On est en train de réfléchir avec mon mari à changer de pays, on ne veut pas que notre fils grandisse dans ce climat. Je suis dégoûtée, on a aujourd’hui un gouvernement de gauche qui se comporte comme un gouvernement d’extrême droite… Même si je continue de voter, je n’y crois plus. Je garde toutefois un petit faible pour Mélenchon : j’apprécie son ouverture d’esprit et sa franchise.»

Sandra, 28 ans, ingénieure commerciale, Paris

Photo Julien Mignot pour Libération

«Si je ne subis pas le racisme, c’est que je passe pour la bonne bougnoule»
«Si je ne subis pas le racisme, c’est que je passe pour la bonne bougnoule»

«Je ne suis pas pratiquante mais de culture musulmane. J’ai grandi dans un pays musulman, le Maroc, mes parents sont pratiquants, mes grands-parents sont pratiquants, toute ma famille est pratiquante. Je suis musulmane. L’islam, ce n’est pas juste les cinq piliers, prier Dieu, c’est aussi une façon de vivre ensemble. Je pense que si je n’avais pas été élevée là-dedans, je ne serais pas la même.

«Voir que des gens ne sont pas capables de faire la différence entre l’islam qui est le mien et l’islam qui tue, ça me blesse énormément. Et le fait que l’islamophobie soit érigée en arrêté préfectoral [l’affaire du burkini, ndlr], c’est comme si elle devenait une islamophobie d’Etat. Si je vis le racisme ? Non, et j’ai presque envie de dire que je trouve ça dommage. Si j’avais été voilée, j’aurais été la cible de beaucoup plus de réflexions. Si je ne le vis pas, c’est pour la simple et bonne raison que je passe pour la bonne bougnoule : celle qui boit, celle à qui on aimerait que tous les bougnoules ressemblent. Symboliquement, c’est très violent. Comme si j’étais une espèce de caution.

«J’ai envie de dire à Chevènement qui parle de "musulmans discrets", à Nadine Morano qui dit que "la France n’est pas une terre d’islam"… que l’histoire n’est pas figée. S’il doit y avoir de plus en plus de musulmans, c’est l’histoire qui suit son cours. On ne peut quand même pas mettre de quotas de musulmans. Et puis, qu’est-ce que ça veut dire être un musulman discret ? Boire un thé à la menthe puis un verre de sauvignon ? Egorger un cochon plutôt qu’un mouton ? Il y a une autre injonction qui me met en colère : "Désolidarisez-vous de Daech". Or, un musulman et un non-musulman sont exactement à la même distance de Daech. Quant à la France qui se revendique de plus en plus laïque, ça me fait doucement rigoler. Un pays laïc, ça veut dire que toutes les religions sont au même niveau. Sauf que le dimanche, la messe est diffusée sur le service public et il y a des jours fériés pour les fêtes chrétiennes. J’ai l’impression que la France brandit la laïcité quand ça l’arrange.

«Si je me sens française ? Oui et non. Mon idée de la France est que c’est un pays où tu peux être qui tu es, où tu ne dois de compte à personne. Pour moi la France est ma terre d’émancipation, c’est pour ça que j’y vis maintenant. Cela dit, je ne me sens pas française dans ce que la France est en train de devenir… Pourvu que Christiane Taubira se présente !»

Rania, 23 ans, journaliste, Paris

photo Julien Mignot pour Libération

«Nous avons un sentiment d’appartenance très fort à notre communauté»
«Nous avons un sentiment d’appartenance très fort à notre communauté»

«Je pense que beaucoup de femmes voilées ont refusé de témoigner de peur que l’on retourne leur parole contre elles. Moi, je suis contente d’avoir l’occasion de faire entendre notre voix en tant que femmes musulmanes, mais je réfute l’appellation "française musulmane". Je suis française et le fait que je sois musulmane ne change rien à ça, c’est du domaine privé, et on ne dit pas une Française juive ou catholique non ? Je ne porte pas de voile, ni même de signe distinctif au bout d’une chaîne, je respecte la laïcité et au lycée nous n’avons jamais été stigmatisées pour notre foi, que nos amis connaissent et respectent.

«En France, les femmes voilées, puisque le voile est un sujet toujours très brûlant, ont le choix de se voiler, et j’insiste là dessus : c’est un choix personnel, personne ne vous contraint à le porter, sauf peut-être dans certains cas. Moi, si je décide de le porter, mes parents respecteront ce choix. Nous pratiquons à la maison, on ne fume pas, on ne boit pas, on mange halal, on va à la mosquée, certaines femmes de ma famille sont voilées. Surtout, nous avons un sentiment d’appartenance très fort à notre communauté, une famille, une confrérie. D’ailleurs, on s’appelle "mon frère" ou "ma sœur" entre nous.

«On sent bien sûr des tensions autour de notre communauté, une ambiance crispée, que l’affaire du burkini sur les plages cet été n’a pas contribué à détendre : ça a pris une ampleur ridicule, franchement ça dérange qui que des femmes se couvrent à la plage ? A l’inverse, vous avez des femmes à moitié nues, ça pourrait heurter aussi, non ? Certains, et ça me choque, utilisent le féminisme contre le burkini, arguant que c’est un instrument d’oppression. Mais enfin c’est leur choix, comme celui de porter le voile, avec lequel elles se sentent protégées, en sécurité d’éventuelles agressions extérieures. Mais ça ne se passe pas toujours bien. Une amie avait choisi de porter le voile il y a quelques années : face au regard des autres, à la manière dont on lui faisait ressentir sa différence, elle a renoncé à le porter.»

Alia*, 16 ans, lycéenne, Oise

«Si je dis que je suis musulmane, on me catalogue»
«Si je dis que je suis musulmane, on me catalogue»

«Je me sens libre en France, oui, mais pas en sécurité. On est libre de faire des choix, le voile ou pas. Moi je suis tout à fait pour le voile, même si je ne le porte pas, et il faut bien comprendre que l’on se voile quand on est prêtes à le faire. Pour autant, je ne comprends pas l’intérêt de l’intégral. J’ai parlé à des femmes portant la burka, et je leur ai demandé pourquoi. Elles ont répondu que c’était une protection, une sécurité, et un sentiment très fort d’appartenance à une communauté, ce que je peux tout à fait comprendre. Après tout, l’un des grands débats porte bien sur le harcèlement dans la rue et ailleurs, non ? Ce que je ne comprends pas très bien non plus, c’est pourquoi les femmes voilées sont ainsi montrées du doigt, alors que les juifs pratiquants, avec kippa, chapeau, barbe etc, on ne leur dit rien. Parce que c’est une communauté qui compte plus que la nôtre ?

«Je respecte la laïcité en France, je ne porte aucun signe distinctif tout comme un grand nombre de musulmans en France. Et je crois qu’il est très important que les musulmans respectent les lois de notre pays. Ce qui n’empêche en rien notre droit de pratiquer, ni même de porter un burkini. N’importe qui peut se couvrir pour aller à la plage, pour des problèmes de peau, d’allergie au soleil etc. Je ne comprends pas que ça pose problème, vraiment, ni que ça suscite un débat aussi obsessionnel en France. Dans ma famille, on est pratiquant, mais je ne vais jamais à la mosquée et ne ressens pas le besoin de mentionner que je suis musulmane quand je me présente. D’abord, ça me regarde, ensuite si je vous dis ça, vous allez immédiatement me cataloguer, avoir des préjugés. Pour ce qui est de la politique en France, je ne me sens proche d’aucun homme politique, car aucun n’a pour réel objectif, la paix absolue.

Hana, 16 ans, lycéenne, Oise