Des couleurs tout d’un coup au milieu de la grisaille et de la pluie. A l’entrée, un mot griffonné de la main de la chanteuse Inna Modja : « Bienvenue à la Maison des Femmes ! Ensemble, on est plus fort pour un avenir plus lumineux et brillant pour tous et toutes. »

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© Barbara Neyman

Chaque jour, ce sont une trentaine de femmes qui se rendent à la Maison des Femmes à Saint-Denis. Une entrée discrète par la rue permet à celles qui le souhaitent d’éviter de traverser l’hôpital Delafontaine. Cette bulle en plein cœur de Saint-Denis, c’était le rêve de la Dre Ghada Hatem-Gantzer. Elle voulait un lieu ouvert à toutes les femmes, alliant écoute et soins médicaux. « J’ai rêvé que leurs cheveux, leurs bras, leurs jambes n’étaient plus des incitations au viol. J’ai rêvé que leurs maris, leurs frères, leurs mères n’avaient plus le droit de vie et de mort sur elles. (...) J’ai rêvé qu’elles avaient droit au plaisir, à la séduction, à l’autonomie, au pouvoir », a-t-elle écrit dans un texte résolument féministe. Après avoir bataillé sans relâche, à la recherche de subventions, de coups de pouce et de coups de com, cet espace inédit en France, soutenu entre autres par la Fondation ELLE, a ouvert ses portes en juillet. « Personne ne nous a jamais dit que c’était une mauvaise idée. Mais ce qui est difficile c’est d’entendre : "c’est super mais on n’a pas d’argent". » Ce mercredi de septembre, la gynécologue -obstétricienne passe d’ailleurs en coup de vent, répondant au téléphone, signant une ordonnance, prenant des nouvelles d’une patiente, avant de vite repartir sur un plateau télé. Elle préfèrerait sans doute être au bloc mais a bien compris qu’il faut sans arrêt assurer la « promotion » du lieu. Faire connaître cette petite bulle en plein cœur du 93. Assurer, pérenniser le projet, les postes, obtenir de quoi embaucher une assistante sociale aussi : « ça manque cruellement ».

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© Barbara Neyman

« Son mec était parti et elle disait que ses parents allaient la tuer s’ils découvraient sa grossesse. »

Dans la salle d’attente, des visages fermés, l’angoisse parfois dans les yeux. Tous les jours, l’équipe fait face à des histoires qu’on oublie difficilement le soir venu. Des récits à la première personne, entre pudeur, honte, crainte, détresse absolue parfois. Ces femmes, en souffrance à ce moment de leur vie, viennent chercher un moyen de s’en sortir, pour rebondir, se construire une vie. Après. A La Maison des femmes, elles sont reçues avec chaleur, entourées sans jamais être rabaissées, écoutées, entendues et bénéficient d’un arsenal de professionnels prêts à mobiliser une énergie incroyable pour trouver des solutions. Il y a cette jeune fille « enceinte de son copain qu’elle aime d’amour mais qui doit épouser son cousin et se marier en respectant la tradition ». Elle oscille entre résignation et fatalisme. Les équipes cherchent comment l’aider, essayent en tout cas. Elle choisira l’avortement et une réparation de l’hymen. Pas de jugement ici, jamais. Et puis cette jeune fille enceinte de six mois, qui avait ses règles tous les mois : « son mec était parti et elle disait que ses parents allaient la tuer s’ils découvraient sa grossesse. Elle est allée habiter chez une copine, disant qu’elle avait trouvé du travail dans le Sud pour ne pas voir sa mère jusqu’à son accouchement. On fait des petits bricolages pour qu’elles puissent s’en sortir », raconte Ghada.

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« A la violence et la douleur s’ajoute le déracinement. »

Ghada Hatem-Gantzer a été marquée par sa rencontre avec une jeune Egyptienne. Prof de français dans son pays, à l’aise financièrement, elle menait « une vie de nous ». « Elle était divorcée mais ses parents la soutenaient dans sa vie moderne. Quand ils sont décédés, ses frères ont décidé de gérer sa fortune tout en la menaçant de faire exciser ses filles. Elle a eu un réflexe de survie, elle a pris ses filles et est venue en France pour les protéger. Aujourd’hui, sa vie c’est de la merde, elle n’a pas de boulot, elle loge dans un hôtel grâce à une assoce, c’est vraiment dur, elle n’a pas d’amis. A la violence et la douleur s’ajoute le déracinement. Et le déracinement, c’est toujours violent », rappelle celle qui elle-même est née au Liban. Cette histoire, elle la raconte dès qu’elle peut, pour rappeler sans cesse qu’en France, en 2016, « des femmes doivent se battre pour faire des études ou ne pas être excisées ». La médecin a d’ailleurs ouvert un service de chirurgie réparatrice dédié à celles qui ont été excisées. C’est le cas d’environ 15% des 4 000 femmes qui accouchent chaque année dans son service à l’hôpital Delafontaine. Un chiffre qui parle de lui-même.

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« C’est compliqué de protéger une femme contre son accord. »

Dans les couloirs de La Maison des femmes, impossible de rater Mathilde Delespine, la sage-femme coordinatrice de la Maison des femmes. Qui sont celles qui viennent chercher conseil auprès d’elle ? « On se trouve par exemple face à des femmes qui n’ont pas de suivi de grossesse. Au début, elles ont peut-être vu un médecin puis elles ont perdu le fil, ont raté des rendez-vous car leur vie était trop chaotique. Il y a beaucoup de femmes enceintes qui sont victimes de violences conjugales et intrafamiliales. Celles qui souffrent de vaginisme après des violences ou des mutilations sexuelles. » Et puis des « filles sous emprise qu’on rencontre tardivement. Et  c’est compliqué de protéger une femme contre son accord. » La liste s’étire à l’infini et décrit parfois l’impensable. Une réalité pourtant. « Nous recevons aussi de futures mères très vulnérables qui dorment à la rue ou n’ont rien à manger pendant leur grossesse. On travaille énormément avec de nombreuses associations et on se débrouille comme on peut pour trouver des solutions sans attendre, un hébergement, des repas. Ce n’est pas tenable sur la durée. Tout le monde est formé à l’urgence, mais l’équipe se sent parfois un peu démunie car nous jouons tous les rôles. Ce sont toutes les demandes des dames qui font exprimer de nouveaux besoins », confie Mathilde.

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« Vous ressentez de la colère, de la culpabilité de la tristesse ? »

Le téléphone sonne. Au bout du fil, un médecin qui leur envoie une jeune fille de 16 ans. Il y a deux jours, Sarah* a découvert qu’elle était enceinte de 4 mois. Enceinte de son violeur. L’urgence : l’écouter et agir rapidement. Cette lycéenne a subi l’horreur. Et craint les représailles. Elle est reçue par Mathilde, sa mère Iris* à son côté, puis seule. C’est elle qui en a décidé ainsi. Elle est « coupée de ses émotions ». Iris, la quarantaine, sous le choc, est écrasée par une énorme culpabilité. Mathilde Delespine la prend à part dans son bureau, et lui expliquera qu’il y « un coupable et plusieurs victimes, une principale, votre fille, et les collatérales, dont vous faites partie ». Sa première inquiétude est de savoir comment Iris se sent : « Je me sens mal. » Il faut trouver les bons leviers pour l’aider à accompagner sa fille. Mettre des mots sur l’indicible.  « Vous ressentez de la colère, de la culpabilité de la tristesse ? » « De la tristesse et de la culpabilité », répond la mère. Elle pleure. « C’est trop dur, je ne peux pas… Je suis toujours avec elle, je ne la laisse jamais seule, sauf cette fois... » Un verre d’eau, des mouchoirs, des mains qui tremblent et des cœurs lourds. Les minutes passent mais ici, on prend le temps. On ne brusque ni les silences ni les confidences d’ailleurs. Le job de Mathilde face aux victimes de violences sexuelles, c’est aussi de remettre les choses en place. Rappeler sans cesse que la faute, c’est celle de l’agresseur. Pas celle des femmes. Pas celle de cette ado, ni celle de sa mère. « Vous avez l’impression que vous allez tenir le coup ? », lui demande doucement Mathilde. « Il faut. » Iris ne veut pas que sa fille la voit pleurer, demande si « c’est normal, que tous les matins [elle se] réveille à trois heures et [n]’arrive pas à dormir ». Elle se lève, « ça fait du bien de parler », nous confie-t-elle, et va rejoindre sa fille. Cet après-midi, les deux femmes ont accepté de rencontrer une juriste. Comme Sarah est mineure, La Maison des femmes doit signaler le viol à la police, et lors de l’IVG, il faudra recueillir les cellules ADN sur le fœtus pour confondre l’agresseur. « La loi dit qu’on est obligé de déclarer mais on peut prendre le temps que vous soyez prêtes pour aller déposer plainte », explique la sage-femme, qui rappelle que « le sentiment de justice peut aider à réparer ». Le lendemain, Sarah et Iris rencontreront aussi deux médecins pour prévoir l’arrêt de la grossesse, puis une psychologue. Il faut aussi œuvrer à ce que Sarah ne lâche pas le lycée, se sente en sécurité au quotidien. Protéger les femmes, leurs choix et leur dignité. C’est là l’immense challenge qui attend chaque jour Ghada, Mathilde et leur équipe.

* Les prénoms ont été changés.

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© Barbara Neyman

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> La Maison des femmes, 1, chemin du Moulin Basset
93200 Saint-Denis. 01 42 35 61 28 ou contact@lamaisondesfemmes.fr

> « Ensemble pour La Maison des femmes » : Inna Modja et une quinzaine d’artistes se produiront le 26 septembre au Théâtre Déjazet à Paris. Réservations : 01 48 87 52 55 ou sur le site www.dejazet.com.