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Migrants : les esclaves de Libye

Flore Olive

Sur la route de l'Europe, des milliers d'africaines sont violées et vendues. Le photographe Narciso Contreras est lauréat du 7e prix Carmignac du photojournalisme, qui lui a donné le temps et les moyens de réaliser ce reportage sur une période de cinq mois, dont 73 jours passés en Libye. Il nous fait découvrir l'horreur qui précède les traversées.

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Son nom, elle l'a oublié. Depuis qu'elle a passé les portes du centre de rétention de Surman où elle croupit depuis deux ans, elle est devenue une autre, étrangère à elle-même. «Démente, elle ne semblait pas consciente de ce qui se passait autour d'elle. Elle parlait anglais couramment, s'exprimait avec beaucoup de douceur, mais elle était incapable de me dire d'où elle venait, comment elle était arrivée là, ni depuis combien de temps.» (Lire aussi : Libye, le général Ali Kana veut unifier les tribus du Sud )

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Ce visage est un de ceux que Narciso Contreras n'oubliera pas. Bouleversé par le sort des damnés de l'exil, le photographe a commencé à explorer l'enfer libyen en février 2016. Pendant soixante-treize jours, il a essayé de comprendre le quotidien de ces hommes et de ces femmes pris au piège, qui semblent prêts à risquer leur vie et à sacrifier leur maigre fortune pour se jeter sur de frêles embarcations en direction des côtes italiennes.

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Devant le photographe, la femme s'est dénudée. Elle voulait lui montrer son ventre marqué d'une longue cicatrice. La trace d'une césarienne ou, plus sûrement, d'un avortement. «Elle souriait et me parlait de son bébé. Son corps lui rappelait un traumatisme qu'elle évoquait comme s'il était arrivé la veille. Pourtant, il devait être ancien. Elle me touchait les mains, me répétait de ne pas avoir peur, qu'elle ne me ferait pas de mal.» Comme toutes les autres ici, l'inconnue a été violée. (Lire aussi : Face à Daech en Irak - Les Yézidies n'ont plus peur )

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Dans ce centre, qui compte une cinquantaine de femmes, dix sont enceintes. Les autres ont accouché dans les semaines qui précèdent. Leur grossesse n'est pas un accident, elle fait partie d'une stratégie bien rodée: «Ils les violent pour les mettre enceintes puis les envoient en Europe, entre le cinquième et le septième mois. Ils pensent que les gardes-côtes répugneront à renvoyer en Libye celles dont la grossesse est trop avancée.» Après plusieurs naufrages, entre le 8 et le 17 juin dernier, qui ont coûté la vie à plus de 800 migrants, 226 dépouilles sont revenues sur les plages de Surman et de Sabratha. Parmi elles, Narciso a compté 26 femmes. Toutes étaient enceintes. Sur le sable se trouve aussi la dépouille d'un nouveau-né.

Déchus de leur citoyenneté par Kadhafi, les Toubou ont depuis longtemps leur méthode pour survivre

Lors du festival Visa pour l'image, à Perpignan, Narciso Contreras a reçu le prix Carmignac du photojournalisme, qui récompense un reportage au long cours consacré aux violations des droits humains et à la liberté d'expression dans le monde. Ce trophée lui a permis de réaliser ce sujet en Libye. Le photographe souhaite continuer ce travail sur les déplacements massifs de population durant les dix ou quinze prochaines années. Né au Mexique, il admet que ces histoires d'exil l'ont sûrement influencé. Il a mené de front des études de philosophie et d'anthropologie. Son premier voyage en Libye date de mars 2014. C'est à l'occasion d'un reportage sur les conflits tribaux du sud du pays, autour des immenses champs de pétrole, lieu de tous les trafics, qu'il découvre les Touareg, le peuple toubou, et ce pays dont il dit qu'il est «comme une pierre: impénétrable».

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Déchus de leur citoyenneté par Kadhafi, les Toubou ont depuis longtemps leur méthode pour survivre. Ils se sont spécialisés dans l'économie parallèle: armes, marchandises, mais aussi êtres humains. Ils contrôlent les postes-frontières de la région du Fezzan, dans le sud de la Libye, au Sahara. C'est justement l'une des principales routes empruntées par les migrants. Pour passer, chacun doit s'acquitter d'un «droit» de 250 dinars libyens, environ 160 euros, majoré en fonction du poids des bagages.

Ce n'est que le début de l'exploitation dont les migrants sont les victimes. Car l'impôt toubou n'est en aucune manière une garantie de sécurité. Les migrants vont avoir besoin de chance pour atteindre leur objectif. D'abord, celle de ne pas tomber sur les milices. « Milices» est le mot contemporain pour qualifier ceux qu'on appelait autrefois des marchands d'esclaves. Aujourd'hui, ils sont en plus des combattants.

La route des migrants les conduit à Sebha, la principale ville du Sud-Ouest. «A Sebha, la principale milice est celle des 'Fils de Suleiman'», explique Narciso. S'ils arrivent tout au nord, jusqu'au port de Sabratha, ils ont affaire à la milice «AMO». Les hommes de Daech aussi achètent et vendent des migrants. Les djihadistes proposeraient de grosses sommes aux anciens soldats déserteurs soudanais ou tchadiens prêts à les rejoindre. Mais en général, les civils qui se retrouvent combattants pour Daech ont été achetés puis enrôlés de force.

Mais il n'y a pas que la guerre. Arrêtés arbitrairement dans la rue ou dans les appartements où ils se cachent, des hommes, des femmes sont alors parqués dans des immeubles, des camps, des entrepôts. Traités comme du bétail jusqu'à ce qu'ils trouvent acquéreur. Entrepreneurs ou particuliers, toutes sortes de personnes peuvent avoir besoin de main-d'oeuvre corvéable à merci. «Où que ce soit, si les milices te tombent dessus, tu ne sais pas ce que tu vas devenir, dit Narciso. Nous parlons bien d'un marché humain à ciel ouvert», insiste-t-il. Une Ivoirienne de 25 ans, Fatmi, a récemment témoigné devant Maryline Baumard, du «Monde»: «J'étais prisonnière dans une maison à Sabratha. Un homme m'a achetée et emmenée chez lui. Là, d'autres hommes venaient et payaient chacun 5 dinars [3 euros] pour la nuit. Ça a duré d'avril à juillet.» Elle avait déjà payé sa traversée 550 euros. On lui en demandait autant pour être libérée.

Un gouvernement d'union nationale formé de deux pouvoirs rivaux, l'un basé à Tripoli, l'autre à Tobrouk

«Selon mes informations, venant notamment de la mission de l'Onu en Libye, le pays, peuplé de 6 millions d'habitants, serait traversé en permanence par 3 millions de personnes étrangères, explique Narciso, qui fait tomber les idées reçues. On a tendance à penser que la Libye n'est qu'un pays de transit vers l'Europe... C'est faux. Soixante pour cent des migrants qui y entrent ne souhaiteraient pas traverser la Méditerranée. Ils sont venus pour travailler en Libye, comme l'ont fait avant eux leurs pères ou leurs aînés.» Ainsi en serait-il notamment, selon l'Organisation internationale pour les migrations (OIM), pour les Egyptiens, Ghanéens, Nigériens, Soudanais et Tchadiens, qui viennent se faire embaucher sur les chantiers en tant que manoeuvres, maçons, manutentionnaires, ou chez des particuliers, comme domestiques.

La Libye n'est plus celle de Kadhafi. Elle est moins riche. La production de pétrole, qui était de 1,6 millions de barils en 2011, est tombée à environ 300 000 barils par jour. Le prix de l'or noir a été divisé par trois. Quant à la politique, elle oscille entre anarchie et féodalité. Tout le pays n'est plus qu'un gigantesque chaos, abandonné à ces trafiquants que les migrants, entre eux, appellent «vampires » ou « crocodiles». Ces trafics leur rapporteraient entre 250 et 325 millions d'euros par an.

Les milices seraient fortes de quelque 200000 hommes, bien plus de recrues que les 5000 alignées par Daech autour de Syrte et de Nofilia avant leur défaite en juin dernier. En face, il y a, depuis le 19 janvier 2016, un gouvernement d'union nationale formé de deux pouvoirs rivaux, l'un basé à Tripoli, l'autre à Tobrouk. Un service dépendant du ministère de l'Information à Tripoli, baptisé Tarik Al-Seka et composé notamment d'anciens membres des services secrets et de la police de Kadhafi, est en charge de la lutte contre les trafics. Mais sa tâche est colossale. Les autorités ont bien mis en place un ministère anti-immigration illégale. Ses membres sont à peu près aussi cléments que les miliciens. Qui tombe entre leurs mains est simplement jeté en prison.

Quant aux centres de rétention, ils sont sous la coupe des trafiquants. Narciso s'est rendu dans le plus important, à Zaouïa, dans le nord-ouest du pays. Deux mille personnes y sont entassées. « J'ai vu ceux qui réclamaient à manger se faire frapper à coups de bâton. J'ai aussi vu des corps que les miliciens jetaient à la mer. Sans doute des prisonniers qui leur avaient résisté.» Des exactions confirmées, détaillées par Amnesty International dans un rapport daté de juillet dernier. Il évoque notamment des hommes que les trafiquants laissent mourir de faim, ainsi que les exécutions sommaires.« Une fois arrêtés, tous ces gens doivent payer pour être libérés, explique encore le journaliste. Ils travaillent donc gratuitement pendant un temps indéfini. Cela s'appelle de l'esclavage.»

Des conditions de vie qui réveillent la mémoire. Quand on venait à Tripoli acheter les «nègres » raflés dans toute la zone subsaharienne. La plupart étaient acquis par des marchands du Caire ou d'Alexandrie. Dans le jargon local libyen, les Noirs sont encore appelés « Ibeid», ce qui signifie « petits esclaves». «La situation est très tendue entre ces migrants et les Arabes libyens qui ne se considèrent pas comme africains», dit Narciso. D'ailleurs, en Libye, les nationaux « trop foncés» sont, eux aussi, traités comme des citoyens de seconde zone.

Dès lors, comment s'étonner si ces immigrants désespérés, qui ne peuvent songer à traverser le désert de tous les dangers pour retourner chez eux, soient si nombreux à se tourner vers l'Europe? Selon l'OIM, ils seraient environ 235000 à attendre sur les côtes. Des données aléatoires qui pourraient, en réalité, cacher des chiffres autrement plus importants: on parle de 1 million de candidats à la traversée de la Méditerranée.

Au moins, il est un nombre dont on sait mesurer l'ampleur: celui des cadavres. En 2015, sur les 3 771 personnes qui sont mortes en Méditerranée, 2892 venaient de Libye. Ces chiffres sont en constante augmentation. Bien qu'un quart seulement des migrants parvenus en Europe ces trois dernières années soient partis de Libye, ils représentent 85% des morts sur la même période. Mais ils continuent à risquer leur vie en mer. Ils investissent même pour cela des sommes énormes au regard des niveaux de vie en Côte d'Ivoire, Erythrée, Gambie, Nigeria, Somalie, pays qui fournissent l'essentiel des bataillons: de 530 à 1320 euros environ par personne!

«Les migrants sont piégés. Ils n'ont d'autre choix que l'esclavage, le départ ou la mort»

« Des témoins m'ont décrit les bateaux des trafiquants européens qui viennent les acheter sur les côtes libyennes. Tout le processus est contrôlé par les milices et le crime organisé, qui 'travaillent' ensemble. On ne comprend rien à l'arrivée massive des migrants si l'on croit qu'il s'agit seulement de migration économique, si l'on croit que ces réfugiés sont simplement en quête d'une vie meilleure... Ces gens sont piégés. Ils n'ont d'autre choix que l'esclavage, le départ ou la mort.» Reste l'Europe comme un mirage au bout du désert. L'union de la misère, des milices et du crime organisé est à l'origine d'une catastrophe humanitaire sans précédent qui pèse sur les gouvernements européens, modifie les équilibres géopolitiques. Le plus impressionnant mouvement migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale. @OliveFlore

L’exposition du 7e Prix Carmignac du photojournalisme, Narciso Contreras - Libye : Plaque tournante du trafic humain, sera visible du 25 octobre au 13 novembre 2016 à l’Hôtel de l’Industrie - 4 place Saint-Germain-des-Prés, Paris 6e. Une monographie sera publiée à cette occasion aux Editions Skira.

En 2009, la Fondation Carmignac crée le Prix Carmignac du photojournalisme. Doté d’une bourse de 50.000€, il a pour mission de soutenir et promouvoir, chaque année, un reportage photographique et journalistique d’investigation sur les violations des droits humains et de la liberté d’expression dans le monde. L’appel à candidature pour la 8e édition est ouvert jusqu’au 16 octobre sur www.fondation-carmignac.com

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