Éditorial

Le problème, c’est la corruption des Etats, pas l’UE

par Jean Quatremer, Correspondant à Bruxelles @quatremer
publié le 23 septembre 2016 à 20h21

Y aurait-il quelque chose de pourri dans l'Union européenne ? Après José Manuel Barroso, président de la Commission entre 2004 et 2014, pris la main dans le Sachs de la cupidité, c'est au tour de l'une de ses commissaires d'être épinglée par la presse : la Néerlandaise Neelie Kroes a présidé une société offshore établie aux Bahamas, un paradis fiscal réputé, entre juillet 2000 et octobre 2009. Une fonction que la libérale batave a «oublié» de déclarer lorsqu'elle a été nommée, en novembre 2004, commissaire à la Concurrence. Un mensonge qui se double d'une faute morale, vu les fonctions qu'elle a exercées. Si on ajoute à ça les nombreux cas de pantouflage (recasages d'ex-commissaires ou hauts fonctionnaires européens dans le privé) ou le LuxLeaks, qui a montré comment Jean-Claude Juncker, l'ancien Premier ministre luxembourgeois et président de la Commission depuis 2014, a offert un traitement fiscal préférentiel à des multinationales pour les attirer chez lui, c'est un tableau peu reluisant qu'offre l'exécutif européen. Le cœur des outragés se fait donc entendre : vraiment, l'Europe, ce n'est plus ça ! Avant de joindre sa voix à celle des indignés de service, rappelons quelques faits. Neelie Kroes n'est pas le produit du système européen, mais de son pays : politicienne madrée, elle a été désignée par son gouvernement comme commissaire en 2004 et renommée par le même gouvernement en 2009 (au sein de la Commission Barroso II, de 2009 à 2014, où elle a été chargée de la Société numérique). La proximité de celle qui a été ministre des Transports avec le monde des affaires (elle siégeait dans une douzaine de conseils d'administration) et même mafieux (via son proche ami Jan-Dirk Paarlberg, un promoteur immobilier sulfureux) et son goût pour l'argent étaient connus des Néerlandais et n'embarrassaient pas ce peuple à la morale si sourcilleuse. Le Parlement européen, qui devait entériner cette nomination, a tenté en vain d'obtenir son remplacement. Barroso, déjà affaibli par la censure du démocrate-chrétien italien Rocco Buttiglione (écarté pour ses propos jugés homophobes et misogynes) et de la Lettone eurosceptique Ingrida Udre (impliquée dans une affaire de financement occulte de parti politique) a refusé net, soutenu par la majorité de droite. Le Parlement et la Commission auraient-ils dû enquêter plus avant ? Sans doute, sauf qu'ils n'ont aucun pouvoir d'investigation, les Etats y ont veillé. Bruxelles n'a d'autre choix que de s'en remettre aux pays membres. D'ailleurs, les Néerlandais n'ont jamais mis en cause Neelie Kroes, politiquement ou pénalement : ils n'ont même pas été capables de découvrir l'existence de la fameuse société offshore. Cela ne dédouane pas les dirigeants européens : informé des liens troubles qu'entretenait Kroes avec le monde de l'argent, Barroso aurait dû la nommer à un poste moins exposé que la concurrence et le Parlement n'aurait pas dû relâcher la pression. Mais c'était prendre le risque de se fâcher avec un pays supplémentaire (Berlusconi a défendu jusqu'au bout son ami Buttiglione) et surtout offrir une victoire de plus à la gauche. L'Union, c'est aussi de la politique. Ce que montre l'affaire Kroes (qui n'a pas failli dans ses fonctions de commissaire jusqu'à preuve du contraire et qui était sous haute surveillance de l'administration communautaire) est que la corruption morale est dans les pays membres, la classe politique européenne n'étant que son émanation. Bruxelles n'est pas Washington, un Etat fédéral qui génère sa propre classe politique. Si Cahuzac avait été nommé commissaire, accuserait-on la Commission Juncker de ses fraudes fiscales alors que la France a été incapable de les mettre au jour, au point de le nommer ministre du Budget ? Alors oui, il faut s'indigner mais ne pas se tromper de cible. C'est l'avidité des élites étatiques qui abîme la politique, et le projet européen par voie de conséquence.

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