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Critique

L’incompris du Japon entre «love doll» et «kokutai»

Des adultes qui adoptent des poupées pour autre chose qu’une sexualité insatisfaite : un geste qui paraît incompréhensible vu d’Occident. Tout comme l’était le système politique nippon pour Churchill ou Truman. Deux livres nous  offrent des clés de compréhension d’une culture japonaise déroutante quand on prend le mauvais chemin.
par Philippe Douroux
publié le 22 septembre 2016 à 17h46

Il y a décidément une difficulté extrême à saisir la culture japonaise avec un cerveau occidental. La preuve par deux essais qui prennent soin de mettre en garde le lecteur. Un avertissement dans Moderne sans être occidental, de l'historien Pierre-François Souyri, et une convention de transcription dans les Love Doll au Japon, de l'écrivaine Agnès Giard, préviennent le lecteur qu'il y a quelque chose d'insaisissable. Il ne s'agit pas de le décourager mais de le prévenir qu'il va devoir faire un effort, que ses repères vont sauter, que l'on ne décrit pas un monde aussi étranger, aussi étrange, avec les codes d'une Europe qui se voit toujours comme seule source de modernité.

Pierre-François Souyri, ancien directeur de la Maison franco-japonaise de Tokyo devenu enseignant à l'université de Genève, et Agnès Giard, docteure en anthropologie et spécialiste du Japon où elle réside régulièrement, auteure du blog Les 400 Culs sur Liberation.fr ont choisi des profondeurs de champs diamétralement opposées pour saisir une chose : l'âme nippone, sans la ramener à des catégories européo-centrées. Le premier adopte une vue de tout en haut, donnant une image globale de l'archipel, quand Agnès Giard scrute le plus intime de la société japonaise, le phénomène des love doll, ces poupées d'amour qu'il ne faut pas confondre avec des poupées gonflables. Dans les deux approches, les outils sont comparables puisque l'un et l'autre s'appuient sur un travail au sérieux académique incontestable et sur une écriture vive fondée sur des rencontres tour à tour ébouriffantes et sidérantes pour un Occidental.

Sortons de ce que Pierre-François Souyri appelle «la domination culturelle confortable» pour essayer de comprendre le Japon. Au-delà des préjugés, Agnès Giard voudrait appréhender les love doll dans ce qu'elles ont «d'universel et les replacer dans leur cadre culturel». Le cadre tient en quelques mots. Quand Lamartine pose la question «objets inanimés avez-vous donc une âme ?», l'Occidental répond non, le bouddhiste et le shintoïste disent oui. Une love doll est certes un objet sexuel, mais elle est avant tout un objet d'amour, appelée en japonais ai dôru, littéralement «une poupée d'amour avec laquelle celui qui l'adopte va tisser un lien qui lui permet de consolider son être». L'humain étant fait de deux moitiés : le hito, l'individu, et l'aîda, les liens qui se tissent entre les personnes et les choses. «Grâce à [l'ai dôru], les frontières restent perméables entre les territoires de l'inerte et de l'animé, du profane et du sacré, de l'être et du devenir.»

L’Occidental ricane sous cap, sauf que la love doll garde la bouche fermée ou à peine entrouverte, et quelle n’a pas de vagin à proprement parler. Le regard compte infiniment plus dans la relation qui s’installe entre l’objet et l’adoptant (on ne parle pas d’acheteur, même s’il doit débourser entre 2 000 et 6 000 euros), et si l’acte sexuel n’est pas banni il ne semble pas primordial.

Visiblement désolé, un fabricant constate l'incrédulité des Français auxquels il essaye de vendre ses ai dôru : «On peut en faire des poupées mannequins, leur faire porter des vêtements […] leur adresser la parole. Le problème avec les Français, c'est qu'ils ne semblent pas vouloir le comprendre. Nous avons expliqué à nos interlocuteurs qu'il ne s'agissait pas d'un usage sexuel, ils n'y ont pas cru.»

Nishimaki Tôru, propriétaire de Rina, pourra peut-être faire le lien entre les deux points de vue : «J'ai acheté Rina en 2003, pour le sexe […]. Finalement, il m'est devenu impossible d'avoir des relations sexuelles avec elle. Quand je regarde son visage, il me confronte si cruellement au caractère à sens unique de notre relation que je ne peux plus rien faire. Le désir ne vient que de moi. Je lui impose mon désir et cela me remplit de pitié.»

Peut-on réellement voir son ai dôru comme un être ? Un interlocuteur d'Agnès Giard raconte l'histoire d'un blogueur qui vit à Okayama avec «sa fille» Mahoro. L'un et l'autre sont «vierges» de toute pénétration, un jour, le miracle a eu lieu : Mahoro a «bougé». On n'est, certes, pas obligé de le croire. Cela dépend du système de référence dans lequel on évolue.

Revenons en Europe avec une histoire incertaine mais délicieuse racontée, en 1966, par l'écrivain et traducteur Shibusawa Tatsuhiko, dans un texte intitulé l'Amour de la poupée et le complexe de Descartes. René Descartes avait perdu une fille, baptisée Francine, âgée de 5 ans. La légende courut que le fondateur du cartésianisme voyageait avec une poupée automate affublée du même prénom pour se consoler. La poupée fut jetée à la mer par un capitaine superstitieux. Là, peut-être, les enfants du Discours de la méthode vont-ils se dire qu'il est possible d'admettre que les objets soient porteurs d'une âme et qu'ils soient capables de consoler. Les objets transitionnels ne se limiteraient pas aux doudous de nos enfants.

Pierre-François Souyri soulève, lui, un problème de traduction d'une tout autre ampleur. A la fin de la Seconde Guerre mondiale, réunis à Potsdam en juillet 1945, les Alliés butent sur un mot : kokutai. Soit le système politique nippon fondé sur l'empereur de droit divin enfermé dans son palais. Maître de tout et de rien à la fois. Pourquoi le Japon qui se trouve dans une situation désespérée résiste-t-il ? Cela n'a aucun sens. «Churchill, Staline et Truman ignoraient probablement le sens même de ce mot. Faute d'éclaircissement sur l'attitude des Alliés vis-à-vis du kokutai, le gouvernement et l'état-major [impérial] décidèrent de continuer les combats.» Quelques jours plus tard, deux bombes nucléaires étaient larguées sur Hiroshima et Nagasaki, et le Japon impérial était vaincu par la modernité, une notion complexe à intégrer dans la culture japonaise et pour laquelle des efforts considérables avaient été consentis.

Tout au long du XIXe siècle, le Japon tente de sortir des guerres incessantes des shoguns, ces chefs de guerre qui se disputent des bouts de l'archipel. L'Etat-nation inspiré de l'Occident, ancré dans une tradition millénaire, le kokutai, s'impose et se trouve inscrit dans la Constitution d'un Japon impérial en 1889 : «L'Empire du Grand Japon est placé sous le gouvernement de l'empereur dont la lignée règne sur notre pays depuis la nuit des temps.» Et d'ajouter : «L'empereur est sacré et inviolable.»

Son principe de gouvernement affirmé, le Japon estime avoir l'outil nécessaire pour lutter contre les visées colonialistes des Européens. En 1854, la canonnière de Perry avait forcé le Japon à s'ouvrir, lequel allait adopter les techniques nouvelles, notamment celles applicables à la guerre. Le Japon envoie des intellectuels ouverts à la philosophie des Lumières pour comprendre comment peut fonctionner une société fondée sur l'individu, comment on peut débattre dans une assemblée, comment l'industrie bouscule des sociétés entières. Les émissaires et leurs découvertes vont entraîner des périodes de xénophilie, d'ouverture, suivies des temps de xénophobie, de repli sur soi. Quand le nationalisme s'exacerbe, à la fin du XIXe, il atteint des sommets. Un nationaliste résume un sentiment de supériorité partagé : «Peut-être que les Occidentaux descendent du singe, mais nous autres Japonais, nous descendons des dieux.» L'objectif est de prendre la technique occidentale pour sauvegarder l'âme du Japon.

Arrivés à ce point, il faut se retourner, inverser la question de l'incompréhension et se demander pourquoi nous, Occidentaux, ne parvenons pas à comprendre le Japon qu'il s'agisse du kokutai ou des ai dôru décrit par Agnès Giard. En retraçant l'histoire intellectuelle du Japon, Pierre-François Souyri démontre le peu d'intérêt que nous portons à cette culture. Platon, Spinoza, Hegel, Hobbes, Rousseau ou Marx offrent tous les outils indispensables à la compréhension du monde. Mais, si les éléments naturels et les objets inanimés peuvent avoir une âme alors se pose la question de leur destruction ou de leur préservation d'où «le cas de mouvements pour la préservation de l'environnement qui apparurent au Japon en même temps que le capitalisme lui-même sans qu'il existât de traduction déjà formée en Occident». Cela n'a pas empêché la catastrophe de Fukushima Daiichi, dira-t-on, à moins que le Japon se soit trop inspiré des technologies venues d'ailleurs en oubliant sa propre culture. Mais si la préservation de l'environnement est apparue il y a longtemps au Japon, cela peut amener à affirmer que la modernité n'est pas une affaire exclusivement occidentale. Il faudrait parler de suffisance occidentale.

Il faut dire une dernière chose à propos de ces deux livres qui tentent de nous dévoiler l'âme japonaise. L'un et l'autre ont respecté un précepte «made in Japan» un objet doit être beau. Moderne sans être occidental et Un désir d'humain respectent cette exigence centrale dans la culture japonaise : l'esthétique. Ils sont beaux, bien faits, fabriqués avec soin et respectueux de l'objet dont ils traitent.

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