L’album fantôme de David Bowie et autres perles rares

Deuxième volet de l'intégrale Bowie avec l'album “The Gouster”, première ébauche de la plastic soul de “Young Americans”. En bonus : Betty Harris, Peter Gabriel, Jack White, les Beach Boys sur les platines de 180 gr. Et les choix du disquaire : Superfly, à Paris.

Par Laurent Rigoulet

Publié le 24 septembre 2016 à 12h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h02

Dès le début de l'été, le magazine culte anglais Mojo fait monter la température de plusieurs crans. On nous a promis que David Bowie laissait derrière lui des armoires pleines d'archives insensées et de morceaux inédits, on nous a murmuré que sa folie testamentaire incluait une campagne de publications étalée sur plusieurs années. Et voici la première pierre : The Gouster, un fameux album “perdu” de 1974, année folle où Bowie changea de peau pour devenir à la fois la bête égarée de Diamond Dogs et le crooner squelettique en costume flottant du fabuleux David Live. The Gouster serait donc la trace fantôme des mois où Bowie découvrait la cocaïne (et l'addiction) et logeait plusieurs dingues sous un même crâne.

Un album inédit ? N'exagérons rien. Ce disque “perdu” est surtout l'empreinte effacée de la période qui mena à Young Americans, le tout début d'une deuxième vie placée sous le signe de l'Amérique (avec laquelle Bowie entretenait une relation tendue), quelques séances de (douce) transe pendant lesquelles il s'applique à devenir un prince de la soul et s'enferme (de minuit à sept heures du matin) dans les studios Sigma de Philadelphie où s'invente la musique black la plus sophistiquée de l'époque. Le Philadelphie de Billy Paul et des O'Jays, paradis du groove soyeux où, sous la houlette des producteurs Kenny Gamble et Leon Huff, des myriades de violons et d'harmonies angéliques se coulent dans le rythme.

En 1974, la passion de Bowie pour la musique noire américaine n'a rien d'une nouvelle affaire. Il n'est pas londonien pour rien, il a fréquenté les clubs de Soho et battu les pavés, à l'aube des années 60, avec les mods qui se chauffaient au son de la Motown et des 45-tours de Chicago ou New York arrivant en Europe par containers. Pendant la tournée Diamond Dogs, il interprète déjà Knock on Wood d'Eddie Floyd et Here Today Gone Tomorrow  des Ohio Players et quand il établit résidence à New York, au même moment, il traîne avec le guitariste Carlos Alomar, membre de l'orchestre de l'Apollo à Harlem (avec Nile Rodgers) qui a croisé le fer avec James Brown et Chuck Berry. Alomar fait aussi partie de Main Ingredient, l'un des groupes du Philly Sound, et il peut servir de guide à ce blan- bec livide à qui il trouve un air de malade à faire peur (« On aurait dit un putain de vampire ! »).

Revenu pour de bon de son trip Ziggy, Bowie bascule dans un autre monde et n'en perd pas une miette. Il fréquente de très près Ava Cherry, une des ses choristes black à l'allure folle, costumes de satin et cheveux ras peroxydés. La fille de Chicago, proche de Stevie Wonder, emmène Bowie dans toutes les fêtes, jusqu'aux clubs de Harlem où il va écouter le comique Richard Pryor, très friand de cocaïne lui aussi. Le chanteur s'aventure aussi dans les hauteurs du Bronx pour écouter la musique des bad boys latinos qui le fascinent, et c'est la belle Ava qui fait naître l'idée de The Gouster, prochaine incarnation du chanteur. « Je lui ai soufflé le terme, raconte-t-elle dans le magazine Wax Poetics. Une image de macho flamboyant qui renvoie à l'époque des gangsters de Chicago. » Elle lui prête des costumes (trop grands) portés par son père au plus chaud des années jazz du Cotton Club. Il les fait refaire sur mesure par Saint Laurent et en arbore un, bleu pâle, sur la pochette de David Live. Un crooner est né.

The Gouster est la première manifestation d'un fantasme qui va aboutir à Young Americans, petit chef-d'œuvre de soul blanche romantique et légèrement paranoïaque. Bowie veut faire enregistrer un album à sa jeune Ava black (les bandes semblent perdues à jamais) et enchaîner sur le sien. Il ne lésine pas sur les frais et déménage sa troupe dans les studios Sigma, sur la douzième rue de Philadelphie où il espère enrôler les meilleurs musiciens de la ville. Mais la star diaphane fait assez peu d'effet dans ces quartiers peu portés sur le glam anglais et ne rencontre qu'une vague incompréhension teintée de mépris.

Carlos Alomar l'aide à assembler le groupe qui va donner chair au Bowie groovy : le fidèle pianiste Mick Garson capable de flamber dans tous les styles est le seul survivant de l'époque Ziggy ; Larry Washington, percussionniste de Philadelphie, représente sa ville et David Sanborn, saxophoniste blanc qui a joué sur le Talking Book de Stevie Wonder, s'adjuge un des premiers rôles que Tony Visconti compare à des « bœufs » dans un club de Harlem. Au premier rang des choristes apparaît Luther Vandross qui deviendra l'une des vedettes de la soul commerciale des années 80.

Entre août et décembre, ils enregistrent ce Gouster. A l'origine l'album doit, semble-t-il, s'appeler Shilling the rubes (approximativement Attrape-gogos), allusion oblique à l'ambition de Bowie de devenir une star en Amérique (en bougeant son petit cul de Blanc sur des rythmes noirs). Les séances s'étendent en longues prises alanguies et l'album s'ouvre sur une longue version de John I'm only dancing qui se termine sur un numéro à la James Brown assez génial. Les sept morceaux qui composent l'album sont unis par un funk engourdi, une ambiance de fin de nuit cotonneuse (sublime version de Can you hear me?) qui n'a sans doute pas convaincu l'état-major.

La plupart des morceaux sont remixés pour une nouvelle mouture du disque qui prendra le nom de Young Americans. John I'm only dancing est abandonné au profit de Fame qui va devenir l'un des tubes de l'année 1975. Bowie sacrifie lui-même It's gonna be me, grande ballade trop intime. Pour Young Americans, il rajoutera Win, Fascination (emprunté à Luther Vandross) et une reprise de Across The Universe des Beatles, une composition de son nouvel ami new-yorkais John Lennon (co-auteur de Fame), lequel se demandera quel diable a piqué Bowie (« Une de mes plus mauvaises chansons »). Reste à savoir si The Gouster, bel album qui ravira les inconditionnels, aura sa vie propre où s'il faudra toujours en passer par l'acquisition du coffret qui porte le titre d'une de ses chansons rares, Who can I be now ?

Sur les platines de 180gr cette semaine 

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