D’ordinaire, pour les Vénitiens, le passage sur les Zattere est le plus anodin des rituels dominicaux. C’est sans trop y penser, presque machinalement, que l’on se rend en famille sur la longue promenade qui fait face à l’île de la Giudecca, se laissant bercer par l’harmonie des façades des églises palladiennes et la douceur d’une lumière unique au monde.
Mais si des milliers d’habitants venus de la lagune comme de la terre ferme ont convergé dimanche 25 septembre vers le quai, à pied ou en bateau, à l’appel du collectif NoGrandiNavi, c’était cette fois pour une raison bien plus grave, existentielle : Venise étouffe sous le poids d’un tourisme de masse mal maîtrisé, dont les effets en viennent à menacer sa survie.
Rien ne symbolise plus parfaitement les dérives de l’industrie touristique dans la ville que les passages dans la lagune des « Grandi Navi ». Depuis 2011, les actions de sensibilisation, souvent sur le mode du happening, rencontrent un succès croissant, mais, malgré les belles paroles, les habitants continuent à voir plusieurs fois par jour à la belle saison des mastodontes des mers descendre le canal de la Giudecca au ralenti, moteurs éteints, frôlant les palais et des églises avant de déboucher sur le bassin de Saint-Marc puis de repartir vers l’Adriatique.
Empoisonnement
C’est depuis les Zattere que l’on observe le mieux ce spectacle à la fois effrayant et photogénique, et c’est pour cela qu’une tribune flottante y a été aménagée. Sur l’estrade autour de laquelle glissent doucement des dizaines de barques, l’architecte Cristiano Gasparotto, vice-président de NoGrandiNavi, énumère les revendications du comité : améliorer les transports engorgés, procurer de meilleurs logements aux Vénitiens, soutenir les jeunes qui quittent en masse la ville pour la « terre ferme »… Les « Grandi Navi » ? « Les microparticules qu’ils déversent empoisonnent la lagune. » Et l’architecte de rejeter en bloc tous les grands projets « irresponsables », en particulier le MOSE, ce système de digues flottantes censé mettre Venise à l’abri de la montée des eaux, qui a déjà coûté plus de 5 milliards d’euros et dont l’efficacité n’a toujours pas été démontrée.
Plus direct, un autre orateur, Tommaso Cacciari, résume tout l’enjeu de cette journée : « Nous voulons rester en ville. Venise n’est pas une ville morte ! » Sur le canal, on attend la venue des bateaux, tandis que les intervenants cèdent bientôt la place à la musique. Corrado, Vénitien de naissance et membre actif du comité depuis 2011, vit désormais à Berlin. Depuis sa grosse barque, il contemple les quais noirs de monde : « C’est génial, nous n’avons jamais été aussi nombreux ! » On se salue sans se connaître, les bouteilles et canettes de bière circulent du pont d’un bateau flambant neuf à celui d’une barque plus rudimentaire… Tout Venise est là, sur le quai et sur l’eau, dans une ambiance de kermesse.
Une interdiction qui n’en est pas une
Sur le papier, la cause est entendue, et les manifestants de dimanche ont déjà gagné. Depuis le décret Clini-Passera au printemps 2012, l’entrée dans la lagune est en principe interdite aux navires de croisière. En principe seulement, car le texte est assorti d’une précaution qui en annule la portée. Le passage des navires est interdit, mais il reste autorisé… tant qu’il n’aura pas été mis sur pied de solution alternative.
Or ces solutions sont encore au stade de l’ébauche. Deux projets tiennent la corde. Le premier, « Venis », reviendrait à construire un nouveau terminal sur une des passes marquant l’entrée de la lagune. Les navires y accosteraient et les passagers seraient acheminés en ville sur des bateaux de taille plus raisonnable. La seconde option, « Tresse », consiste en l’ouverture d’une nouvelle route dans la lagune, par le creusement d’un canal plus profond, à l’ouest, non loin du complexe industriel de Marghera. Ce projet semble avoir la faveur de la commune, mais il déplaît aux croisiéristes, qui ne pourraient plus offrir à leurs clients le spectacle d’une descente du canal de la Giudecca jusqu’à Saint-Marc.
Manne financière
Mais personne, parmi les responsables politiques, ne veut incommoder les organisateurs de croisières. Car, si ces navires géants représentent un risque majeur pour une ville à la merci du moindre accident, si leur passage met en péril l’équilibre de la lagune, ils constituent aussi une manne financière considérable. En 600 passages par an, les « Grandi Navi » procurent à la ville de juteuses redevances et déversent plus de 1,5 million de touristes sur les commerces de souvenirs, permettant ainsi, selon les avocats du statu quo, le maintien de 5 000 emplois, directs ou indirects. Un argument face auquel la colère des habitants pèse bien peu.
Pendant ce temps, la ville se dépeuple inexorablement. Le centre de Venise compte chaque année 1 000 habitants de moins. En 2015, ils étaient à peine plus de 55 000, et Venise a accueilli près de 30 millions de touristes, soit plus de 80 000 par jour…
Dimanche à la nuit tombée, alors que plusieurs centaines d’habitants continuaient à faire la fête, accueillant par des huées et des « fuori ! » (« dehors ! ») le passage des derniers navires, peu de lumières éclairaient les façades des immeubles. Les Zattere semblaient sans vie, comme un décor de théâtre.
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