Angus Deaton, prix Nobel d'économie : “Le présent reste le meilleur moment historique que nous ayons connu”

L'Ecossais, récompensé en 2015, publie un essai “La Grande Evasion. Santé, richesse et origine des inégalités”, dans lequel il décrit une réalité plus optimiste que dans le passé. Rencontre avec cet économiste humaniste.

Par Juliette Cerf

Publié le 27 septembre 2016 à 07h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 03h02

L'espérance de vie s'est considérablement rallongée. La mort prématurée n’est plus le lot commun. La pauvreté mondiale s’est réduite, à mesure que les deux plus grands pays du monde, la Chine et l’Inde entraient dans le bal de la croissance économique. Bref, la vie est globalement meilleure aujourd'hui qu'hier pour les sept milliards d'humains qui habitent la planète... C'est cette réalité que l'Ecossais Angus Deaton, prix Nobel d'économie en 2015 et professeur à l'université de Princeton aux Etats-Unis, décortique dans son livre, La Grande Evasion. Santé, richesse et origine des inégalités (éd. PUF). Un ouvrage d'économie clair et accessible, placé sous les auspices du film culte de 1963 : La Grande Evasion de John Sturges, avec Steve McQueen — durant la Seconde Guerre mondiale, plusieurs prisonniers, aviateurs de différentes nationalités, s’évadent d’un camp allemand, le Stalag Luft III. « Le film met l’accent non sur la réussite limitée de cette évasion, mais sur le désir inextinguible de liberté que manifeste l’homme, même face à des obstacles apparemment insurmontables », commente Deaton. Rencontre avec un économiste humaniste.

Pourquoi ouvrir votre livre sur l'histoire de votre père ? C'est assez inhabituel pour un livre d'économie...

Ce n'était pas prévu au départ. A la fin du processus d'édition, juste avant les épreuves, l'un des relecteurs m'a conseillé d'écrire une ouverture plus personnelle. L'histoire de mon père s'est imposée et j'ai écrit la préface en dix minutes. Il est mort peu de temps avant la parution, et je lui ai aussi dédié l'ouvrage. Leslie Harold Deaton est né en 1918 à Thurcroft, un village minier d'Ecosse situé dans le Yorkshire. Il était promis à la mine mais fut enrôlé en 1939 et envoyé en France. Tuberculeux, il dut quitter l'armée et échoua dans un sanatorium. En 1942, il épousa ma mère, et, en pleine pénurie de main-d'œuvre, se fit embaucher comme garçon de courses dans un cabinet de génie civil à Edimbourg. Il décida de devenir lui-même ingénieur civil, et étudia dix ans pour cela en se battant beaucoup. Mon père s'est donc évadé de son milieu social et a tout fait pour qu'à mon tour, j'ai une vie meilleure que la sienne. Son existence condense tout ce que le livre développe sur le progrès ; son parcours et sa mobilité exemplifient cette grande évasion que je raconte. Avec ce livre, je voulais évoquer la vie humaine et non parler de statistiques. Je souhaitais m'adresser à des lecteurs ordinaires et j'ai le sentiment que cette ouverture parle aux gens.

Est-ce essentiel pour vous que l'économie s'adresse à un large public ?

Oui, et c'est l'un des effets vertueux du Nobel ! Paru en 2013 aux Etats-Unis, La Grande Evasion n’aurait sans doute pas été traduit en français si je n’avais pas reçu le prix en 2015. Il y avait une édition allemande, espagnole, italienne mais pas française... Le livre s'adresse aussi aux économistes, puisque beaucoup d'entre eux ne connaissent pas le matériau dont je parle notamment ce qui touche à la santé. Si j'ai voulu toucher un grand public, c'est surtout pour expliquer l'optimisme rationnel et prudent que je défends, à partir de données, et qui est difficile à comprendre tant les journaux ne cessent de répéter que tout va mal, de ne relayer que les mauvaises nouvelles. Chaque jour dans le monde semble être un mauvais jour, mais il y a aussi de très bons jours ! Et les gens devraient être au courant.

“L'une des choses les plus notables auxquelles j'ai assisté durant ma vie, c'est la diminution de l'oppression générée par le système des castes en Inde.”

La vie n'a jamais été aussi bonne qu'aujourd'hui ?

En effet. Encore une fois, voyez la vie de mon père. Quand il est né, la mortalité infantile était la même en Ecosse qu'en Afrique. Sur mille enfants nés en Angleterre en 1918, plus de cent mouraient avant l'âge de cinq ans. Aujourd'hui, en Afrique subsaharienne, les enfants ont plus de chances de dépasser l'âge de cinq ans que les Anglais nés en 1918. Les gens se plaignent souvent de leur existence, mais pour des parents, qu'y a-t-il de pire que de voir son enfant mourir ? A l'échelle historique, cela a été une réalité atroce pour de nombreux individus mais aujourd'hui, même dans les pays les plus pauvres, la mortalité infantile a reculé. On pourrait bien sûr souhaiter que le progrès soit plus rapide, mais le progrès est là, indéniablement. Les parents d'aujourd'hui s'inquiètent parfois à juste titre pour leurs enfants mais eux-mêmes ont souvent fait beaucoup mieux que leurs propres parents, et que leurs grands-parents et arrières grands-parents. Les deux visions doivent donc être tenues en même temps : le présent a souvent l'air difficile, il y a des millions de laissés-pour-compte, mais cela reste quand même le meilleur moment historique que nous ayons connu.

Comment comprendre l'image de la grande évasion ? De quoi l'humanité prisonnière s'est-elle évadée ?

De la pauvreté, entendue au sens le plus large du terme, de la mort prématurée, de la malnutrition, du manque d'éducation, de l'oppression en général. Le livre de Steven Pinker, The Better Angels of Our Nature que j'aime beaucoup, montre comment la violence a décliné, comment la majorité des gens ne s'attendent plus aujourd'hui à être volés, agressés ou tués dans la rue, ce qui était auparavant le lot commun. Les préjudices subis par les minorités, noires, homosexuelles, etc. ont largement diminué, même si du chemin reste à parcourir. L'éducation progresse dans la plupart des pays. Les quatre cinquième des Terriens savent lire et écrire, contre la moitié seulement en 1950. Le taux d'éducation n'a jamais été aussi haut qu'aujourd'hui, notamment pour les filles. J'ai mené de nombreuses enquêtes sur la pauvreté en Inde : dans des villages, les jeunes filles attendent en file pour aller à l'école et s'éduquer, alors que leurs propres mères ne savaient ni lire ni écrire. L'une des choses les plus notables auxquelles j'ai assisté durant ma vie, c'est la diminution de l'oppression générée par le système des castes en Inde. Je ne suis pas toujours optimiste par rapport au futur, mais par rapport au passé, oui, je le suis sans aucun doute ! Les moyens d'évasion sont cumulatifs.

L'un de vos champs de recherche réside dans la mesure économique du bonheur. Comment l'économie peut-elle s'emparer de cette notion subjective ?

Il y a beaucoup de débats sur cette question de la mesure du bien-être et moi-même, je ne suis pas sûr d'être toujours d'accord avec moi-même ! Je pense aussi quelquefois que le bonheur est un concept très subjectif et que sa mesure n'est pas toujours d'une grande aide, ou qu'en tout cas, elle n'en capture pas la spécificité. A partir de ces enquêtes, on met en relation le bien-être et la santé, le bien-être et le revenu, le bien-être et la croissance. On cherche à savoir s'il y a des fondements économiques au bonheur. Mais il faut rester très prudent car il y a différentes conceptions du bonheur. Le bonheur peut être une simple humeur, la façon dont on se sent à un moment précis, un jour donné. Ce bien-être émotionnel est très différent de la façon dont on perçoit et évalue plus généralement la qualité de sa vie.

“Economiquement, les inégalités ne sont pas toujours nocives. Elles ont aussi un effet d'incitation”

Est-on plus heureux quand on a plus d'argent ?

Justement, cela dépend de quel bonheur on parle. Les pauvres sont globalement moins satisfaits de leur existence que les riches, mais quand on interroge les gens sur leurs émotions et sentiments éprouvés la veille de l'enquête (inquiétude, stress, tristesse, découragement, colère, douleur), on se rend compte que la vie émotionnelle des pauvres ne diffère guère de celle des riches. La richesse ne protège pas de l'angoisse, de la peur ou de la tristesse. Mais ces données sont toujours complexes à manier car on fait en sorte de ne pas proposer aux gens une définition arrêtée du bonheur. Si on leur demande par exemple si leurs enfants les rendent heureux, les gens répondent oui bien sûr, mais si on dissocie les deux niveaux, en leur demandant s’ils se sentent heureux, et vingt questions plus tard, s’ils ont des enfants, on n'aura pas le même type de réponse. On sait aussi que les gens qui sont opprimés ont un rapport au bonheur qui relève d'une stratégie de survie. Ils se convainquent qu'ils sont heureux pour survivre. C'est aussi ce qu'enseignent les religions qui prônent un certain détachement par rapport à la réalité ici-bas. Mais cela ne fait pas pour autant disparaître la pauvreté et l'oppression.

Vous montrez que l'inégalité est une conséquence de la croissance.

Difficile de faire un lien nécessaire entre les deux phénomènes. Je montre que les périodes de progrès rapide se doublent souvent d’une augmentation des inégalités. Cela s’est par exemple produit au XIXe siècle avec les effets du chemin de fer qui ont enrichi certaines personnes et entraîné de nombreuses inégalités en même temps. C’est pareil aujourd’hui avec Internet et les nouvelles technologies. Le récit du progrès est aussi un récit d'inégalités. Mais, les inégalités peuvent aussi stimuler, encourager le progrès. Un exemple : l'un de vos camarades de classe essaie des choses, réussit et devient très riche. Cela peut vous donner envie d’y parvenir à votre tour, d’imiter à votre façon ce que d'autres ont accompli. Aujourd’hui, la valeur d’un diplôme supérieur est bien plus élevée qu'avant, elle augmente ainsi votre salaire et creuse donc les inégalités. Economiquement, les inégalités ne sont pas toujours nocives. Elles ont aussi un effet d'incitation.

Une large section de votre livre est consacrée à l’aide internationale. A vous lire, cela ne marche pas du tout...

Certains croient que l’on peut aider un pays à se développer comme on peut aider quelqu’un à réparer sa voiture. D'un côté, changer les freins, le carburateur, de l'autre, bâtir tant d'écoles, tant d'hôpitaux... Cette vision technique, mécaniste est une illusion. Cela ne marche pas, parce que le développement d'un pays dépend toujours d'un développement politique, c'est-à-dire d'un contrat passé entre les citoyens et leur gouvernement. Or, certains gouvernements exploitent leur population. Dans de nombreux pays, en Afrique notamment, les dirigeants ne cherchent pas à bien diriger, mais simplement à s’approprier les richesses du pays. Dans ces pays, porter l’aide vers les plus pauvres est une illusion car ce n’est pas les donateurs qui contrôlent leur destin sinon les dirigeants corrompus eux-mêmes. L’aide peut même empirer les choses. Et saper les institutions locales. En effet si vous êtes un dirigeant et que vous n’avez que faire de votre peuple mais pour seul intérêt de rester au pouvoir, vous devez quand même trouver de l'argent et passer pour cela un semblant de contrat politique avec votre peuple. Si l'argent vient de la banque mondiale, à quoi bon ? L'aide extérieure fait plus de mal que de bien. Cette illusion de l'aide constitue un obstacle à l'amélioration du sort des pauvres. Elle n'est jamais guidée par les besoins des bénéficiaires sinon par les intérêts nationaux et internationaux du pays donateur.

“L’aide est parfois du colonialisme déguisé. Certaines aides permettent à ceux qui donnent de se sentir mieux, de se déculpabiliser, mais produisent l’effet inverse dans le pays aidé, en empirant en fait la situation”

Quelles solutions alors ?

Arrêter de vendre des armes à ces pays. C'est tout le paradoxe de l'aide des pays riches aux pays pauvres : presque tous les pays, dont la France, donnent beaucoup d’argent, mais vendent aussi des armes aux pays qu’ils soutiennent. Cela n’a pas de sens. Avec une main, nous voulons les sortir de la pauvreté, avec l’autre, nous les y enfonçons en fournissant des armes aux oppresseurs qui s'enrichissent, en appauvrissant les autres. On pourrait aussi renégocier certains traités commerciaux internationaux qui désavantagent systématiquement ces pays qui sont toujours perdants dans la négociation. Imaginez par exemple le nombre d'avocats, de juristes, de professionnels, du côté des Etats-Unis. Imaginez ce qu'il en est en face pour un pays comme le Nicaragua ou le Panama... Les ressources n'ont rien à voir. On peut aussi aider à développer la recherche médicale, pour trouver un vaccin contre la malaria. Dans tous les cas, c'est au pays eux-mêmes de s'emparer de leur destin. Quand il y a un débat sur la santé ou la sécurité sociale en France, ce problème est débattu en France et non à Genève ou à Washington. Chaque pays doit pouvoir décider pour lui-même. L’aide est parfois du colonialisme déguisé. Certaines aides permettent à ceux qui donnent de se sentir mieux, de se déculpabiliser, mais produisent l’effet inverse dans le pays aidé, en empirant en fait la situation. Certains colons aussi pensaient faire le bien autour d’eux... La trajectoire s'est inversée : jadis les ressources allaient des pays pauvres vers les riches (butin de guerre, exploitation coloniale), et aujourd'hui des pays riches vers les pays pauvres.

Lors de votre discours de réception du prix Nobel, vous avez confié être devenu économiste par accident. Pourquoi ?

Je n’étais pas un très bon élève. J’ai commencé à étudier les mathématiques, non parce que j’étais spécialement intéressé par cette discipline mais parce que cela me permettait d’avoir du temps libre. Quand vous faites des maths, vous vous concentrez sur un problème précis et plus vite vous le résolvez, mieux c’est ! Mais quand je suis entré à Cambridge, j’ai soudain été entouré de mathématiciens très sérieux et très forts. Et j'ai dû reconnaître que je n’étais pas l’un d’eux... Mon Collège m’a alors conseillé de m’orienter vers l’économie. Et cela m’a plu !

En tant que citoyen américano-britannique, comment avez-vous vécu le Brexit ?

J’étais opposé au Brexit et je le suis toujours. Le vote en lui-même était stupide. Le gouvernement n'aurait jamais dû décider de trancher une question aussi complexe par un mécanisme aussi simple que le référendum. En tant qu’Ecossais, je suis beaucoup plus attaché au continent et à l'Europe que les Anglais — les Français étaient d'ailleurs nos alliés contre les diaboliques Anglais ! Ce vote est très dur pour l’Ecosse surtout pour ceux qui, comme moi, pensent que l’Ecosse et l’Angleterre sont mieux ensemble que séparément. Mais nous sommes toujours dans le flou et ne savons pas encore ce que le Brexit impliquera exactement. Je vis depuis très longtemps aux Etats-Unis, mes enfants et petits-enfants aussi. Aujourd’hui, ce qui m’inquiète davantage que le Brexit, c’est Donald Trump. Je ne pense pas qu'il sera élu, mais quelle horreur s'il était...

A lire : La Grande Evasion. Santé, richesse et origine des inégalités, d'Angus Deaton, The Great Escape. Health, Wealth and the Origins of Inequality, traduit de l’anglais par Laurent Bury, éd. PUF, 384 p., 24 €.

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