Pendant six ans, Nic Delisle a fabriqué des guitares dans une petite boutique installée dans un vieil immeuble industriel du quartier du Mile End, à Montréal. C’est dans cet espace, géré en coopérative et partagé avec d’autres fabricants de guitares, qu’il a fait de sa passion un travail à plein-temps et une entreprise : l’Island Instrument Manufacture. D’autres membres de la coopérative ont également créé leurs entreprises.

Mais, au début du mois de mai, les membres de la Mile End Guitar Coop ont eu une surprise déplaisante : avis d’expulsion. Le bâtiment allait accueillir des bureaux et ils avaient soixante jours pour débarrasser le plancher.

Artistes et artisans mis à la porte

C’est à l’extrémité est du Mile End, un des quartiers les plus branchés de Montréal, que se trouve l’ancien cœur de l’industrie textile canadienne – une zone en déclin depuis plus de trente ans. Mais depuis une dizaine d’années des artistes et des artisans ont commencé à s’installer dans ses usines et ses entrepôts désaffectés, attirés par les faibles loyers et la situation géographie, à proximité du quartier où vivent beaucoup d’entre eux.

Or, aujourd’hui, on les met à la porte pour laisser place à des entreprises comme le géant du jeu vidéo Ubisoft ou la compagnie d’assurances Sun Life. “Louer à des ateliers d’artistes n’est pas une priorité”, résume Nic Delisle.

Il n’est pas seul dans son cas. Anne Dardick a fondé Dot & Lil, une marque de produits pour le corps et le bain. Quand son activité s’est développée et qu’elle ne pouvait plus travailler chez elle, elle s’est installée dans un espace industriel du coin.

 
Le quartier a complètement changé. Les petits artisans comme moi ont du mal à trouver des propriétaires qui veulent bien leur louer un lieu, témoigne-t-elle. À l’origine, ces bâtiments étaient des espaces industriels, mais aujourd’hui les propriétaires préfèrent avoir des bureaux plutôt que des locataires qui font vraiment quelque chose de concret.”

Son loyer devant augmenter de 15 % et son propriétaire refusant de lui accorder un bail de plus de deux ans, Anne Dardick a déménagé son entreprise hors du quartier.

“Nos sommes les agents de cette gentrification”

Parmi les nouveaux arrivants, on compte un grand nombre de start-up technologiques. La proximité d’autres start-up est un atout, explique L. P. Maurice, patron et cofondateur de Busbud, une jeune pousse qui aide les gens à acheter des billets d’autocar.

Si les loyers ont augmenté dans le Mile End, les bureaux y restent abordables en comparaison des prix pratiqués dans le centre-ville. Le Mile End dispose de plus d’équipements et de services intéressants du fait de sa proximité avec un quartier résidentiel et commercial branché, où quantité de jeunes professionnels ont d’ailleurs envie de vivre.

Le Mile End n’est pas le seul quartier de Montréal en proie à une gentrification galopante. Et, pour certains chefs d’entreprise, ce phénomène n’a pas que des avantages.

Il y a un peu plus de quatre ans, Pierre Lessard-Blais ouvrait L’Espace public. C’était la première microbrasserie d’Hochelaga, quartier ouvrier situé près du stade olympique de Montréal. Le quartier est en train de changer – de l’autre côté de la rue, en face de son bar, une épicerie biologique jouxte une boutique de prêt sur gages. “Nous faisons partie de ce changement. Nous sommes des agents de la gentrification”, lâche-t-il sans détour.

Menace sur le charme du quartier

Il est mitigé face à cette évolution qui offre de nouvelles possibilités aux entreprises comme la sienne. Il sait bien que chaque 1er juillet, le jour où, traditionnellement, on déménage au Québec, lui apporte de nouveaux clients potentiels. Mais il n’a pas envie de voir son quartier changer du tout au tout.

La variété des entreprises est importante et elle fait partie du charme du quartier, reconnaît-il, lui qui est président de l’association des commerçants du quartier. “Il y a quelque chose de romantique quand on va acheter son pain à un commerçant, son café à un autre et qu’on leur sert une bière à la fin de leur journée, sourit-il. On a besoin d’une boulangerie, mais aussi d’un Dollarama [chaîne de magasins qui vendent des articles bon marché].” Pierre Lessard-Blais a ouvert L’Espace public avec trois amis. Il raconte qu’ils n’auraient pas pu le faire dans un quartier plus cher où, du reste, ils auraient eu plus de concurrence.

Ses voisins aussi voient les nouvelles perspectives qui s’offrent à eux. Il y a peu, un magasin de jouets de son pâté de maisons s’est mis à vendre des jeux de société destinés à un public plus âgé. C’est un moyen de s’adresser aux gens qui s’installent dans le quartier sans perdre sa clientèle existante.

Reste que cette gentrification suscite des actes de vandalisme. Pour Pierre Lessard-Blais, il est nécessaire de mener une réelle discussion sur les logements sociaux, mais il reconnaît que le vandalisme et la violence rendent une telle discussion difficile. “Cela pose d’emblée le débat sur de mauvaises bases. Les logements sociaux deviennent un sujet polémique.”

Nouveaux clients et nouveaux concurrents

Ryan Bloom est personnellement touché par le vandalisme. Il est copropriétaire d’un restaurant et d’une boulangerie à Saint-Henri, quartier ouvrier du sud-ouest de Montréal, ainsi que d’un magasin de barbecues situé un peu plus loin. “Nous nettoyons, commente-t-il. Nous l’avons intégré à nos coûts d’activité.” Il explique qu’aucun groupe n’a jamais revendiqué ce vandalisme et que, s’il suppose que cela a à voir avec la gentrification, rien ne permet d’en être certain. La gentrification est un sujet délicat à Saint-Henri. Et plusieurs propriétaires de commerces préfèrent ne pas en parler aux médias.

Nul doute que le quartier change à vitesse grand V. Des immeubles d’appartements se dressent le long du Canal de Lachine, qui borde le quartier. Griffintown, non loin de là, comptait moins de 2 000 habitants en 2006, contre plus de 6 000 en 2011. La plupart des nouveaux venus vivent dans des immeubles qui viennent d’être construits. Ce sont de nouveaux clients pour Ryan Bloom & Co, mais aussi de nouveaux concurrents. “En fin de compte, c’est le client qui décide qui reste et qui s’en va”, conclut-il.

Certains chefs d’entreprise redoutent que les loyers ne s’envolent. Il y a un an, le propriétaire du Café St-Henri, le premier installé dans le quartier au début de la gentrification, raconte que son loyer annuel a augmenté de 23 000 dollars canadiens [plus de 15 000 euros] pour passer à 63 000 dollars [43 000 euros] – trop cher pour lui.

Dans le Mile End, Nic Delisle et les membres de sa coopérative de luthiers ont réussi à trouver un nouvel atelier proche de l’ancien. Une campagne Kickstarter les a aidés à couvrir les frais du déménagement. Mais ils pensent déjà à la suite. “Ce ne sera pas permanent, estime Nic Delisle. On ne peut pas stopper cette évolution.”