C'est un héritage dont la Colombie se serait bien passée: la drogue des Farc, les Forces armées révolutionnaires de Colombie -dont les dirigeants ont signé mardi un accord de paix historique avec le gouvernement. Car en plus des traumatismes et des fractures causés par cinquante-deux ans de guerre civile, l'organisation s'apprête à léguer au pays sa première source de revenus: la production de cocaïne.

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Présents dans 25 de ses 32 provinces, les Farc supervisaient les deux-tiers de la production du pays, d'après les chiffres des Nations unies. Environ 40% de la cocaïne consommée à travers le globe. Depuis les années 90, les guérilleros ont bénéficié de cette manne pour se fournir en armes et en matériel. Notamment grâce à la "gramaje", une taxe en vigueur dans leurs zones de contrôle. Producteurs, acheteurs, laboratoires de fabrication, aéroports clandestins, toutes les étapes de la chaîne de production étaient concernées par cet impôt, qui rapportait à l'organisation 450 euros par kilo de poudre blanche. Soit 90 millions de dollars au total chaque année. Un chiffre qui monte à 200 millions si l'on compte les revenus tirés de l'exploitation d'autres substances comme la marijuana.

"Le crime organisé s'installera très vite"

Alors que la production de coca ne cesse d'augmenter en Colombie (+39% en 2015, +44% l'année précédente), les plantations abandonnées par les Farc ont de quoi aiguiser certains appétits. Notamment ceux de l'Armée de libération nationale (ELN), le principal groupe rebelle toujours impliqué dans le conflit. "L'ELN a déjà commencé à avancer dans les zones délaissées", indique à L'Express Jacobo Grajales, chercheur à l'université de Lille 2 et spécialiste des conflits armés en Amérique latine.

Reste à savoir ce qu'en feront les dirigeants de cette guérilla, qui ont annoncé à leur tour être disposés à engager des négociations et ont toujours préféré l'exploitation des oléoducs et les enlèvements à la production de drogue. Plus préoccupants sont les différentes groupes paramilitaires et milices intimement liés aux intérêts du narcotrafic. "On sait que les Farc ont vendu des terres à d'autres groupes armés en prévision de leur démobilisation", assure Frédéric Massé, professeur à l'université Externado de Colombie.

Des membres des FARC, le 25 septembre 2016

Des membres des Farc, le 25 septembre 2016

© / afp.com/RAUL ARBOLEDA

Sans surprise, la reconversion des zones de production fait donc partie des dossiers prioritaires du gouvernement. "Il nous faudra combler le vide immédiatement car le crime organisé s'y installera très vite", a ainsi déclaré Luis Carlos Villegas, ministre de la Défense colombien, à l'agence Reuters. Mais les coûts de transport des cultures vivrières vers les grands centres urbains grèvent les marges des fermiers, alors que les trafiquants viennent chercher leur cargaison directement sur le lieu de production: un légume cultivé grâce aux programmes gouvernementaux rapporte ainsi le tiers d'une plante de coca.

Aucun intérêt à se reconvertir

Tant que les carences en infrastructures ne seront pas résorbées, les paysans dépendront des aides gouvernementales ou de la culture illégale pour survivre. "Ce sont des zones où l'Etat est historiquement très absent. L'armée est riche et bien équipée, mais les capacités institutionnelles ne suivent pas les capacités militaires", explique Jacobo Grajales. Le chercheur écarte toutefois la possibilité qu'une organisation criminelle s'arroge l'intégralité de la production. "Les principaux acteurs (ELN et paramilitaires) sont déjà en place. Les enjeux restent localisés."

Historiquement, les instances dirigeantes des Farc ont toujours accordé une large autonomie à leurs unités de combat. Contrainte tactique liée à la dispersion du mouvement et manière de se dédouaner des accusations de participation au narcotrafic. Chacun de ses groupes, ou "fronts", a eu tout le loisir de tisser ses propres liens avec les mafias locales à l'insu de la chaîne de commandement. "Le principal risque aujourd'hui est que des groupes formés d'anciens Farc prennent les armes avec un projet criminel", affirme ainsi Jacobo Grajales. "Le partage des tâches au sein de l'organisation a permis l'enrichissement d'individus qui n'ont aucun intérêt à se reconvertir."

Trois scénarios pour l'avenir à court-terme

Trois scénarios se dessinent alors. Le premier: une conversion de ces ex-révolutionnaires en mercenaires au service d'organisations criminelles. A l'image des "bandes criminelles émergentes" ("Bacrim") héritées du démantèlement du groupe paramilitaire AUC en 2006 et responsables d'une sanglante campagne d'assassinats crapuleux et politiques.

Le deuxième: un transfert de personnel, de compétences et de moyens vers l'ELN, avec laquelle les Farc avaient noué une alliance précaire en 2008.

Le troisième: l'émergence de petits barons indépendants issus de la rébellion. "Ceux qui avaient un statut dans l'organisation et qui vont devoir se contenter d'une aide gouvernementale de 600 000 pesos par mois (183 euros), risquent d'être tentés par la reprise des armes", prévient Sophie Daviaud, enseignante chercheuse à Sciences-Po Aix-en-Provence contactée par L'Express.

Le "trésor des Farc" alimente les rumeurs

Autre question, celle de l'argent amassé avec le trafic de drogue. Le "trésor des Farc", estimé à 10 milliards de dollars, continue d'alimenter les rumeurs. L'opposition menée par l'ex président Alvaro Uribe a fait de sa restitution un thème de campagne pour le référendum de dimanche. De leur côté, les dirigeants de l'ancien groupe armé prétendent en avoir dépensé l'intégralité pour financer la guerre. "On sait très bien que les fonds existent, mais on ne sait pas où ils se trouvent", affirme Frédéric Massé. Plutôt qu'être centralisés au nom de l'organisation, ils seraient partagés à titre personnel entre plusieurs hauts responsables. Au Panama et au Costa Rica notamment.

"Mais tout n'est pas à l'extérieur", précise Sophie Daviaud. "Les Farc ont investi en Colombie, dans des chaînes de restauration et dans l'immobilier notamment. Ce sera l'un des objectifs des auditions à venir: la justice devra faire parler les dirigeants pour tracer ces ressources." La question est d'importance, dans un pays empêtré dans une crise économique et un contexte propice au développement d'activités illégales: "Contrairement à ce qu'on pourrait penser, les niveaux de corruption augmentent après la signature d'accords de paix", explique Frédéric Massé.

De quoi nourrir les inquiétudes des Colombiens quant aux premiers pas des Farc dans leur parlement national. L'accord de paix prévoit en effet d'octroyer dix sièges (cinq députés et cinq sénateurs) au futur parti politique issu du groupe armé, qui se constituera après le référendum. Non élus, ces représentants ne pourront voter jusqu'à la prochaine primature en 2018. Mais leur campagne pour ces futures législatives pourrait bien être financée par le butin hérité du trafic.

"L'argent de la drogue irrigue toujours de nombreux partis en Colombie", rappelle Jacobo Grajales. L'implication des narcos en politique est devenue "beaucoup plus coûteuse", depuis le scandale des années 2005-2007, où la justice avait poursuivi 30% des élus du parlement pour corruption. "Mais il y a toujours des gens prêts à investir", assure l'universitaire. Rien ne permet toutefois de présager l'avenir électoral de cette formation, issue d'une guérilla honnie par beaucoup de Colombiens. Le succès de la réconciliation nationale, enjeu capital des années à venir, dépendra aussi du succès de la guerre contre le trafic. Quelle que soit l'issue du référendum de dimanche, l'héritage des Farc pourrait perturber encore longtemps cette paix fragile.

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