HONGRIE. "Orban veut dire à l’Europe : 'Regardez, c’est moi qui avais raison'"

HONGRIE. "Orban veut dire à l’Europe : 'Regardez, c’est moi qui avais raison'"
Le président Hongrois Viktor Orban, le 25 septembre à Vienne. (DIETER NAGL / AFP )

Ce dimanche, le premier ministre hongrois organise un référendum contre l'accueil des réfugiés sur son territoire. Convaincu de son bon droit, il projette désormais de mener sa "contre-révolution culturelle" en Europe. Décryptage du politologue Jacques Rupnik.

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Lors du référendum qu'il convoque ce dimanche, le très controversé premier ministre hongrois Viktor Orban demande à ses concitoyens de rejeter le plan européen de répartition des réfugiés à travers les pays membres, qui aurait dû conduire à la relocalisation de 1300 d’entre eux en Hongrie.

Bien que la Commission européenne ait entretemps abandonné le projet de contraindre les pays réfractaires à l’accueil des réfugiés, 8,3 millions de Hongrois vont se prononcer sur la question suivante : "Voulez-vous que l’Union européenne décrète une relocalisation coercitive de citoyens non hongrois en Hongrie sans l’approbation du parlement hongrois ?".

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Car pour le grand spécialiste de l’Europe centrale Jacques Rupnik*, le premier ministre hongrois veut faire de ce référendum une démonstration de force afin de servir son ambitieux dessein : changer l’Europe. Interview.

Quel est le but recherché par Viktor Orban avec son référendum sur l’accueil des réfugiés ?

- En vérité, ce n’est pas un référendum, c’est un plébiscite. Viktor Orban veut en faire une démonstration de force. C’est sa manière de dire haut et fort à toute l’Europe : "Regardez, c’est moi qui avais raison". Il y a un an, on a poussé des hurlements quand il a construit sa clôture à la frontière avec la Serbie.

Depuis, la Pologne a élu en octobre 2015 un gouvernement qui partage ses vues, Angela Merkel s'est retrouvée en grande difficulté en raison de sa politique d’accueil des migrants, la Commission a renoncé à imposer une solidarité européenne sur cette question, et l’Autriche va peut-être bientôt élire un président d’extrême droite (une élection qui devait d’ailleurs initialement se tenir le même jour que son référendum ; si elle avait été maintenue cela aurait envoyé un signal inquiétant)…

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Le Hongrois Viktor Orban et son allié polonais Jaroslaw Kaczynski, à la tête du parti Droit et Justice, ont annoncé il y a quelques semaines vouloir mener une "contre-révolution culturelle" en Europe. Pourquoi cette offensive ?

- Le Brexit fournit un contexte politique qui leur permet de pousser l’avantage. Ils estiment que la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne leur donne raison : l’Europe doit changer. Et ils considèrent que ce doit être dans la direction qu'ils ont prise, que ce qu’ils expérimentent sur le plan national doit être appliqué à l’échelle européenne. Ils sont passés de la défensive à l’offensive. C’est la grande nouveauté.

Il y a six mois à peine, ils étaient encore dans le collimateur de l’Union pour leurs atteintes à l’Etat de droit et leur refus de se prêter à la solidarité européenne : des procédures ont été lancées à leur encontre. Aujourd’hui, ils se sentent en position de force pour avancer leur contre-projet.

Après la ligne de tension Nord-Sud sur l’euro, un nouveau clivage Est-Ouest traverse désormais l'Europe. La question migratoire a été un révélateur des courants profonds déjà présents dans ces pays qui sont remontés à la surface. Le Brexit a achevé d’ouvrir les vannes : ils peuvent désormais s’exprimer de façon beaucoup plus explicite.

En quoi consiste cette "contre-révolution culturelle" ?

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- Elle a deux volets : il y a le combat politique et la guerre culturelle proprement dite.

Sur le plan politique, Viktor Orban et les autres pays du groupe de Visegrad (Pologne, Slovaquie, République tchèque) sont partisans du modèle anglais : l’Europe des nations, c’est-à-dire l’idée qu’il faut rapatrier les pouvoirs vers les Etats membres. En gros, ils considèrent que la sécurité, c’est l’affaire de l’Otan et donc principalement des Etats Unis, que la politique, c’est l’affaire des Etats nations, et que l’économie, c’est le marché commun et les fonds européens. Le départ des Britanniques leur fait donc perdre un allié capital sur ce sujet tout en leur donnant paradoxalement l’opportunité de pousser leur programme.

Sur le plan culturel, ils rejettent l’idéologie européiste sans frontière, le libéralisme politique (l’Etat de droit : la séparation des pouvoirs, la cour constitutionnelle, l’indépendance des médias), économique (ils prônent un patriotisme économique relatif car ils se portent bien) et sociétal (ils s’opposent au multiculturalisme, au mariage gay, à l’avortement comme en Pologne). L’idée est de défendre la nation, l’identité, la tradition, les valeurs religieuses. C’est donc véritablement une guerre culturelle, qui ne se joue plus vraiment sur la ligne droite/gauche mais sur ces autres clivages, pour instaurer un modèle de démocratie non libérale, comme l’appellent les Américains.

A quel point ce modèle est-il appliqué dans le groupe de Visegrad ?

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- On parle beaucoup de la Hongrie et de la Pologne, qui ont pris de l’avance en s’attachant à limiter les contre-pouvoirs (tribunal constitutionnel, médias), en refusant le plan européen de répartition d’accueil des migrants, en s’attaquant à la législation sur l’avortement comme en Pologne, etc.

Mais en Slovaquie, qui préside l’Union européenne depuis le 1er juillet, le premier ministre social démocrate Robert Fico est un Orban de gauche : il a fait toute sa campagne contre les migrants et a trainé la Commission européenne devant la Cour européenne de justice pour contester la répartition des réfugiés. Sur le plan de la régression démocratique, c’est en revanche plus atténué. En République tchèque, le président Milos Zeman est un Orban version "hard". Mais le premier ministre social démocrate tchèque joue à l’équilibriste entre l’idéologie prônée par le président et un ton plus modéré.

Qu’est-ce qui a fait basculer ces pays dans le rejet des valeurs occidentales ?

- Il y a des facteurs historiques et socio-économiques, des clivages anciens que l’on pensait surmontés après 1989 et qui ont été réactivés dans un contexte nouveau. Il y a la revanche des perdants contre les gagnants de la transition (en gros, les campagnes traditionnelles contre les villes tournées vers l’Europe) et la remise en question par une partie de la classe politique de la révolution négociée de 1989 comme un pacte nocif entre les dissidents libéraux et l’ancien appareil communiste.

Mais la clé de ce basculement, c’est surtout l’épuisement du cycle libéral de 89. Le triple projet de 89 – la démocratie, l’économie de marché et l’Europe – a été réalisé. Depuis, il n’y a plus de projet collectif. Ce que l’ancien premier ministre polonais Donald Tusk proposait c’était : "enrichissez-vous". Alors qu’Orban propose un nouveau projet collectif : défendre la nation, la tradition, la famille, la religion, une autre Europe.

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Dans quelle mesure Poutine leur sert-il de modèle ?

- Dans son discours de juillet 2014 dans lequel il expose un autre modèle de démocratie que celui que propose l’Union européenne, Orban ne se réfère pas explicitement à l’exemple de Poutine mais à d’autres pays somme la Turquie ou Singapour. Son idée est qu’il faut des régimes forts dans une période de turbulences comme celle que traverse l’Europe.

La progression dans les pays d’Europe de l’Ouest de l’extrême droite populiste, avec laquelle ils partagent un certain nombre de traits, risque de leur faciliter la tâche…

- Bien sûr. Il ne faut pas considérer ce qui se passe en Europe centrale comme quelque chose d’unique. C’est une tendance que l’on voit ailleurs. On retrouve les mêmes thèmes : le rejet des élites libérales et le repli sur l’identité, la nation… Sauf qu’en Europe de l’Est, ces gens-là sont déjà au pouvoir.

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Ils pourraient donc s’entendre avec Marine Le Pen ?

- Des gens qui sont prêts à applaudir l’arrivée de Donald Trump, ce qui est le cas de Viktor Orban ou de Milos Zeman, n’auraient pas beaucoup de mal à s’entendre avec Marine Le Pen. Mais on serait alors dans le scénario d’une Europe qui se désintègre. Et les grands perdants seraient les pays de Visegrad.

C’est le paradoxe. Ils jouent à un jeu très dangereux. Ils poussent l’Europe dans ses retranchements, ils essaient d’augmenter sans cesse leur marge de manœuvre. Mais ils ne veulent pas sortir de l’UE : ils ont un besoin colossal des fonds structurels (par exemple, cela pèse près 3% du PNB hongrois, Orban ne pourrait pas faire ce qu’il fait sans ces fonds !), de sa garantie géopolitique, de la protection de l’Otan.

Bruxelles paraît incapable de leur répondre… Ont-ils déjà gagné ?

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- La Commission européenne a lancé des procédures à leur encontre. Le processus est important même si la sanction la plus grave, la suspension du droit de vote, ne pourra de toute façon pas être prise car il faut l’unanimité. Le sommet européen exceptionnel de Bratislava, le 16 septembre, devait quant à lui apporter une réponse au Brexit, éviter la contagion.

Au lieu de cela, un nouveau concept a été introduit : celui de "solidarité flexible". C’est l’adjectif qui vide le substantif de son contenu. Cela signifie que désormais, en Europe, on coopère uniquement lorsque cela nous arrange. Et cela a été aussitôt appliqué à la répartition des migrants. C’est une capitulation. Le groupe de Visegrad a pu crier victoire. En vérité, c’est surtout la mobilisation de leurs sociétés civiles, en particulier en Pologne, qui pourra finir par leur faire barrage.

Propos recueillis par Sarah Halifa-Legrand

(*) Jacques Rupnik, directeur de recherches à Sciences Po, est un spécialiste de l’Europe centrale. Il est né à Prague en 1950 et a été le conseiller du président tchèque Vaclav Havel de 1990 à 1992. Son dernier livre : "Géopolitique de la démocratisation. L’Europe et ses voisinages" (Presses de Sciences Po, respectivement 2007 et 2014).

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