Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

François Hartog : « On a acquis la conviction que nos enfants et petits-enfants vivront moins bien que nous »

A une époque de profondes mutations, le rapport au temps est chamboulé. Nous avons invité des personnalités et des anonymes à se confier sur ce vaste sujet. Cette semaine, l’historien français, François Hartog.

Par 

Publié le 30 septembre 2016 à 07h49, modifié le 30 septembre 2016 à 16h52

Temps de Lecture 6 min.

Titulaire de la chaire d’historiographie ancienne et moderne à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), directeur d’études, François Hartog a publié en 2013 Croire en l’histoire (réédité en poche, collection Champs à l’automne). A l’origine du concept de « régime d’historicité », il a également réfléchi au temps de l’apocalypse.

Votre travail vous a amené à étudier, entre autres, les formes historiques de temporalisation. Comment en êtes-vous venu à cette réflexion ?

A la suite de la lecture de l’ouvrage Des îles dans l’histoire, de l’anthropologue Marshall Sahlins – dans lequel il prouve que les sociétés polynésiennes sont auteures d’une forme d’histoire, dans un contexte où l’on s’interrogeait encore sur l’existence d’une histoire polynésienne – et après la chute du mur de Berlin, que j’ai vécu sur place, j’ai eu le sentiment que nous pouvions aujourd’hui saisir les transformations dans notre rapport au temps.

Je ne suis pas le seul à avoir diagnostiqué ce basculement : les années 1980 marquent l’émergence de cette interrogation, avec une réflexion sur un futur qui se ferme, sur une crise du temps et une remise en question de l’évidence du progrès après 1968 : la chute du Mur, la fin du communisme et l’effacement de l’idée de révolution, cette dernière étant la plus futuriste… Autant de manifestations de l’entrée dans ce que je nomme le « présentisme », dans une société dans laquelle la catégorie du présent domine et régit aussi bien le passé que le futur, alors que nous avions vécu jusque-là avec une prédominance du futur.

Vous êtes aussi à l’origine de la diffusion du concept de « régime d’historicité », qui serait le « rapport qu’une société a au passé, au présent et à l’avenir » et auquel vous avez consacré un livre. De quoi s’agit-il ?

Ce terme est un instrument intellectuel qui permet de donner un nom à la transformation contemporaine de notre rapport au temps, de saisir le changement d’articulation et le passage d’une catégorie temporelle à une autre. Entre la fin du XVIIIe siècle et le dernier tiers du XXe siècle, la catégorie du futur dominait dans les cadres de pensée européen et américain, avec comme élément central le progrès et l’Histoire, ce grand procès qui entraîne tout, et dont la figure la plus accomplie a été le marxisme.

Quels facteurs déterminent ces changements d’articulation ?

Il y en a plusieurs. Le régime moderne d’historicité est fortement lié, par exemple, aux révolutions industrielles, au capitalisme et aux progrès techniques des XIXe et XXe. Cela se traduit dans les expériences du temps des communautés et des individus, cela s’apprend dès l’enfance, avec les apprentissages tournés vers la marche en avant, le progrès, l’amélioration des conditions de vie, etc.

« Pour sortir des ténèbres, il faut regarder le futur nous dit Tocqueville… C’est exactement ce que le présentisme nous interdit de faire, en privilégiant la mémoire à l’Histoire. »

Ces ambitions du XIXe siècle expliquent alors la prédominance du futur. Tocqueville, en 1840, a cette formule à la fin de La démocratie en Amérique : « Quand le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres » : à l’époque, il est allé aux Etats-Unis pour éclairer ce qui se passait en Europe, et sa remarque témoigne du basculement d’une société où l’on se tournait vers le passé pour regarder l’avenir à une société où l’on se tourne vers le futur pour comprendre ce qui nous arrive et définir les ambitions vers lesquelles la société doit se diriger. Pour sortir des ténèbres, il faut regarder le futur nous dit-il… C’est exactement ce que le présentisme nous interdit de faire, en privilégiant la mémoire (les traces que laissent des passés successifs dans le présent) à l’Histoire (qui reconstruit et met à distance ces passés).

En 2015, dans la revue « Le Débat », vous faites un premier constat selon lequel de multiples usages du passé sont en cours aujourd’hui, « des plus officiels aux plus ludiques, des plus instrumentalisés aux plus distanciés »… en précisant que si le phénomène n’est pas nouveau, le spectre des formes susceptibles d’être mobilisées s’est, en revanche, élargi. Qu’est-ce qu’un usage du passé ? Et quel est ce spectre de possibilités ?

Au XIXsiècle, on avait le roman historique et le récit des historiens comme principaux modes d’usage du passé – étant entendu que ce se sont deux démarches différentes. Aujourd’hui, on a des usages multiples car beaucoup de choses passent par l’image : l’opéra, les grands spectacles (tels les Jeux olympiques), les séries historiques à la télévision et de multiples applications sont autant de mises en scène du passé. Si cela permet de valoriser des choses qui resteraient oubliées, le risque est de permettre n’importe quoi, avec les pires stupidités et ignominies sur Internet…

Avec l’essor du présentisme, on parle aussi de « crise du futur ». Qu’est-ce que ce changement induit dans notre quotidien ? Et dans notre vision du futur ?

Ce présentisme est un présent qui se veut à la fois omniprésent, autosuffisant, et qui disparaît à chaque instant ; à la fois tout et rien, il a donc un statut ambigu. Conséquence : il fabrique à chaque instant le passé et le futur dont il a besoin. Ainsi l’économie médiatique s’efforce d’historiser le présent, immédiatement, en cherchant à le voir comme déjà passé, avant même qu’il ne soit advenu.

« Sur Internet tout est présent en même temps. Cela rend très difficile la prise en compte de la perspective du futur : on veut être attentif aux générations futures, mais, au fond, ne veut-on pas préserver ce présent d’abord pour nous… »

De même, on mesure désormais le temps que les politiques mettent pour réagir à une catastrophe, signe manifeste de cette incapacité à prendre en compte la durée et à vivre uniquement dans l’instant. On observe cela aussi avec le port de la montre-bracelet : avec ses aiguilles, vous donnez de la durée, le téléphone portable ne vous donne que de l’instant. L’ordinateur est également très présentiste, dans la mesure où sur Internet tout est présent en même temps. Cela rend très difficile la prise en compte de la perspective du futur : on veut être attentif aux générations futures, mais, au fond, ne veut-on pas préserver ce présent d’abord pour nous… car on ne sait ce que feront ces générations ? On a acquis la conviction que le futur sera pire, que nos enfants et petits-enfants vivront moins bien que nous, évidence supplémentaire de la transformation de notre rapport au temps.

L’Histoire semble se répéter actuellement… Comment peut-elle nous éclairer alors que tout semble si sombre autour de nous ?

Dans l’ancien régime d’historicité, le passé offrait des leçons d’histoire utiles pour trouver des réponses et agir. Dans le régime moderne, il n’y a pas de leçon : l’événement est unique et le passé ne se répète pas. Dans le présentisme, on ne peut reprendre les leçons du passé et le futur n’aide plus. Il en découle une complète désorientation : le sens de l’Histoire est problématique, et l’on observe un flottement dans lequel la mémoire prend la place de l’Histoire. Depuis 1945, il est difficile de considérer qu’il y a une marche en avant de l’humanité. Tout ce qui se passe actuellement fait aussi douter de cela.

Quel regard portez-vous sur ceux qui annoncent la fin du monde, l’arrivée de l’apocalypse ?

Au cours des siècles, nous avons connu des moments de crise, d’inquiétude, d’angoisse, des manifestations apocalyptiques, avec des mouvements millénaristes qui attendaient le temps de la fin (ça commence avec les apocalypses juives, puis le christianisme aussi qui, au début, apparaît comme une secte apocalyptique).

Aujourd’hui, l’éclipse du concept moderne de futur libère l’espace pour des perspectives de type apocalyptique – avec ceci de particulier que dans les mouvements apocalyptiques classiques on calculait le moment où la fin allait arriver. Ce que nous explorons actuellement n’est pas tant l’attente de l’apocalypse mais le moment d’après : on n’attend pas le tout autre (un autre ciel, une autre terre, etc. comme dans l’apocalypse de Jean), mais nous explorons l’après catastrophe… Cette façon de se projeter dans l’avenir n’en est pas véritablement une, car on ne sort pas du présent, on bascule dans un chemin qui par des étapes conduit à autre chose… mais sans projet politique ou social. C’est simplement un présent dans lequel on est englué et dans lequel il n’y a pas d’issue, c’est une utopie qui au fond ne change rien au monde tel qu’il est.

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.