"Pour tout lecteur, l'histoire d'un homme qui rassemble des morceaux d'êtres humains pour en faire une créature qui soudain reprend vie fait immédiatement penser à Frankenstein. Il y a dans mon roman les raisons irakiennes à l'origine de la création de cet être imaginaire. Cet être qui renvoie le lecteur à Frankenstein, et qui naît du brasier de la réalité irakienne.

Publicité

Après l'invasion américaine de 2003, la société irakienne a sombré dans le chaos. L'impact le plus significatif de ce chaos a été la perte du sentiment de sécurité et l'élargissement du cercle de la peur. La peur de l'autre, cet autre qui peut être parfois un individu ou un groupe appartenant à une confession ou à une ethnie différente, au sein même du pays.

Dans la période critique située entre 2005 et 2007, chacun vivait sous l'emprise de la peur, et les groupes armés qui s'affrontaient en Irak exploitaient cette peur et s'en servaient d'outil pour légitimer le meurtre. J'ai perdu en 2005 mon ami le poète Ahmed Adam. Il a été égorgé par des membres d'Al-Qaida, dans les environs d'Al-Latifiyya, sur la route entre Bagdad et Karbala. Nous avons également perdu notre ami le poète Raad Mutashar, originaire de Kirkuk, qui a été assassiné dans une embuscade tendue par Al-Qaida.

Ahmed Saadawi

Ahmed Saadawi.

© / SAFAA

Et il est certain que tant que je continue de vivre à Bagdad, je m'expose à de tels événements, et peux à tout instant recevoir une mauvaise nouvelle concernant un ami ou un collègue de travail. Car les attentats et les assassinats n'ont toujours pas cessé. L'effondrement du régime de Saddam a engendré une nouvelle réalité, fondée sur les luttes sectaires et interethniques.

J'aime Bagdad, mais je n'aime évidemment pas y vivre en ce moment. J'aime cette ville parce que j'y suis né et que j'y ai grandi, et parce que c'est une ville extraordinaire dont tous les recoins portent l'empreinte de mille ans d'histoire. Bagdad est un réservoir de contes et d'anecdotes, mais c'est une ville exsangue et épuisée par les interminables conflits qui l'accablent depuis trente ans.

Faire triompher la vie, lutter contre l'industrie de la mort

La littérature y a pourtant toujours un fort impact! Nous avons un vaste lectorat, surtout parmi les nouvelles générations. Mon public est principalement composé de jeunes lecteurs qui se tiennent au courant des dernières publications. Il existe à Bagdad une véritable Bourse aux livres, rue Al-Mutannabi, à partir de laquelle les ouvrages sont commercialisés dans toutes les villes et provinces d'Irak. C'est aujourd'hui un important pôle d'attraction culturel et urbain en plein coeur de Bagdad, où vendeurs et acheteurs se retrouvent nombreux, en particulier les vendredis.

Pour moi, en tant qu'écrivain, Bagdad mérite que j'écrive sur elle des dizaines de romans, mais, en tant qu'homme et citoyen, je me sens à bout, fatigué par les conditions de vie difficiles qui règnent ici. Franchement, je ne sais pas pourquoi je ne suis pas encore parti; peut-être que j'attends le moment propice. Ou peut-être que les romans et les écrits que je porte en moi exigent pour exister que je continue d'errer dans les rues et ruelles de Bagdad.

On verra forcément un jour la fin de ce bain de sang. Nous n'avons pas d'autre pays que le nôtre, et nous devons tous nous efforcer de privilégier la vie contre la mort. Privilégier la beauté et la création littéraire et artistique, c'est un moyen de faire triompher la vie et de lutter contre l'industrie de la mort, les assassinats et le terrorisme."

Frankenstein à Bagdad, par Ahmed Saadawi, traduit de l'arabe (Irak) par France Meyer, 382p., Piranha, 22,90¤.

Publicité